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VI
VILLAGEOIS!…

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Table des matières

Pendant le cours du mois qui suivit les deux nuances que notre dernière phrase indique tranchèrent de plus en plus leurs couleurs propres et opposées.

Le docteur Corda apportait, à ses visites, les nouvelles de l’extérieur, plus affligeantes de jour en jour.

Paris était bombardé.

Le matin, au point du jour, avant que le vent n’eût remué la neige dont s’étaient mis en deuil les branches de nos forêts, le bûcheron, au fond de ses clairières recueillies, suspendait les coups de sa cognée pour écouter un long bruit sourd qui secouait la terre sous ses pieds. C’était, à soixante lieues, autour de Paris, le tonnerre des obusiers prussiens; obusiers dont on avait souri, nous montrant, à l’Exposition du palais de Cristal, le modèle enrubanné. Il atteignait, maintenant, le Panthéon, le Val-de-Grâce, l’Observatoire, le palais même où nous l’avions fêté, et, par-delà l’enceinte, au fond de nos bois solitaires, sous les voûtes où nos vieux dolmens dormaient paisibles depuis les Druides, il atteignait toutes les poitrines ou remuait encore un cœur français.

Paris était notre foi, notre rempart, notre gage de salut, notre espérance; nous croyions en Paris.

Le paysan croit en Paris. Chose étrange: il n’en comprend pas l’esprit, toujours il s’y montre hostile, il réprouve et bafoue ses doctrines; à la piste il suit les meneurs aux vieux préjugés qui le conduisent contre le courant de l’avenir, et, pourtant, d’instinct, il sent tellement que ce courant le porte et le conduit à ses destinées, destinées du peuple, destinées communes aux villes comme aux campagnes; il respire, malgré lui mais à ce point, cet air progressif nécessaire qui l’environne, que, tout en agissant contre, il embrasse la cause de Paris. Comme un enfant mal élevé et non éclairé, ses actes paraissent être des coups de tête que sa conscience désavoue.

Le paysan aime sincèrement Paris, il en est fier. Parlant de Paris il se redresse, et, si l’un des siens joint ce centre élevé, lui-même croit avoir monté un échelon, il se pose avec plus de poids dans les conciliabules de village. Qu’une mesure irrationnelle blesse les notions d’équité du paysan, il traduira sa considération pour la supériorité parisienne par un tour de phrase approchant celui-ci: Le Parisien n’admettra pas cela. Heurté dans son droit, inconsciemment, il ait appel à son chef de file, le Parisien.

Politiqueurs bassets qui voulez tuer Paris, vous sentez de décapiter la France; ménagez le cerveau, ou bien, ainsi qu’au parasite dont les empiètements titilatoires sous le chevelu causent des démangeaisons agaçantes, de tous les points les doigts se tourneront contre vous et vous serez écrasés sous les ongles.

Spécialement, en ces de conjonctures de nos grands malheurs publics, tous les yeux des campagnes étaient tournés vers Paris avec l’expression anxieuse et toute l’abnégation de l’accusé vers son défenseur quand les dernières espérances l’abandonnent.–Du fond de ces perplexités le paysan, en sa conscience, priait Paris comme la dévote prie le saint de ses affections.

Aussi, les paroles lamentables des chefs, sur les sorties manquées, sur l’insuffisance des approvisionnements, sur l’imposibilité de tenir, qui transpiraient dès cette époque, ces échappées vers les expédients des incapables et des lâches étaient affreuses et criminelles autant que l’aurait été, pour le prosterné, un ricanement ironique de l’idole.

Tout autour, le cercle nous paraissait lugubre.

Au Nord, le général Faidherbe se débattait péniblement vers Bapaume tandis que l’ennemi bombardait Péronne.

A l’Est, le dévouement héroïque de Garibaldi nous paraissait peu appuyé.

A l’Ouest, l’ennemi s’avançait jusqu’à Mortagne.

A nos portes, enfin, sur notre rive gauche de1 Loire, quelques milliers de Prussiens avaient suffi pour balayer tous nos remparts, et le général qui commandait notre département se sauvait affolé sans autre souci que celui de faire, à tort et à travers sauter les ponts derrière lui. Un soir, nous entendîme une explosion formidable: c’était le beau pont inachevé d’Amboise que le terrorisé général avait réduit en mille éclats, sans calculer que l’ennemi occupait les deux rives et que le sacrifice était enfantin.

L’armée de défense tenait ses positions sur l’autre rive de la Loire, au-delà de Blois, vers Vendôme.

Elle était commandée, disait le docteur, par un général qui n’avait figuré ni au début de l’empire entre ceux qui, sur le boulevard, promenèrent, parmi les femmes et les vieillards, le balai sanglant dont Morny tenait le manche; ni, au cours de l’empire dans les équipées de Chine ou du Mexique, ou dans les tripots des Tuileries, ou dans les lupanars de l’Elysée, ou dans l’arrière-boudoir, plus pimenté, si possible, des Marguerite Bellanger. On ne l’avait point vu mêlé, non plus, aux diplomaties ineptes, aux préparatifs ignares, aux stratégies puériles qui avaient couvé, fait éclore et abattu, dès au bord de l’œuf, cette opération néfaste dont les conséquences présentes étaient l’invasion et dont l’avenir paraissait devoir tre plus pénible encore. Il portait un nom nouveau. Le docteur s’en montrait heureux:–«Puisque tous Les noms connus, disait-il, signifient honte et incalacité, nous ne pouvons courir chances plus mauvaises en nous servant d’inconnus.–Père Patient, joutait-il, comprenez bien cette comparaison à notre portée: Votre fagottier de l’an dernier étant pourri, inutile d’y chercher le bon bâton de cœur de chêne, rabattez vos espérances et bornez vos recherches au agottier neuf.–D’ailleurs, et le docteur appuyait ci comme sur une péroraison préférée, ce général asse pour avoir fait litière des vieilleries, il est, dit-on, dans le courant généreux; c’est un républicain.

Ce mot dressa Germain presque debout, son front s’éclaircit comme un ciel nuageux par une embellie. Mais l’effet fut loin de se produire égal en toutes les parties de l’auditoire.

Le vieux Charlot ferma les poings, son œil s’enfonça sous l’arc du soureil, et sa tête ramassée parut plus abrutie que jamais.

Germaine, regardant son père, dissimula, en se détournant, l’esquisse d’un signe de croix qui pouvait avoir les tendances d’une ébauche d’exorcisme.

Quant au père Patient, vivement il infléchit la tête comme pour éviter un choc, et ce ne fut qu’après une pause, pour se remettre, qu’il traduisit avec sa finesse paysanne, la pensée des siens.

–«Ce nouveau va tout changer, pour sûr, Monsieur Corda. Et m’est avis que c’est pour prendre le temps de se raviser qu’il a l’air, premièrement, d’imiter les vieilleries qu’il méprise, allant d’abord à reculons, d’Orléans à Vendôme, de Vendôme à Tours; quand il en sera au Mans… »

–«Mon ami, interrompit M. Corda, il est malaisé d’arrêter le courant quand la digue est emportée, mais honneur à ceux qui le tentent; que ceux-là ne soient point confondus avec ces impuissants qui, après avoir conjuré l’inondation, n’ont su, quand le flot est venu, que courber les épaules et disparaître. –Mais je vois l’intention, mon pauvre Patient: j’ai, par malheur, prononcé le mot qui terrifie vos campagnes.

«Républicain, pour vous, aujourd’hui, c’est le monstre.

«Vous l’avez mieux aimé jadis, quand il abolissait les priviléges et les droits féodaux; quand, d’un coup, il supprimait dîmes, redevances, corvées, et vous relevait du servage. Un fardeau vous écrasait, le dos en deux, la tête courbée à terre, comme sous un joug à bœufs, de même que vos bêtes de somme; vous grattiez vos landes ingrates, et leur stérilité vous nourrissait de pain de fougère, ainsi que sous Louis XV, le Bien-Aimé, de glands à pourceaux, d’orge dans les intervalles de disettes; d’orge, après que, sur la maigre récolte, les couvents et le château avaient prélevé leurs parts de choix.

«Le républicain vint, qui chassa le couvent, abattit le château et vous vendit, en détail, les bruyères seipneuriales. Ces bruyères sont devenues: votre bon blé froment, mon brave, lequel payera la guerre et la rançon; le clos de vigne; le pré où pâture à cette heure, petite Germaine, ta bonne Bruno, laquelle donne cet excellent beurre que tu prises tant, aux marchés de la ville.–Or, plus de beurre sans Bruno,–et où serait Bruno sans le pré?–Où serait le pré sans le courage opiniâtre de ce cœur libre, de ce bras fort du père, que voilà, qui, sur ce chantier, a travaillé soixante ans?–Et, sachons nous souvenir;–où en seraient Bruno, le pré et le travail de celui-ci, sans cet autre bras du vieux père qui n’est plus, et qui, lui, a défriché et créé, de cet autre cœur qui a senti, qui a vécu les choses que je vous décris; de ce cœur qui, avant de battre à l’aise dans une poitrine libre, a été oppressé sous le terrible poids de l’esclavage; qui a payé les redevances et qui s’en est vu affranchi; qui était tenancier, qu’on a fait propriétaire; qui errait maigre, affamé dans ses friches, affaissé, sans courage et sans espoir, dans sa chutte de paria, qu’on a redressé à taille d’homme; qu’on a fait citoyen, et auquel on a donné la vie pleine, la force, le courage, l’espérance, l’avenir, en lui donnant la liberté!

«Retournez, par le souvenir, au temps où ces choses s’accompplissaient, et demandez à ce père ce qu’il pense de celui qui l’a ainsi transformé, du républicain.

«Il vous répondra que le seigneur l’avait voué à la misère et que le républicain lui a donné le bien-être; qu’il était à terre, que le républicain l’a relevé. Il vous dira, à vous, que vous devez au grand combat du républicain les lois, les institutions qui vous ont fourni la terre, base première de votre travail, le courage que seule produit la liberté, et, par suite, toutes les combinaisons de ces deux éléments: vos défrichements, vos plantations, vos vignes, vos blés, vos prés et vos troupeaux, et les enfants gais et beaux comme Germaine, qui sont beaux et pleins de santé parce qu’ils sont libres, et qui végéteraient hâves et déformés s’ils étaient serfs et misérables.–Interrogez, et ce vieux père vous criera, de sa tombe, qu’il y est descendu à son heure normale, et qu’il y dort doucement, de par le républicain; mais qu’il y a trouvé son père, à lui, les ongles recourbés, les membres crispés, mort en torture dans le servage du marquisat.

«Choisissez donc la vie et choisissez la tombe, mais ne méconnaissez plus le bienfaiteur.»:

Cette sortie du docteur avait été impétueuse. Les paroles s’étaient pressées à ses lèvres comme foulées de l’intérieur par une injonction impérieuse partie des profondeurs des convictions.–Tout élan sincère est éloquent.

Germain se leva presque de son lit; il saisit les mains du docteur et les porta à ses lèvres. Sa figure rayonnait.

Germaine, en qui cette lumière avait jailli, fissurant, sous l’effort d’un coin lumineux l’enveloppe de préjugés qui couvrait son intelligence, Germaine avait les yeux arrondis d’attention, éclatants d’admiration, humides d’attendrissement. Le mouvement final de celui qu’elle aimait fut, pour elle, la plus irrésistible des péroraisons.

, Elle se précipita de même sur les mains du docteur; mais, par suite de ces bizarres arrangements qui sont les jeux de la nature, les mains de Germain se rencontrèrent là. Une étreinte fortuite dégagea l’éétincelle électrique. Germaine, atteinte d’une brûlure au cœur, fut renversée sur une chaise, la tête au ciel, les lèvres rouges, les dents pures entr’ouvertes, le sein gonflé, palpitant, et l’œil noyé dans les perspectives infinies des néophytes. Initiée par la parole convaincue, initiée par le regard du Dieu, cet esprit vierge, jeune, frais, suave, vivace, se tenait entr’ouvert, avide de vérités, et dans l’état de préparation le plus propre à la germination des semences fécondes. Imbibée de vertu, réchauffée d’amour, sur cette terre généreuse un mot tombé, un regard, une poussière, un atome pouvait instantanément développer des racines.–Ce mot tomba.

Germain contempla un moment cette tête renversée dans un nimbe d’inspiration; il sentit un dégagement d’essence éthérée qui, parti de ce foyer d’enivrements, lui envahit le cerveau et l’aveugla de bonheur. Il se crut fou. Son visage se pencha à portée de l’haleine de l’inspirée, et quelque chose d’instinctif cédant en lui aux deux courants qui l’inondaient en même temps,–sa foi,–son amour,–un ressort intérieur fit glisser ensemble ces deux pensées accouplées:–«République!–Je t’aime!»

A peine ses lèvres articulèrent;–mais le cœur de Germaine entendit.

Elle se dressa debout, rouge, avec des larmes, les beaux cheveux blonds un peu défaits,–il lui sembla qu’une racine puissante avait plongé en elle, qu’elle gestait une idée grave. Elle devint grave.

Elle étendit la main vers le docteur et dit:

«Monsieur Corda, vous êtes vraiment l’homme du savoir et de la vérité; c’est l’ignorance qui nous rend aveugles. A cette heure, et par vous, je comprends que je vaux quelque chose, de par la République, et que, sans elle, je serais moins qu’un ver de terre.–Mon grand-père a été créé par elle, et c’est par elle qu’il a créé ce qui nous fait vivre et aimer la vie.–Je veux vénérer mon grand-père!…»

–«Non, les prêtresses sacrées ne sont pas mortes, s’écria M. Corda de toute la force de sa voix, et je comprends aujourd’hui par quelle vertu généreuse elles peuvent enflammer et emporter les foules.– Viens, ma bonne petite Germaine, que je te presse dans mes bras.»

«Charmante et noble fille, ajouta-t-il encore tout troublé d’émotion,–oui, tu es noble sous ta chaumière. Comprends-tu la noblesse?–Elle est du cœur; non de la bourse.»

Dans son coin, le père Patient ne bougeait. Sa tête était penchée. On sentait que, dans ce vieux cerveau à carapace, une lutte se livrait contre tout genre d’enthousiasme.

Chez Charlot, l’effet avait été contraire.–Il haïssait le bourgeois. En lui, cette idée seule était fixe; toute autre flottait indécise autour de lui, effleurant à peine son indifférence. L’attaque, puis la méditation du père ne le touchaient point. L’illuminisme de la jeune fille l’avait bien attaché un peu, car les productions de cette jeune volonté étaient, en dehors de sa haine, les seuls actes capables de l’intéresser et de le dompter; mais le sentiment qu’il en ressentit ne dépassa pas l’étonnement. Ce qu’il vit de plus clair dans toute cette scène, c’est qu’un bourgeois affirmait; dès lors, son unique préoccupation fut de nier. Comme toujours, si quelqu’un eût parlé, il se serait tu; mais Patient se taisant, il trouva dans cette conjoncture grave, où un bourgeois le froissait, l’audace inouïe do rompre son mutisme habituel.–Il le fit violemment, comme fait tout homme qui craint de manquer de courage.

–«Et moi, je vous dis, cria-t-il en fermant les poings, que c’est comme le maître Denis a dit, et non comme dit le bourgeois; et que c’est le maître Denis qui a raison, et que si les républicains nous avaient fait du bien, nous ne les haïrions pas ainsi que nous les haïssons tous.»

Puis il retraita d’un pas, comme doutant encore de sa témérité; mais aussi pour se placer en garde, à tout événement, prêt au combat.

Une légère contraction agita les lèvres de Patient, qui d’ailleurs ne dessina pas autrement le sens des sentiments qu’il ressentait.

Le vieux docteur s’assit pour se préparer à la démonstration. Se recueillant, il essuya les verres de ses lunettes, et dit:

–«Mon pauvre vieux Charlot, vous, d’abord, vous vous calomniez; vous ne les haïssez point, étant incapable de toute autre haine que celle du bourgeois, qui vous est propre. Mais vous n’en traduisez pas moins bien et crûment les vagues aperçus de nos paysans, leur rendant même ici ce service, d’exprimer leur pensée avec une netteté qu’ils n’apportent jamais dans leurs affirmations.

«Mes amis, vous dites: Nous haïssons les républicains; je vous dis, moi: Vous croyez les haïr. Ce qui n’est pas la même chose. Permettez-moi de vous l’expliquer.

«Quelles sont les visées primordiales du républicain?–L’abolition définitive de tous les privilèges assis sur une autre base que le mérite, et, par voie de conséquence, le bien-être, enfin, pour tous les déshérités: c’est, au résumé, l’établissement de la justice pour tous.

«Or, que voulez-vous, vous-mêmes, mes bons amis?

, Vous voulez vivre en travaillant; par le travail arriver à la propriété, votre rêve, rêve dans lequel vous entrevoyez: la liberté, garantie par l’équité dans les transactions, la paix, et toutes les douceurs du commerce de la vie.

«Eh bien! qu’y a-t-il au fond de ce programme? –La justice définitive, et, par elle, la liberté et le bien-être.

«Donc vous voulez, absolument, ce que veulent les républicains; votre programme et votre but, à tous les deux, sont les mêmes.

«Et je défie de trouver, par les villes, aucun républicain qui soit plus républicain que vous tous aux campagnes.

«Essayez, par supposition, d’un arbitraire qui viendrait, aujourd’hui, opprimer, directement, votre propriété, enchaîner votre liberté, entraver votre travail, restreindre vos droits acquis et remplacer la justice, à laquelle vous avez recours, par le bon plaisir.

–Quel concert s’élèverait de vos bandes ameutées!

«Paysans, mes bons amis, vous êtes donc parfaitement républicains, républicains à fond, et vous ne pouvez pas haïr les républicains.

«Votre erreur gît dans une équivoque.–Vous sentez bien ce que vous voulez; mais vous êtes trompés sur ce que veulent vos meilleurs amis, que vous prenez pour adversaires et qui veulent ce que vous voulez vous-mêmes.

«N’en étant pas instruits, vous ne pouvez comparer ni juger.–Vous aimez la chose, et, par ignorance, vous haïssez le nom.

«En un mot, vous êtes républicains sans le savoir.

«Mais par quelle étrange méprise êtes-vous arrivés à désirer une chose et à détester le nom que cette chose porte?–Comment est-on parvenu à vous éloigner de ceux qui veulent ce que vous voulez vous-mêmes, à vous en faire peur et à bourrer votre esprit de ce singulier quiproquo que vos alliés, vos vrais amis sont vos ennemis?

«C’est l’histoire de ce quiproquo que je veux vous faire en deux mots.

«Comprenez-moi bien, et reportez-vous au temps de nos premières applications républicaines.

«Les prêtres, les nobles, qui sont le petit nombre, ont tout.–Le peuple, vous tous, le grand nombre, n’a rien.–Nulle terre sans seigneur, disait-on.

«Le principe républicain arrive qui dit:–Justice égale pour tous; égalité de droits et de devoirs; que le bien-être soit le fruit du travail, et que les seules distinctions résultent du mérite.

«Ce principe républicain triomphe.–Une réformation radicale s’opère dans l’état de cette vieille société. I

«Au profit de qui?

«Evidemment, de vous tous, des souffrants:— Vous acquérez des droits, des propriétés, du bien-être; — vous n’aviez rien, vous possédez.

«Mais au détriment de qui?

«Eh! de ceux qui avaient tout: droits, propriétés, lien-être, qui en jouissaient exclusivement, et qui ont obligés d’en céder une partie.

«Ils étaient accapareurs de toutes choses. On a voulu vous faire des distributions; il a bien fallu puiser dans leurs magasins, puisqu’il n’y avait rien ailleurs.

«Vous qui recevez, vous êtes satisfaits de la part nouvelle, je le comprends. Vous êtes les favorisés de ’idée républicaine, ses croyants, ses adeptes; vous êtes les républicains.

«Mais les accapareurs dépossédés, nobles et prêtres, par les mêmes raisons sont essentiellement anti-républicains. Le principe républicain les dépouille; ils le détestent.

«Ce qui vous favorise les déshérite.

«Ce qui vous est utile leur est nuisible.

«Votre bien est leur mal.

«Donc, ils haïssent ce que vous aimez.

«Et, si vous étiez avisés, mes bons amis, il devrait vous suffire de leur voir rejeter une chose, pour, aussitôt, l’admettre.–Ce mobile basé sur le calcul les antipathies intéressées ne vous tromperait jamais.

«Malheureusement, en fait, c’est tout le contraire lui se produit.

«Suivez-moi bien:

«Il est arrivé que, par la succession des événements plus ou moins heurtés qui constituent l’histoire, ces mêmes nobles et prêtres, ou leurs fils, ou leurs imitateurs, plus acerbes peut-être que leur modèles, sont revenus à leurs anciens domaines, resaissant avidement ce qui vous en avait échappé.

«Et cet esprit du passé vit parmi vous et ne vous quitte plus. Il ne vous a pas lâché depuis le premier Empire.

«Or, cet esprit s’est fait le vôtre.–Il s’est éclairé sans vous éclairer.

«Depuis soixante-dix ans il a tenu les colléges les écoles, les conseils, les jurys, les tribunaux, l’armée, la chaire qui seule vous parle, et sans contradiction possible; et, par tous ces canaux, à tous les instants, à propos de tous les faits, avec une entent et une obstination que l’intérêt explique, il vous infiltre, il insinue à petites doses ou il proclame avec éclat que ses ennemis sont vos ennemis, que le bien c’est lui et que les républicains sont des monstres.

«Comment auriez-vous pu résister?

«La pierre la plus dure se creuse sous la chute persistante d’une goutte d’eau.

«Cette goutte d’eau, vos ennemis vrais, insinués faufilés à vos côtés, vous l’ont versée à jet continu et redoublé, et ils ont fait leur trou.

«Les républicains, les vôtres, votre famille, vos alliés véritables, combattent cet esprit, avec efforts avec succès même; mais loin de vous, dans les villes où on est éclairé, hors votre portée, par la parole, que vous n’entendez pas, par les livres, par les journaux.

«Or, ces classes asservissantes qui vous ont dominé jadis par la force, qui, sournoisement glissées à vos côtés, vous dominent encore par la ruse, ont eu l’adresse, tout en ne contestant point vos conquêtes, ce qui vous eût éclairé sur leur jeu, de vous tenir dans une ignorance qui s’éloigne peu de l’encroûtement épais des temps de leur ancienne domination. Les livre, les journaux ne vous parviennent pas, et, vous parviendraient-ils, vous ne les sauriez lire, de sorte que vous ne connaissez aucun des effets de l’instruction; vous n’êtes même pas en état d’apprécier l’importance de ce bienfait, l’instruction, que le républicain rêve pour vous.

«Vous n’êtes point éclairés et vous ne pouvez vous éclairer. Vos dominateurs vous ont muré la vie de L’intelligence. Ils vous tiennent dans l’ombre de ce mur, étranglant dans l’obscurité vos droits, vos libertés, profitant de votre sottise, s’en engraissant, et vous ameutant, innocents, contre vos amis, contre vous-mêmes.

«Depuis soixante-dix ans il n’est pas un grand fait, pas une grande idée, pas un progrès qui n’ait germé dans le républicanisme, et, depuis soixante-dix ans, pas un progrès qui n’ait été attaqué par les fourbes qui vous mènent. Ils les adoptent après la réussite, les retournent à leur profit, vous cachent leur origine, devant vous les couvrant de leur manteau; ils vous poussent dans les encognures sombres, pour, à leur aise, diffamer la paternité de ces illustrations et dissimuler, à vos yeux, les lumières qui malgré eux éclatent.

«Le républicain a rayé les privilèges, proclamé les droits de l’homme, décrété l’égalité, répandu la justice, rendu la terre au laboureur, fait du serf un homme; ennobli le travail, placé le sol aux mains du travailleur, décuplé les produits du pays; en regard des décevantes merveilles des rois, Versailles, Trianon, donné l’essor aux mervelles des peuples: routes, railway, électricité, abolition de l’esclavage, suffrage universel et la rénovation et l’hormonie dans l’avenir.

«Et, durant que ces splendeurs se déployaient, l’anti-républicain, embusqué dans la pénombre des forteresses haineuses qui couvrent encore vos chaumières, vous prêchait, vous catéchisait, et vous inoculait, goutte à goutte, la haine du républicain, votre frère, votre bienfaiteur.

«Le républicain, c’était ce débauché qui répugne, ce vagabond qui vit dégradé, cet escroc chargé de méfaits.–Ce tableau faux vous rebutait de dégoût, vous écoutiez le peintre faussaire et vous rentriez dans l’honnêteté de votre cabane que le travail avait sanctifiée, et pour laquelle vous ne vouliez aucun contact impur.

«Mes braves amis, le contact impur était celui du diffamateur qui vous trompait.–Et l’honnêteté, la vertu, les vues désintéressées et généreuses appartenaient au républicain.

«Ah! repoussez donc l’obstacle et donnez-vous la main!

«Cette main, vous l’auriez unie plus tôt si le seigneur, si le moine des temps affreux ne s’était masqué.–A visage nu, vous n’auriez pu vous tromper aussi longtemps.

«Mais une couche de renégats sortis de vous,–au début, grande par la conception, par l’effort, grande par l’action,–depuis, abâtardie par le succès, oublieuse des devoirs, saturée des jouissances du pouvoir et des richesses, singe des grands qu’elle avait abattus, se complaisant à leurs places, et, désormais, préoccupée de l’unique souci de s’y pavaner,–la Bourgeoisie, puisqu’il faut l’appeler par son…»

L’orateur ne put achever.

Charlot, enfin, avait compris. Au comble de l’ivresse, il sautait de joie, transporté au zénith d’un mouvement expansif tel que ses familiers ne lui en avaient jamais connu.

–«Top, top, top. topez-là, docteur! criait-il à tue-tête, vous êtes un bon et non pas un Bourgeois.»

Il saisit le docteur à bras le corps, l’éleva dans ses muscles de fer, léger comme une botte à ses bœufs, le porta deux fois autour de la chambre, le déposa près du lit, et s’élança dans la cour, criant encore: «Top, top, topez là; un bon, un vrai bon!…»

La diversion fut si subite et si burlesque que Patient, sa fille, Germain et le docteur lui-même furent pris d’un fou rire qui changea le cours grave du début en hilarité bruyante, et ce fut au milieu d’une gaieté expansive que le docteur serra, en partant, la main de son malade, disant:

–«Vous allez au mieux, mon brave Germain. Encore un mois du régime de ces braves gens, et le sourire de gentille Germaine vous épanouira en aussi florissante santé que si jamais balle de Prusse n’eût passé l’Oder.

«Que mon pays vous imite!»

Le dégrossi

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