Читать книгу Causes amusantes et connues - Robert Estienne - Страница 8

MÉMOIRE

Оглавление

Table des matières

POUR ETIENNETTE BOYAU, femme de LOUIS LE LARGE, TISSERAND, demeurant à Troyes; ladite ETIENNETTE BOYAU, Garde- MALADE,connue plus généralement sous le nom de TIENNETTE, Demanderesse;

CONTRE Maître FRANÇOIS BOURGEOIS, Chanoine de l'insigne Eglise Collégiale & Papale de Saint-Urbain de Troyes, Défendeur.

CETTE cause présente un spectacle aussi nouveau qu'intéressant. On y verra d'un côté un Ecclésiastique, un Chanoine, un homme riche, jouir pendant deux ans des travaux du mercenaire; travaux d'autant plus importans, qu'ils intéressent la vie, qu'ils rappellent la fraîcheur, qu'ils conservent la santé; on verra, dis-je, cet Ecclésiastique après deux ans consécutifs de soins & de services, refuser au mercenaire la récompense qu'il a si justement acquise, & la lui refuser aux yeux même de la Justice.

Trois cent fois dans les momens les plus intéressans, et dans la posture la plus suppliante, elle le pria, &tc.


On verra de l'autre côté, une femme qui a toujours rempli les devoirs de son état avec distinction; pauvre, les richesses n'accompagnent pas toujours les talens: âgée, c'est un titre de plus pour mériter la commisération; on verra cette pauvre femme, après avoir différentes fois, mais envain, sollicité le sieur Bourgeois de lui payer un salaire légitime & trop long-tems différé, forcée à la fin, par ses besoins, de réclamer la protection des Loix, & de révéler à la face du Public, & ses bienfaits, & l'ingratitude du sieur Bourgeois. Le récit du fait mettra ces deux objets dans tout leur jour.

FAIT.

Le sieur Bourgeois se trouvoit depuis quelque tems fatigué d'une intempérie chaude des visceres, & de cette espece d'acrimonie du sang qui en fait extravaser la partie rouge. Ayant consulté sa maladie, on lui ordonna l'usage fréquent d'une espece de lénitif, connu vulgairement sous le nom de clystere. La Faculté ayant parlé, il ne s'agissoit plus que de trouver quelqu'un pourvu de talens nécessaires pour en exécuter l'ordonnance. On auroit pu s'adresser au sieur Gentil, le phénix des Apoticaires de cette Ville. Mais le sieur Gentil gagne beaucoup dans sa boutique, & ne se déplace qu'à grands frais. Tiennette jouissoit alors de la réputation la plus brillante. Elle avoit l'honneur de servir les personnes les plus qualifiées de la Ville, qui se louoient également de son zele & de sa dextérité. D'ailleurs, quoiqu'elle ne fût pas riche, elle ne prenoit que deux sous six deniers par représentation, ce qui la faisoit passer pour une femme d'un désintéressement peu commun.

Le sieur Bourgeois jetta les yeux sur elle; il la pria de venir le voir. Il lui fit une confidence de sa maladie, de la consultation des Médecins, & des services dont il avoit besoin. Tiennette lui ayant donné un essai de son sçavoir faire, il la combla des éloges les plus flatteurs, & la pria de lui continuer par la suite ses bons offices.

Deux ans entiers se passerent de la sorte; c'est-à-dire, le sieur Bourgeois, toujours un peu échauffé, & toujours se rafraîchissant; Tiennette toujours officieuse, & toujours prête à le rafraîchir: elle y procédoit au moins une fois par jour, & souvent jusqu'à six.

Cependant elle avoit besoin d'argent, & le sieur Bourgeois ne vouloit point lui en donner. Trois cent fois, dans les momens les plus intéressans & dans la posture la plus suppliante, elle le pria d'avoir égard à ses besoins, sans qu'il se laissât attendrir.

Enfin, le Carême dernier s'approchant, elle crut l'occasion favorable pour amener le sieur Bourgeois à des sentimens plus humains & plus équitables; elle se persuadoit que dans ce tems de réconciliation, elle n'auroit qu'à parler, pour être satisfaite; elle se résolut même pour y apporter de sa part plus de facilité à ne demander que la somme de 150 livres, quoiqu'elle eût droit d'exiger une somme beaucoup plus considérable, ainsi qu'on le prouvera par la suite.

Elle se croyoit si sûre d'être payée, qu'elle avoit déja pris quelques arrangemens pour placer à fonds perdu ces 150 livres, à dessein de s'en faire une petite rente qui lui assurât du pain dans ses vieux jours.

Elle partit donc de chez elle, pleine d'espérance & de projets. Chemin faisant, & dans la joie de son cœur, elle se disoit à elle-même: j'ai semé, je vais recueillir. Inutiles projets! espérance trompeuse! A peine fut-elle arrivée, & eut-elle fait part au sieur Bourgeois du sujet de sa visite, que la regardant d'un front sévere, il lui dit: Je n'ai point d'argent à vous donner. Mais au moins, lui répondit-elle, en versant des torrens de larmes, donnez-moi, ou vendez-moi deux boisseaux de bled. Je ne donne, repliqua-t-il, ni ne vends mon bled dans un tems où il est à bon marché, & où il peut devenir cher. A ces mots Tiennette fut frappée comme d'un coup de foudre, la douce espérance s'envola de son cœur, & le désespoir qui s'en rendit maître, la ramena chez elle.

Plongée dans la douleur la plus amere, ses amies, ses voisines vinrent la consoler; toutes lui conseillerent de traduire en Justice l'ingrat qui l'avoit si cruellement renvoyée. Elle hésita long-tems: car si d'un côté sa misere & ses besoins la portoient à y consentir, de l'autre elle étoit retenue par l'attachement qu'elle conservoit encore pour le Sr Bourgeois. Enfin cependant, le besoin emporta la balance, & l'exploit fut donné le 5 Mai 1746. Par cet exploit elle conclut à la modique somme de 150 livres, tant pour avoir mis en place 1200 lavemens, que pour avoir fourni la seringue & le canon. Tels sont les faits. Prouvons maintenant combien la demande de Tiennette est juste & modérée.

MOYENS.

Nous pourrions citer les autorités les plus respectables pour faire voir au sieur Bourgeois, combien il est mal de retenir la récompense du mercenaire; mais nous nous contenterons de rapporter à cet égard le sentiment des Païens. Hésiode, le plus ancien Gnomographe de la Grece qui nous soit connu, a dit dans son Ouvrage intitulé Opera & Dies, Lib. I. ces belles paroles: Misthos d'andri philo eiremenos arkios esto, ce qui veut dire, donnez au mercenaire la récompense qu'il a méritée. Pithée, Roi de Trézene, qui vivoit trente ans avant Salomon, & qui, par sa fille Æthra, fut aïeul de Thesée, avoit donné le même précepte long-tems avant Hésiode.

Si les Païens ont regardé ce précepte comme un principe de morale, combien le sieur Bourgeois doit-il rougir de l'avoir si mal pratiqué? Si une autorité plus sainte nous ordonne de ne pas garder la récompense du mercenaire jusqu'au lendemain, combien le sieur Bourgeois doit-il se reprocher d'avoir retenu pendant deux ans le salaire de Tiennette? Si des services ordinaires doivent être suivis d'une récompense si prompte, combien doit l'être davantage la récompense de ces services secrets, de ces services auxquels l'humanité répugne un peu, de ces services, en un mot, qu'on ne rend point en face?

Comment se défendra le sieur Bourgeois? Opposera-t-il la fin de non recevoir? Mais depuis le dernier lavement que Tiennette lui a donné, jusqu'au jour de l'exploit, il ne s'est gueres écoulé que deux mois. Déniera-t-il les services de Tiennette? Tous ses voisins & ses amis sont prêts d'en rendre témoignage. Dira-t-il que Tiennette s'acquitte mal-adroitement de ses fonctions? La voix de tous les honnêtes gens de la ville s'éleveroit contre lui.

Peut-être se retranchera-t-il à dire, que la somme de 150 livres est exorbitante; que des lavemens, ainsi que toute autre chose, doivent être moins chers en gros qu'en détail; & que lui, qui en prend tous les jours, & plutôt six qu'un, doit les avoir à meilleur marché, qu'une personne qui n'en prendroit qu'un en passant. Cette réflexion du sieur Bourgeois est judicieuse. Mais par un calcul fort simple, on va lui prouver qu'il en fait une application peu juste.

Tiennette a servi le sieur Bourgeois pendant deux ans consécutifs: le fait n'est pas douteux. Chaque année est composée de 365 jours, ce qui fait pour les deux ans, un total de 730 jours. Or le sieur Bourgeois prenoit au moins un lavement par jour, & souvent il en prenoit jusqu'à six. Ainsi, en évaluant chaque jour l'un dans l'autre à trois lavemens, (& cette évaluation n'est pas excessive), il se trouvera pour les 730 jours, un capital de 2190 lavemens, lesquels à 2 sous 6 deniers piece, qui est le prix courant, forment, si l'on ne se trompe, la somme de 273 livres 15 sous.

Tiennette a bien voulu restraindre ces 2190 lavemens au nombre de 1200; & au lieu de 273 livres 15 sous qu'elle avoit droit de prétendre, elle s'est réduite à la somme de 150 livres, qui n'est presque que la moitié. Comment donc le sieur Bourgeois ose-t-il se plaindre? Et Tiennette pouvoit-elle porter le désintéressement & la modération plus loin?

Mais il est inutile, dans ce Mémoire préparatoire, de s'arrêter plus long-tems à prévenir les objections du sieur Bourgeois. On se propose, lorsqu'il aura fourni ses défenses, d'y répondre amplement dans un second Mémoire.

Tiennette même ose se flatter, qu'il n'en viendra pas jusques-là. Elle espere qu'il rentrera dans lui-même; qu'il rougira de son ingratitude; qu'il sentira que, si refuser au riche ce qu'on lui doit, est une injustice, le refuser au pauvre, c'est en quelque sorte un homicide.

L'intérêt propre du sieur Bourgeois, doit l'engager à faire justice à Tiennette; car enfin il n'est pas parfaitement guéri de sa maladie. S'il ne satisfait pas Tiennette, qui désormais voudra lui rendre des services qu'il sçait si mal récompenser? Qui les lui rendra avec autant de zele & de dextérité?

Qu'il revienne à résipiscence, & Tiennette oubliera le passé. On s'attache aux gens par les bienfaits: elle s'est véritablement attachée à lui par ceux qu'elle lui a rendus. Qu'il lui fasse justice, & il la verra retourner à côté de son lit avec plus d'empressement que jamais.

Mais s'il persiste dans son endurcissement, si son ingratitude continue, si Tiennette est obligée de faire porter la cause à l'audience, doit-on douter qu'elle n'obtienne le succès le plus favorable?

Ce Mémoire est de M. Grosley, Avocat à Troyes.



Causes amusantes et connues

Подняться наверх