Читать книгу Histoire de la peinture en Italie - Stendhal - Страница 3
INTRODUCTION
ОглавлениеVous savez que, vers l'an 400 de notre ère, les habitants de l'Allemagne et de la Russie, c'est-à-dire les hommes les plus libres, les plus intrépides et les plus féroces dont l'histoire fasse mention, eurent l'idée de venir habiter la France et l'Italie[2].
Voici un trait de leur caractère:
Sur la côte de Poméranie, Harald, roi de Danemark, avait fondé une ville qu'il nomma Julin ou Jomsbourg. Il y avait envoyé une colonie de jeunes Danois, sous la conduite de Palna-Toke, un de ses guerriers.
Ce gouverneur, dit l'histoire, défendit d'y prononcer le nom de la peur, même au milieu des dangers les plus imminents. Jamais un citoyen de Jomsbourg ne pouvait céder au nombre, quelque grand qu'il fût; il devait se battre intrépidement sans reculer d'un pas, et la vue d'une mort certaine n'était pas une excuse.
Quelques jeunes guerriers de Jomsbourg, ayant fait une irruption dans les États d'un puissant seigneur norwégien, nommé Haquin, furent surpris et vaincus, malgré l'opiniâtreté de leur résistance.
Les plus distingués ayant été faits prisonniers, les vainqueurs les condamnèrent à mort, conformément à l'usage du temps.
Cette nouvelle, loin de les affliger, fut pour eux un sujet de joie; le premier se contenta de dire, sans changer de visage et sans donner le moindre signe d'effroi: «Pourquoi ne m'arriverait-il pas la même chose qui est arrivée à mon père? Il est mort, et je mourrai.» Un guerrier nommé Torchill, qui leur tranchait la tête, ayant demandé au second ce qu'il pensait, il répondit qu'il se souvenait trop bien des lois de Julin pour prononcer quelque parole qui pût réjouir ses ennemis. A la même question, le troisième répondit qu'il se trouvait heureux de mourir avec sa gloire, et qu'il préférait son sort à une vie infâme comme celle de Torchill.
Le quatrième fit une réponse plus longue et plus singulière: «Je souffre la mort de bon cœur, et cette heure m'est agréable; je te prie seulement, ajouta-t-il en s'adressant à Torchill, de me trancher la tête le plus prestement qu'il te sera possible, car c'est une question que nous avons souvent agitée à Julin, de savoir si l'on conserve quelque sentiment après avoir été décapité; c'est pourquoi je vais prendre ce couteau d'une main: si, la tête tranchée, je le porte contre toi, ce sera une marque que je n'ai pas entièrement perdu le sentiment; si je le laisse tomber, ce sera la preuve du contraire. Hâte-toi de décider la question.» Torchill, ajoute l'historien, se hâta de lui trancher la tête, et le couteau tomba. Le cinquième montra la même tranquillité, et mourut en raillant ses ennemis. Le sixième recommanda à Torchill de le frapper au visage. «Je me tiendrai immobile, et tu observeras si je ferme seulement les yeux; car nous sommes habitués, à Jomsbourg, à ne pas remuer, même en recevant le coup de la mort; nous nous exerçons à cela entre nous.» Il mourut en tenant sa promesse. Le septième était un jeune homme d'une grande beauté, et à la fleur de l'âge; sa longue chevelure blonde flottait en boucles sur ses épaules. Torchill lui ayant demandé s'il redoutait la mort: «Je la reçois volontiers, dit-il, puisque j'ai rempli le plus grand devoir de la vie, et que j'ai vu mourir tous ceux à qui je ne puis survivre; je te prie seulement qu'aucun esclave ne touche mes cheveux, et que mon sang ne les salisse point.»
Ces guerriers du Nord avaient un second principe de grandeur: ils étaient libres; mais, une fois qu'ils eurent occupé la France et l'Italie, et se furent partagé les vaincus comme des troupeaux de bétail, on ne vit plus que des tyrans et des esclaves. Toute justice, toute vertu, toute tranquillité, disparurent de dessus la surface de la malheureuse Europe.
Les Barbares y opérèrent si bien pendant cinq siècles, et, vers le commencement du onzième, la société féodale était devenue un tel tissu d'horreurs, de violences et d'injustices légales, que tous, tyrans comme esclaves, désirèrent un changement. La vie si misérable des sauvages de l'Amérique leur eût fait envie, et avec raison.
Vers l'an 900, les villes d'Italie, profitant de la position du pays que la mer environne, tentèrent un peu de commerce avec Alexandrie d'Égypte et Constantinople. A peine les Italiens eurent-ils quelque idée de la propriété, qu'on les vit aimer la liberté avec la passion des anciens Romains. Cet amour s'accrut avec leurs richesses, et vous savez que, pendant les douzième et treizième siècles, tout le commerce d'Europe fut entre les mains des Lombards. Tandis qu'ils s'enrichissaient au dehors, leur pays se couvrait d'une foule de républiques.
C'est aux papes qu'il faut attribuer la sagacité italienne. Par là ils jetèrent les semences de l'esprit républicain. Les marchands des villes d'Italie comprirent tout de suite qu'il est inutile d'amasser des richesses lorsqu'on a un maître pour en dépouiller.
Dans le moyen âge, comme de nos jours, la force faisait tous les droits; mais aujourd'hui la puissance cherche à donner à ses actions l'apparence de la justice. Il y a mille ans que l'idée même de justice existait à peine dans la tête de quelque baron puissant, qui, confiné dans son château, pendant les longues journées d'hiver, s'était quelquefois avisé de réfléchir. Le commun des hommes réduits à l'état de brute ne songeait chaque jour qu'à se procurer les aliments nécessaires à sa subsistance. Les papes, dont la puissance ne consistait que dans celle de quelques idées, avaient donc, au milieu de ces sauvages dégradés, le rôle du monde le plus difficile à jouer. Comme il fallait ou périr ou être habile, là, comme ailleurs, le talent naquit de la nécessité. Sous ce rapport, plusieurs papes du moyen âge ont été des hommes extraordinaires.
On sent bien qu'il ne s'agit ici ni de religion, ni à plus forte raison de morale. Ils ont su, sans force physique, dominer sur des animaux féroces, qui ne connaissaient que l'empire de la force: voilà leur grandeur.
Pour être riches et puissants, ils n'eurent qu'à bien établir qu'il y avait un enfer, que certaines fautes y conduisaient, et qu'ils avaient le pouvoir d'effacer ces fautes. Tout le reste de la religion fut forcé de servir d'appui à ce petit nombre de vérités.
Nous rions aujourd'hui des moines qui allaient vendre leurs indulgences dans les cabarets; mais nous sommes moins conséquents que ceux qui les achetaient. Une absolution d'assassinat coûtait vingt écus[3]. Le seigneur d'une ville avait-il besoin de se défaire d'une vingtaine de citoyens récalcitrants, il faisait une dépense de quatre cents écus, et, son indulgence dans la poche, leur faisait couper la tête sans nulle crainte de l'enfer. Comment lui en serait-il resté? Celui qui lui vendait l'indulgence n'avait-il pas le pouvoir de lier et de délier sur la terre[4]? Le prêtre qui donnait l'absolution pouvait avoir tort; mais elle était bonne pour celui qui la recevait, ou il n'y a plus de catholicisme. C'est à la ferme croyance dans le sacrement de la pénitence et dans les indulgences qu'il faut attribuer les mœurs si sanguinaires et si énergiques des républiques italiennes. Il y avait aussi des indulgences pour des péchés plus aimables, et vous apercevez dans le lointain la renaissance des beaux-arts.
Chaque année, l'Italie voyait quelqu'une de ses villes passer sous le joug d'un tyran, ou le chasser de ses murs. Cet état de république naissante, ou de tyrannie mal affermie, faisant la cour aux riches, qui fut celui de toutes les cités pendant les deux ou trois siècles qui précédèrent les arts, donne un singulier ensemble de civilisation. Les passions des gens riches, excitées par le loisir, l'opulence et le climat, ne peuvent trouver de frein que dans l'opinion publique ou la religion. Or, de ces deux liens, le premier n'existe pas encore, et le second s'évanouit au moyen d'indulgences achetées et de confesseurs à gages. C'est en vain qu'on demanderait à la froide expérience de nos jours l'image des tempêtes qui agitaient ces âmes italiennes. Le lion rugissant a été enlevé à ses forêts et réduit au vil état domestique. Pour le revoir dans toute sa fierté, il faut pénétrer dans les Calabres[5].
Les nerfs des peuples du midi leur font concevoir vivement les tourments de l'enfer. Rien ne borne leur libéralité envers les choses ou les personnes qu'ils regardent comme sacrées.
Telle est la troisième cause de l'éclat extraordinaire que jetèrent les arts en Italie. Il fallait un peuple riche, rempli de passions, et souverainement religieux. Un enchaînement de hasards uniques fit naître ce peuple, et il lui fut donné de recevoir les plaisirs les plus vifs par quelques couleurs étendues sur une toile.
«La patrie, dit Platon, nom si tendre aux Crétois.» Il en est de même de la beauté au delà des Alpes. Après trois siècles de malheurs, et quels malheurs! les plus affreux, ceux qui avilissent, on n'entend encore prononcer nulle part comme en Italie: «O Dio, com'è bello[6]!»
En Europe, l'éclipse des lumières de l'antiquité avait été complète. Les moines que les croisades conduisirent en Orient prirent quelques idées chez les Grecs de Constantinople et chez les Arabes, peuples subtils qui faisaient consister la science plutôt dans la finesse des aperçus que dans la vérité des observations. C'est ainsi que nous est venue la théologie scolastique, dont on se moque tant aujourd'hui; théologie qui n'est pas plus absurde qu'une autre, et qui exige, pour être apprise comme la savait un moine du treizième siècle, une force de tête, un degré d'attention, de sagacité et de mémoire qui n'est peut-être pas très-commun parmi les philosophes qui s'en moquent, parce qu'il est de mode de s'en moquer. Ils feraient mieux de nous expliquer comment cette éducation de la fin du moyen âge, si ridicule dans ce qu'elle enseignait, mais qui obligeait ses élèves à une telle force d'attention[7], a produit la chose la plus étonnante que présente l'histoire: la réunion des grands hommes qui, au seizième siècle, se présentèrent à la fois pour remplir tous les rôles sur la scène du monde.
C'est en Italie que ce phénomène éclate dans toute sa splendeur. Quiconque aura le courage d'étudier l'histoire des nombreuses républiques qui en ce pays cherchèrent la liberté, à l'aurore de la civilisation renaissante, admirera le génie de ces hommes, qui se trompèrent sans doute, mais dans la recherche la plus noble qu'il soit donné à l'esprit humain de tenter. Elle a été découverte depuis, cette forme heureuse de gouvernement; mais les hommes qui arrachèrent à l'autorité royale la constitution d'Angleterre étaient, j'ose le dire, fort inférieurs en talents, en énergie et en véritable originalité aux trente ou quarante tyrans que le Dante a mis dans son enfer, et qui vivaient en même temps que lui vers l'an 1300[8].
Telle est, dans tous les genres, la différence du mérite de l'ouvrage à celui de l'ouvrier. J'avouerai sans peine que les peintres les plus remarquables du treizième siècle n'ont rien fait de comparable à ces estampes coloriées que l'on voit modestement étalées à terre dans nos foires de campagne, et que le paysan achète pour s'agenouiller devant elles. L'amplification du moindre élève de rhétorique l'emporte de beaucoup sur tout ce qui nous reste de l'abbé Suger ou du savant Abailard. En conclurai-je que l'écolier du dix-neuvième siècle a plus de génie que les hommes marquants du douzième? Cette époque, dont l'histoire découvre des faits si étranges, n'a laissé de monuments frappants pour tous les yeux que les tableaux de Raphaël et les vers de l'Arioste. Dans l'art de régner, celui de tous qui frappe le plus le commun des hommes, parce que les hommes du commun n'admirent que ce qui leur fait peur; dans l'art d'établir et de conduire une grande puissance, le seizième siècle n'a rien produit. C'est que chacun des hommes extraordinaires qui font sa gloire se trouva contenu par d'autres hommes aussi forts.
Voyez l'effet que Napoléon vient de produire en Europe. Mais, tout en rendant justice à ce qu'il y avait de grand dans le caractère de cet homme, voyez aussi l'état de nullité où se trouvaient plongés, à son entrée dans le monde, les souverains du dix-huitième siècle.
Vous voyez l'étonnement du vulgaire et l'admiration des âmes ardentes faire la force de l'empereur des Français; mais placez un instant, par la pensée, sur les trônes de l'Allemagne, de l'Italie et de l'Espagne, des Charles-Quint, des Jules II, des César Borgia, des Sforce, des Alexandre VI, des Laurent et des Côme de Médicis; donnez-leur pour ministres les Moron, les Ximénès, les Gonzalve de Cordoue, les Prosper Colonne, les Acciajuoli, les Piccinino, les Caponi, et voyez si les aigles de Napoléon voleront avec la même facilité aux tours de Moscou, de Madrid, de Naples, de Vienne et de Berlin.
Je dirais aux princes modernes, si glorieux de leurs vertus, et qui regardent avec un si superbe mépris les petits tyrans du moyen âge:
«Ces vertus, dont vous êtes si fiers, ne sont que des vertus privées. Comme prince, vous êtes nul; les tyrans d'Italie, au contraire, eurent des vices privés et des vertus publiques. Ces caractères donnent à l'histoire quelques anecdotes scandaleuses, mais lui épargnent à raconter la mort cruelle de vingt millions d'hommes. Pourquoi le malheureux Louis XVI n'a-t-il pu donner à son peuple la belle constitution de 1814? J'irai plus loin; ces chétives vertus même dont on nous parle avec tant de hauteur, vous y êtes forcés. Les vices d'Alexandre VI vous jetteraient hors du trône en vingt-quatre heures. Reconnaissez donc que tout homme est faible à la tentation du pouvoir absolu, aimez les constitutions, et cessez d'insulter au malheur.»
Aucun de ces tyrans que je protége ne donna de constitution à son peuple; à cette faute près[9], on admire, malgré soi, la force et la variété des talents qui brillèrent dans les Sforce de Milan, les Bentivoglio de Bologne, les Pics de la Mirandole, les Cane de Vérone, les Polentini de Ravenne, les Manfredi de Faenza, les Riario d'Imola. Ces gens-là sont peut-être plus étonnants que les Alexandre et les Gengis, qui, pour subjuguer une part de la terre, eurent des moyens immenses. Une seule chose ne se trouve jamais chez eux, c'est la générosité d'Alexandre prenant la coupe du médecin Philippe. Un autre Alexandre, un peu moins généreux, mais presque aussi grand homme, dut rire de bien bon cœur lorsque son fils César le sollicita en faveur de Pagolo Vitelli. C'était un seigneur ennemi de César, que, sous les promesses les plus sacrées, celui-ci avait engagé à une conférence près de Sinigaglia, de compagnie avec le duc de Gravina. A un signal donné, le duc et Pagolo Vitelli furent jetés à ses pieds percés de coups de poignards; mais Vitelli, en expirant, supplie César d'obtenir pour lui, du pape son père et son complice, une indulgence in articulo mortis. Le jeune Astor, seigneur de Faenza, était célèbre par sa beauté; il est forcé de servir aux plaisirs de Borgia; on le conduit ensuite au pape Alexandre, qui le fait périr par la corde. Je vous vois frémir; vous maudissez l'Italie: oubliez-vous que le chevaleresque François Ier laissait commettre des crimes à peu près aussi atroces[10]?
César Borgia, le représentant de son siècle, a trouvé un historien digne de son esprit, et qui, pour se moquer de la stupidité des peuples, a développé son âme. Léonard de Vinci fut quelque temps ingénieur en chef de son armée.
De l'esprit, de la superstition, de l'athéisme, des mascarades, des poisons, des assassinats, quelques grands hommes, un nombre infini de scélérats habiles et cependant malheureux[11], partout des passions ardentes dans toute leur sauvage fierté: voilà le quinzième siècle.
Tels furent les hommes dont l'histoire garde le souvenir; tels furent sans doute les particuliers qui ne purent différer des princes qu'en ce que la fortune leur offrit moins d'occasions.
Des hauteurs de l'histoire veut-on descendre aux détails de la vie privée, supprimez d'abord toutes ces idées raisonnables et froides sur l'intérêt des sociétés qui font la conversation d'un Anglais pendant les trois quarts de sa journée. La vanité ne s'amusait pas aux nuances; chacun voulait jouir. La théorie de la vie n'était pas avancée; un peuple mélancolique et sombre n'avait pour unique aliment de sa rêverie que les passions et leurs sanglantes catastrophes.
Ouvrons les confessions de Benvenuto Cellini, un livre naïf, le Saint-Simon de son âge; il est peu connu, parce que son langage simple et sa raison profonde contrarient les écrivains phrasiers[12]. Il a cependant des morceaux charmants: par exemple, le commencement de ses relations avec une grande dame romaine nommée Porzia Chigi[13]; cela est comparable, pour la grâce et le naturel divin, à l'histoire de cette jeune marchande que Rousseau trouva à Turin[14], madame Basile.
On connaît le Décaméron de Boccace. Le style, imité de Cicéron, est ennuyeux; mais les mœurs de son temps ont trouvé un peintre fidèle. La Mandragore de Machiavel est une lumière qui éclaire au loin; il n'a manqué à cet homme pour être Molière qu'un peu plus de gaieté dans l'esprit.
Prenons au hasard un recueil d'anecdotes du seizième siècle.
Je dis indifféremment dans tout ceci le quinzième siècle ou le seizième; les chefs-d'œuvre de la peinture sont du commencement du seizième siècle, où tout le monde était encore gouverné par les habitudes du quinzième[15].
Côme Ier, qui régna dans Florence peu après les grands peintres, passait pour le prince le plus heureux de son temps; aujourd'hui l'on plaindrait ses malheurs. Il eut, le 14 avril 1542, une fille nommée Marie, qui, en avançant en âge, parut ornée de cette rare beauté, apanage brillant des Médicis. Elle fut trop aimée d'un page de son père, le jeune Malatesti de Rimini. Un vieux Espagnol, nommé Médiam, qui gardait la princesse, les surprit un matin dans l'attitude du joli groupe de Psyché et l'Amour[16].
La belle Marie mourut empoisonnée; Malatesti, jeté dans une étroite prison, parvint à s'échapper douze ou quinze ans après. Il avait déjà gagné l'île de Candie, où son père commandait pour les Vénitiens; mais il tomba sous le fer d'un assassin. Tel était l'honneur de ces temps, le cruel honneur qui remplace la vertu des républiques, et n'est qu'un vil mélange de vanité et de courage.
La seconde fille de Côme fut mariée au duc de Ferrare Alphonse; aussi belle que sa sœur, elle eut le même sort: son mari la fit poignarder.
Leur mère, la grande-duchesse Éléonore, allait cacher sa douleur dans ses beaux jardins de Pise; elle y était avec ses deux fils, don Garzia et le cardinal Jean de Médicis, au mois de janvier 1562. Ils prirent querelle à la chasse pour un chevreuil que chacun voulait avoir tué: don Garzia poignarda son frère. La duchesse, qui l'adorait, eut horreur de son crime, fut au désespoir, et pardonna. Elle compta sur les mêmes mouvements dans l'âme de son époux; mais le crime était trop récent. Côme, transporté de fureur à la vue du meurtrier, s'écria qu'il ne voulait point de Caïn dans sa famille, et le perça de son épée. La mère et les deux fils furent portés ensemble au tombeau. Côme fut distrait par le mélange de courage et de finesse dont il avait besoin pour avilir des cœurs brûlants encore pour la liberté[17]. Il y réussit, et son fils, le grand-duc François, sans inquiétude pour sa couronne, put se livrer à l'amour des plaisirs.
L'histoire de sa mort, causée volontairement par une femme qui l'aimait, est vraiment singulière.
Vers l'an 1563, Pietro Buonaventuri, jeune Florentin aimable et sans fortune, quitta sa patrie pour chercher un meilleur sort. Il s'arrêta dans Venise, chez un marchand de son pays, dont la maison se trouvait située précisément dans la ruelle du palais Capello. La façade, suivant l'usage, donnait sur le canal. Il n'était bruit dans la ville que de la beauté de Bianca, la fille du maître de ce palais, et de la sévérité avec laquelle on la gardait.
Bianca ne pouvait, sous aucun prétexte, paraître aux fenêtres qui donnaient sur le canal; elle s'en dédommageait en prenant l'air tous les soirs à une petite fenêtre très-élevée, qui avait jour sur la rue étroite habitée par Buonaventuri. Il la vit et l'aima; mais quelle apparence de s'en faire aimer? Un pauvre marchand prétendre à une fille de la première noblesse, et la plus recherchée de Venise! Il voulut renoncer à une passion chimérique. L'amour le ramenait toujours sous la petite fenêtre. Un de ses amis, le voyant au désespoir, lui représenta qu'il valait mieux trouver la mort en marchant au bonheur que périr comme un sot; que d'ailleurs avec sa bonne mine et la tyrannie du père, faire connaître sa passion serait peut-être triompher.
A force de signes faits à la hâte, lorsque personne ne paraissait dans la rue, Pierre parvint à dire qu'il aimait; mais il ne fallait pas seulement penser à s'ouvrir la maison du plus fier des hommes. Comme en Orient, la moindre tentative eût été punie de mort, peut-être sur les deux amants. La nécessité leur fit inventer un langage. La nécessité fit que cette beauté si dédaigneuse consentit à se procurer la clef d'une petite porte qui ouvrait sur la rue, et à venir donner un premier rendez-vous au jeune Florentin, démarche hardie qui ne put avoir lieu que de nuit, pendant le sommeil des gens. Ces tendres rendez-vous furent renouvelés, et avec le résultat qu'on peut penser. Bianca sortait toutes les nuits, laissait la porte un peu bâillée, et rentrait avant le jour.
Une fois elle s'oublia dans les bras de son amant. Un garçon boulanger, qui allait de grand matin prendre le pain dans une maison voisine, apercevant une porte entr'ouverte, crut bien faire de la tirer à lui.
Bianca, arrivant un moment après, se vit perdue; elle prend son parti, remonte chez Buonaventuri, frappe tout doucement. Il ouvre. La mort était certaine pour elle. Leur sort devient commun; ils courent demander asile à un riche marchand de Florence, établi dans un quartier perdu. Avant que le jour achevât de paraître, tout était fini, et nulle trace de leur évasion ne pouvait les trahir. Le difficile était de sortir de Venise.
Le père de Bianca, et surtout son oncle Grimani, patriarche d'Aquilée, faisaient éclater l'indignation la plus violente; ils prétendaient que tout le corps de la noblesse vénitienne était insulté en eux. Ils firent jeter en prison un oncle de Buonaventuri, qui mourut dans les fers; ils obtinrent du sénat l'ordre de courir sus au ravisseur, avec une récompense de deux mille ducats à qui le tuerait. On fit partir des assassins pour les principales villes d'Italie.
Les jeunes amants étaient toujours dans Venise. Vingt fois ils furent sur le point d'être pris. Dix mille espions, et les plus fins du monde, voulaient avoir les deux mille ducats; enfin une barque chargée de foin trompa tous les yeux, et ils purent gagner Florence. Là, dans une petite maison que Buonaventuri avait sur la Via Larga, ils se tinrent fort cachés. Bianca ne sortait jamais. Lui ne se hasardait que bien armé. C'était justement le temps que le vieux Côme Ier, dégoûté de cette longue suite de dissimulations et de perfidies qui avaient fait son règne, venait de laisser les soins du gouvernement à son fils D. François, prince d'un caractère plus sombre encore et plus sévère. Un favori vint lui dire que dans une petite maison de sa capitale vivait cachée cette Bianca Capello dont la beauté et la disparition singulière avaient fait tant de bruit à Venise. De ce moment, François eut une nouvelle existence; tous les jours on le voyait se promener des heures entières dans la Via Larga. On sent que tous les moyens furent mis en usage; ils n'eurent aucun succès.
Bianca, qui ne sortait jamais, se mettait presque tous les soirs à la fenêtre; elle portait un voile; mais le prince pouvait l'entrevoir, et sa passion n'eut plus de bornes.
Cette affaire parut sérieuse au favori; il en fit confidence à sa femme. Éblouie du degré de faveur où parviendrait son mari, si la maîtresse régnante lui devait sa place, elle prit le prétexte des malheurs qu'avait éprouvés la jeune Vénitienne, et des dangers qui la menaçaient encore. Elle envoie une vénérable matrone, qui lui fait entendre que la grande dame a quelque chose d'important à lui communiquer, et, pour parler en toute liberté, la prie de lui faire l'honneur de venir dîner chez elle. Cette invitation parut très-singulière. Les amants hésitèrent longtemps; mais le rang de la dame et le besoin qu'on avait de protection firent consentir. Bianca parut; je ne parle point de l'empressement et des tendresses de la réception. Il fallut conter son aventure: on l'écouta avec un intérêt si marqué, on lui fit des offres si obligeantes, qu'il fallut promettre de revenir, et d'être sensible à une amitié qui, en naissant, était déjà passion.
Le prince, charmé de cette première entrevue, espéra qu'il pourrait être de la seconde. Bianca reçut bientôt une nouvelle invitation. La conversation tomba sur les dangers que pouvait faire courir la vengeance d'un père irrité. Il y avait des exemples cruels[18]. Enfin on lui demanda si elle ne serait point curieuse de faire sa cour au prince héréditaire, qui, l'ayant aperçue à sa fenêtre, n'avait pu s'empêcher d'admirer tant de charmes, et désirait vivement lui présenter ses respects. Bianca fut un peu troublée; cet honneur dangereux mettait fin à toutes ses transes, et, quoiqu'elle affectât de s'en défendre, la dame crut voir dans ses yeux qu'un peu de violence ne l'offenserait pas. Le prince arriva sur ces entrefaites, d'un air qui parut naturel et honnête: ses offres de services, ses éloges respectueux, la modestie de ses manières, éloignaient la défiance. Bianca, qui n'avait nul usage, ne vit en lui qu'un ami. Il y eut d'autres rencontres. Buonaventuri lui-même n'eut pas l'idée de rompre une relation qui pouvait être à la fois honnête et utile.
Mais le prince était éperdument amoureux; Bianca, un peu ennuyée de passer ses beaux jours en prison, à Florence comme à Venise. Elle lui devait de pouvoir sortir sans crainte. Il augmenta, sous divers prétextes, la fortune du mari, et s'attacha la femme, de plus en plus, par la simplicité et la tendresse de ses manières; elle résista longtemps; enfin François parvint à former entre Bianca, Buonaventuri et lui ce qu'on appelle en Italie un triangolo equilatero.
Le jeune couple prit une grande maison dans le plus beau quartier de Florence. Le mari s'accoutuma bientôt à son nouvel état; il se mêla parmi la noblesse, qui, comme on pense, le reçut fort bien; mais, fier de sa nouvelle fortune, il en usa avec une insolence assez ridicule. Indiscret et téméraire avec tout le monde, et même envers le prince, il finit par se faire assassiner.
Cet incident n'affligea que médiocrement les deux amants. L'amabilité et la folle gaieté de la jeune Vénitienne, ce sont les Français de l'Italie, captivaient le prince tous les jours davantage. Plus Médicis était sombre et sévère, plus il avait besoin d'être distrait par la vivacité et les grâces de Bianca. Née dans l'opulence, aimant le luxe, et ne se croyant avec raison inférieure à personne par la naissance, elle paraissait en souveraine dans les rues de la capitale. La véritable souveraine, qu'on appelait, je ne sais pourquoi, la reine Jeanne, prit les choses au tragique, et, la trouvant un jour sur le pont de la Trinité, voulait la faire jeter dans l'Arno. Elle n'en fit rien, mais peu après mourut de douleur. Le grand-duc, touché de cette mort, et cédant aux représentations de son frère, le cardinal de Médicis, s'éloigna quelque temps de Florence pour rompre avec Bianca. Il lui envoya même un ordre de quitter la Toscane. Mais quelle considération peut l'emporter, dans un cœur sombre, sur le charme de tous les instants d'être aimé par une femme heureuse et gaie? Bianca, qui avait de l'esprit, gagna le confesseur, et, moins de deux mois après la mort de la grande-duchesse, elle se fit épouser en secret.
Le grand-duc annonça son mariage à Venise. Une délibération des pregadi déclara Bianca fille adoptive de la république; deux ambassadeurs suivis de quatre-vingt-dix nobles furent envoyés à Florence pour solenniser à la fois l'adoption de Saint-Marc et le mariage. Les fêtes données pour cette cérémonie si flatteuse pour la belle Vénitienne coûtèrent trois cent mille ducats.
Elle fut grande-duchesse; son portrait est à la galerie de Florence. Je ne sais si c'est la faute de la manière dure du Bronzino; mais ces yeux si beaux ont quelque chose de funeste.
Bianca trouva l'ambition et ses fureurs sur les marches du trône. Jusque-là, elle n'avait été que jolie femme et amoureuse. Elle voulut donner un héritier à son mari, et ne pas se voir un jour la sujette de son beau-frère. On consulta les astrologues de la cour: on fit dire nombre de messes. Tous ces moyens se trouvant sans effet, la duchesse eut recours à son confesseur, cordelier à la grand-manche du couvent d'Ogni Santi, qui se chargea de conduire à bien cette grande entreprise. Elle eut des dégoûts, des nausées, et même garda le lit; elle reçut les compliments de toute la cour. Le grand-duc était ravi.
Le temps des couches étant à peu près arrivé, Bianca fut surprise au milieu de la nuit par des douleurs si vives, qu'elle demanda impatiemment son confesseur. Le cardinal, qui savait tout, se lève, descend dans l'antichambre de sa belle-sœur, et là se met à se promener tranquillement en disant son bréviaire. La grande-duchesse l'envoie prier de se retirer; elle n'osait lui faire entendre les cris que la douleur allait lui arracher: le cruel cardinal répond froidement: «Dite a sua altezza che attenda pure a fare l'offizio suo, che io dico il mio.—Dites à S. A. que je la supplie de faire son affaire; moi, je fais la mienne.»
Le confesseur arrive, le cardinal va à lui, l'embrasse pieusement: «Soyez le bienvenu, mon père, la princesse a grand besoin de vos secours,» et, tout en le serrant dans ses bras, il sent facilement un gros garçon que le cordelier apportait dans sa manche. «Dieu soit loué, continue le cardinal, la grande-duchesse est heureusement accouchée, et d'un garçon encore,» et il montre son prétendu neveu aux courtisans ébahis.
Bianca entendit ce propos de son lit: on juge de sa fureur par l'ennui et le ridicule d'une si longue comédie. L'amour du grand-duc lui ôtait toute inquiétude sur les suites de sa vengeance. Une occasion se présente; ils étaient tous les trois à la belle villa de Poggio a Cajano, où ils avaient la même table. La duchesse, remarquant que le cardinal aimait fort le blanc-manger, en fit apprêter un qui était empoisonné. Le cardinal fut averti; il ne laissa pas de se rendre à table comme à l'ordinaire. Malgré les instances réitérées de sa belle-sœur, il ne veut pas toucher à ce plat; il songeait aux moyens de la convaincre, lorsque le grand-duc dit: «Eh bien! si mon frère ne veut pas de son plat favori, j'en prendrai, moi,» et il s'en sert une assiette. Bianca ne pouvait l'arrêter sans dévoiler le crime, et perdre à jamais son amour. Elle sentit que tout était fini pour elle, et prit son parti avec la même rapidité que jadis, lorsqu'elle trouva fermée la porte de son père. Elle se servit du blanc-manger comme son mari, et tous les deux moururent le 19 octobre 1587. Le cardinal succéda à son frère, prit le nom de Ferdinand Ier, et régna jusqu'en 1608.
Il faudrait parler de Rome. Fra Paolo a montré les artifices de sa politique savante apparemment avec vérité, puisqu'il en fut assassiné. Pour les détails intérieurs, nous avons Jean Burchard, le maître de cérémonies d'Alexandre VI, qui, avec tout l'esprit de sa charge et de son pays, tenait registre des plaisirs les plus ridicules, mais sans sortir de la gravité. Il écrivait chaque soir. Le pape est toujours pour lui «notre très-saint maître, sanctissimus dominus noster.» C'est un contraste plaisant, mais que je ne pourrais rendre sans m'exposer à passer pour philosophe, et même pour homme à idées libérales, ennemi du trône et de l'autel.
Il en est de même de la mort de Côme Gheri, le jeune et bel évêque de Fano, qui peint la cour de Paul III[19].
C'est dans ce siècle de passions, et où les âmes pouvaient se livrer franchement à la plus haute exaltation, que parurent tant de grands peintres: il est remarquable qu'un seul homme eût pu les connaître tous si on le fait naître la même année que le Titien, c'est-à-dire en 1477. Il aurait pu passer quarante ans de sa vie avec Léonard de Vinci et Raphaël, morts, l'un en 1520, et l'autre en 1519; vivre de longues années avec le divin Corrége, qui ne mourut qu'en 1534, et avec Michel-Ange, qui poussa sa carrière jusqu'en 1563.
Cet homme si heureux, s'il eût aimé les arts, aurait eu trente-quatre ans à la mort de Giorgion. Il eût connu le Tintoret, le Bassan, Paul Véronèse, le Garofolo, Jules Romain, le Frate, mort en 1517, l'aimable André del Sarto, qui vécut jusqu'en 1530; en un mot, tous les grands peintres, excepté ceux de l'école de Bologne, venus un siècle plus tard.
Pourquoi la nature, si féconde pendant ce petit espace de quarante-deux ans, depuis 1452 jusqu'en 1494, que naquirent ces grands hommes[20], a-t-elle été depuis d'une stérilité si cruelle? C'est ce qu'apparemment ni vous ni moi ne saurons jamais.
Guichardin nous dit[21] que, depuis ces jours fortunés où l'empereur Auguste faisait le bonheur de cent vingt millions de sujets, l'Italie n'avait jamais été aussi heureuse, aussi riche, aussi tranquille que vers l'an 1490. Une profonde paix régnait dans toutes les parties de ce beau pays. L'action des gouvernements était bien moindre que de nos jours. Le commerce et la culture des terres mettaient partout une activité naturelle, si préférable à celle qui n'est fondée que sur le caprice de quelques hommes. Les lieux les plus montueux, et par eux-mêmes les plus stériles, étaient aussi bien cultivés que les plaines verdoyantes de la fertile Lombardie. Soit que le voyageur, en descendant les Alpes du Piémont, prît son chemin vers les lagunes de Venise ou vers la superbe Rome, il ne pouvait faire trente lieues sans trouver deux ou trois villes de cinquante mille âmes: au milieu de tant de bonheur, l'heureuse Italie n'avait à obéir qu'à ses princes naturels, nés et habitant dans son sein, passionnés pour les arts comme ses autres enfants, pleins de génie, pleins de naturel, et dans lesquels, au contraire de nos princes modernes, on aperçoit toujours l'homme au travers des actions du prince.
Tout à coup un mauvais génie, l'usurpateur Ludovic Sforce, duc de Milan, appelle Charles VIII. En moins de onze mois, ce jeune prince entre dans Naples en vainqueur, et à Fornoue est forcé de se faire jour l'épée à la main pour se sauver en France. Le même sort poursuit ses successeurs, Louis XII et François Ier. Enfin, depuis 1494 jusqu'en 1544, la malheureuse Italie fut le champ de bataille où la France, l'Espagne et les Allemands vinrent se disputer le sceptre du monde.
On peut voir dans les histoires le long tissu de batailles sanglantes, de victoires, de revers, qui élevèrent et abaissèrent tour à tour la fortune de Charles-Quint et de François Ier. Les noms de Fornoue, de Pavie, de Marignan, d'Aignadel, ne sont pas tout à fait tombés en oubli, et la voix des hommes répète encore quelquefois avec eux les noms de Bayard, des connétable de Bourbon, des Pescaire, des Gaston de Foix, et de tous ces vieux héros qui versèrent leur sang dans cette longue querelle et trouvèrent la mort aux plaines d'Italie.
Nos grands peintres furent leurs contemporains. Le portrait de Charles VIII est de Léonard de Vinci[22], celui de Bayard est du Titien. Le fier Charles-Quint releva le pinceau de cet artiste, qui était tombé comme il le peignait, et le fit comte de l'Empire. Michel-Ange fut exilé de sa patrie par une révolution, et la défendit, comme ingénieur, dans le siége mémorable que la liberté mourante soutint contre les Médicis[23]. Léonard de Vinci, lorsque la chute de Ludovic l'eut chassé de Milan, alla mourir en paix à la cour de François Ier. Jules Romain s'enfuit de Rome après le sac de 1527, et vint rebâtir Mantoue.
Ainsi, l'époque brillante de la peinture fut préparée par un siècle de repos, de richesses et de passions; mais elle fleurit au milieu des batailles et des changements de gouvernement.
Après ce grand siècle de gloire et de revers, l'Italie, quoique épuisée, eût pu continuer sa noble carrière; mais, lorsque les grandes puissances de l'Europe allèrent se battre en d'autres pays, elle se trouva dans les serres de la triste monarchie, dont le propre était de tout amoindrir[24].