Читать книгу Le dégrossi - Victor Le Febvre - Страница 9

IV
LE RHABILLEUR

Оглавление

Table des matières

La réaction entra sous trois formes d’allures également mûries.–Non pas les trois Grâces.

La première était Charlot, le vieux pâtour aux bœufs, un peu abruti;

La seconde, un voisin qui ricanait dès le seuil avec une légère teinte de moquerie;

La troisième était le rebouteur.

Qu’est-ce qu’un rebouteur?

Le langage n’a pas le charme de la botanique.– Celle-ci cueille, caresse les fleurs et s’instruit dans les parfums.–Le langage, lui, renvoie aux racines. Il s’agit de déterrer; besogne assez peu ragoûtante et qui, parfois, salit les doigts.

Je n’ai pas ce culte et j’en rends grâces au ciel. Pourtant, quand on veut toucher aux religions, il faut faire comme les niais et se barbouiller un peu d’eau bénite.

Donc, en cette Touraine, où se sont conservés tant de vieux mots que Rabelais pourrait s’y lire encore à livre ouvert,–pour mettre on dit encore bouter ou boutre, de butare, paraît-il, racine que m’ont déterrée des obligeants, et qui, en latinité de basse condition, veut dire, de même, mettre:–Boutons-le là; mettons-le là.

Les épurés daignent nous faire l’honneur de conserver encore Boute-en-train.–Ce sont eux aussi, je crois bien qui, par euphémisme, ont changé, dans Bouttons, le B trop rude, en une lettre plus euphonique.–Ainsi élégantisée la locution Boutre a gagné une nuance un peu vive, un peu heurtée, qui se détourne légèrement du sens simple mettre. Boutre modifié est moins bonhomme: on le prend assez pour ce composé:–mettre avec quelque peu de force, d’énergie, de courage, ou bien d’impatience, de pittoresque, d’humeur; de liberté, même de licence; peut-être d’impertinence.

Voilà bien pourquoi les bouches élégantes, auxquelles la truffe est familière, et qui, pour les commodités du commerce, ont, de rechange, deux marques comme deux langages, réservent cette dernière expression, agrémentée de la lettre en question, pour les heures d’intimité et les mignons détails gourmets. Pour exprimer la même chose ils ont d’autres tournures de gala. Aucun interlocuteur, aucune interlocutrice ne s’y trompe, mais on s’endistingue, on s’endélicate ainsi. Cela est piquant.–Piquant, comme est piquante cette toilette bizarre revêtue pour dissimuler le moins possible un corps de nymphe. Qui pense au contenu? ah! personne.–Convention de gala.–La vérité intime est que pas un ne s’arrête à la toilette et que tous grillent des désirs d’au-delà. Eh! bien, en ces hauteurs choisies, de même celui qui détacherait vertement le mot final de ma phrase serait réputé téméraire, peut-être fou.

A Montrésor, nos rustiques bouches à pommes de terre ne marivaudent pas tant; elles ont, de très bonne foi, subi l’F des raffinés, et, sous cette variante, emploient Boutre pour mettre, en tout bien tout honneur, et sans négliger cette nuance teintée dont nous reconnaissions plus haut l’accentuation rablaisienne.

J’ai entendu Grassot, d’irréparable mémoire, traduire ce vieux dérivé du gaulois par Flanquer. Mais Grassot, maître tricheur, en ce point encore, comme un diplomate, a triché; nul n’a mordu à cette cote mal taillée, et Flanquer ne s’est pas élevé au-dessus de la basse latinité du Palais-Royal.

Ici, Bouter, Boutre avec sa lettre d’agrément, est demeuré ferme au poste; Boutre euphémisé égale donc mettre, mais mettre net, sec, hardiment. Hommes, femmes, vieillards, enfants, de tous âges conversent, avec franchise, au travers de cette locution, sans que jamais l’ombre d’une égratignure en ait effleuré l’oreille à personne.

Je n’ai reconnu à la modification que j’explique que de très rares exceptions. Par exemple:

Boutoir. On dit toujours: coups de boutoir. Ici, la modification adoucissante ne serait pas admise.

Et encore en la qualification spéciale qui nous occupe.

Ainsi Rebouteur est resté.–Sa variante, modernisée, ne s’emploie pas.

Rebouteur:–celui qui remet; qui remet en place, qui remet carrément et sans crainte.–Avez-vous les os cassés?–Allez au rebouteur; il les remettra, vivement, en place normale.

Le mot emporte donc une opinion de prestesse, d’agilité, d’adresse qui commande la confiance et explique l’abandon qu’il a répandu dans les campagnes.

On se casse une jambe, un bras, une côte, on va au Rebouteur. Et le Rebouteur, à force d’en remettre mal, finit par en remettre bien. Nous disons ici : En forgeant on devient forgeron, et, par la force de sa volonté, Démosthènes. mais ne souffrons pas que le sujet nous échappe.

Le succès enhardit l’officiant et fanatise les adeptes; ceci un peu partout. Mais particulièrement à la campagne, le succès passe tout. Il prime honneur, vertu, mérite; et l’argent du réussi, qui d’ailleurs est la marque du succès, emporte tous les suffrages.–Pourquoi tel trompe, vole, saute, escamote, sur la fin de ses tours achète le donjon, se pavane en carosse, et, sûrement, sera député?–Il est la honte, mais il est l’éclat.

Rebouteur le sait, et, suivant l’exemple, il escamote de son mieux.

Après quoi l’on afflue chez lui pour cent autres disgrâces:–pour une foulure, une contusion, un cor au pied; la pierre, la teigne, la rogne; les difficultés de jurisprudence; et, même, la bonne aventure.

Voilà, encore, pourquoi l’on a légèrement modifié, vers ces derniers temps, l’appellation qui nous occupe. –Expliquons-le.

Être nu est laid, et, évidemment, contre nature.

C’est la veste et la culotte qui sont naturelles, légitimes et légales.

Imaginez voir, un peu, sans ces nécessités sociales, d’aller visiter le commissaire de police!

Donc, l’homme, la femme, surtout, sont d’autant plus déshérités qu’ils sont plus déshabillés.

Dans toutes les infortunes, de quoi avez-vous primordialement besoin?–Répondez.

Du Rhabilleur!

L’avocat, le juge, le médecin, le maire, le curé, le sacristain,–toutes les puissances,–sont des rhabilleurs.–Puissances d’autant plus estimées qu’elles rhabillent vite et mieux.

Par conséquent, et, au premier chef, le Rebouteur. Le Rebouteur est donc devenu le Rhabilleur.

Je n’ai employé la première expression que pour être, à tous, clair dans mes prémisses; mais, afin de rester sincère jusqu’aux ongles, il me faut dire Rhabilleur; et uniquement. Pour les raisons plus haut déduites, Rhabilleur est seul usité aujourd’hui. En Touraine, je ne serais même pas compris sans ce correctif.–Néologisme tant que vous voudrez, Pantagruel et ses habitués le désavoueraient, je le veux; mais le voilà. Vous n’y pourrez rien.

Ma marotte est de m’instruire. Élucidons ce point à fond et pénétrons avant dans la logique.

En Touraine, va-t-on chez le Rhabilleur parce qu’on s’est déshabillé quelque chose?–Non.

C’est ici que doit trouver place un succinct exposé des connaissances anatomiques des campagnes.

Quand un homme meurt, défense expresse d’y toucher; il y a des ensevelisseuses gagées qui se voilent la tête et cachent avec grand soin leur profession de passage. Un père, un fils, une amante restent glacés, pétrifiés d’horreur devant le visage pâli de celui qu’ils aimaient hier.–Tout mourant entre par la porte du curé; tout mort, irrévocablement, est tombé dans son domaine.–C’est l’Enfer ou le Purgatoire; le Paradis si peu que rien, pour les intimes uniquement: peu ou prou tous les autres sentent le roussi à faire reculer les plus intrépides. Le coin non bénit du cimetière provoque des crispations à tordre les crémaillères. Dans ces conditions, un pendu se débattant fait fuir à toutes jambes; la corde peut travailler sans dérangement. Avant de décrocher, on court chez le maire ou le gendarme.–Je leur ai dit: «Courez au moins chez le curé, lequel a intérêt à sauver une âme.» Mais j’ai reconnu que le curé y tient peu: la terreur fait mieux l’affaire.

Quand un cheval meurt, on creuse vite un trou et l’on se sauve. On fait de même pour un bœuf, lequel ne vaut plus rien, même gras.

Je n’ai vu fêter la mort que chez le Cochon.–Celui-ci nourrit le paysan et le familiarise.

Mais le moyen qu’on compare les vertèbres d’un cochon à celles de l’homme.–Y pensez-vous? Et le baptême qui différencie tout cela.

Non, l’anatomie du paysan est celle de sa pioche ou de sa hachette.–Uniquement, deux modifications:

Emmanché ou démanché.

Emmanché est le bien, le bon, l’utile.–La pioche ne peut servir autrement.

Démanché est le désordre.

L’homme réemmanche sa pioche lui-même.

L’homme démanché va trouver le Rhabilleur..

Anatomiquement, telle est la différence, au fond.– En a forme, telle est la logique de la langue.–Le pédagogue traducteur en suera sang et eau dans deux mille ans.

Mais, hélas! aussi, telle est la logique de l’instruction dans nos villages.

Au catéchisme, nos paysans ont appris qu’un homme est né d’une vierge, qu’ils peuvent manger Dieu quand l’appétit leur en dit,–après quoi ils méditent sur les conséquences.–Et le mystère de la sainte Trinité, un jour, par le vicaire, leur fut expliqué de la sorte:–«Mes frères, tout prouve ce consolant mystère:–Tirez de la tinette le premier morceau de salé venu; qu’y trouvez-vous?… Le maigre, le gras et la couenne!… Fait-il un tout ou suis-je un fourbe? –Et des impies reculeraient devant ces immenses vérités!!–

Jean Nicou tient la bouche béante et s’en va ébranlé et songeant.

Sortant de là, vous l’envoyez voter sur l’essence des gouvernements.

N’oubliez pas qu’il y a aux campagnes vingt-cinq millions de gaillards ainsi accommodés.

Et vous n’avez pas peur?

Ah! premièrement, poussez donc un peu de côté l’ignorantin et enseignez un atôme de bon sens, s’il vous plaît.

Pour aujourd’hui, nous en sommes encore au Rhabilleur qui R’emmanche.

Ce dont se rendait parfaitement compte Charlot, le pâtour.

Il avait ainsi raisonné:–«Voilà un homme démanché, donc il s’agit de le rhabiller.–Qui peut rhabiller?–Eh! le rhabilleur.–Not’ maître baisse depuis quelques années; a-t-on vu? le médecin!...... Le médecin demeure à deux grandes lieues; le rhabilleur est à trois quarts de lieue à peine; en deux sauts je l’amène.–Le rhabilleur prend trente-cinq sous et fait lui-même les claquettes avec son couteau; le médecin coûte cent sous. Et qui peut prévoir les suppléments: bandages, opiats et toutes ces charlataneries des Bourgeois?–D’ailleurs, c’est un Bourgeois»

A cette dernière invective, que Charlot lança comme le suprême éclair d’une péroraison souvent fulminée contre un grief médité, le pâtour devint sombre: on eût dit un nuage chargé de grêle, et son visage prit cette teinte abrutie qu’elle conservait encore quand nous l’avons vu entrer.

Au lieu de regagner le travail, comme Germaine l’avait cru, Charlot était allé trouver Denis, le rusé voisin qui souvent conseillait ses démarches; puis il avait opéré ses deux sauts jusqu’au village. Et tous trois arrivaient ensemble: Denis observant; le Rhabilleur prêt à opérer; et Charlot, toujours sombre, mais fier; fier de son idée, fier d’avoir devancé le médecin, fier de son service au blessé; mais, par dessus tout, fier d’un bon tour au Bourgeois.

Denis, le premier, interrogea:–«Eh bien! Germaine, qu’y a-t-il?»

Mais, avant que Germaine eût eu le temps de répondre, la fatuité de l’homme de l’art, doublée de la fatuité du paysan, se réveillèrent chez le Rhabilleur. Il dit:

–«Dans l’instant même je vais vous apprendre ce qu’il y a, moi, à tous. Ce n’est pas pour me vanter, mais le démanchement le plus corsé ne me fait pas peur. On vient de cinq lieues se faire rhabiller par cette poigne-là. Et je n’en prends, aux vieux comme aux jeunes, que trente-cinq sous.–Beaucoup me donnent davantage, bien sûr, mais je ne force personne.–Un bourgeois, un grand bourgeois, vint d’Ecueillé il y a huit jours. Il était aux mains des médecins depuis six mois, tous l’avaient abandonné, je l’ai remmanché solide comme la fourche à Charlot. Il était si content, si en dehors de lui-même qu’il en a embrassé ma femme.–D’ailleurs. Tenez.»

Le paysan ne connaît pas la modestie.–Je crois que la raison en est qu’il n’a jamais été gâté par les éloges. Comme personne ne fait jamais son panégyrique, il est obligé de l’entreprendre lui-même. Le plus idiot ne manque jamais de vanter sa supériorité sur le-concurrent.–Est-ce travers paysanesque seulement?–Est-ce instinct naturel à l’homme?– Considérons la pose charlatanesque du moindre Trissotin qu’on loue. Sa bouche réservée, son œil timidement cligné paraissent les fissures d’un gonflement si plein de son mérité qu’il crèverait sans ces trous par où s’échappe la vanité. Quel que soit l’excès de la louange, jamais celle-ci n’atteint la mesure de ses droits acquis.–Au moins si la fatuité du paysan heurte, elle est franche,–et sa portée est si courte!

D’ailleurs, dans le cas spécial qui nous occupe, le rhabilleur clôtura son avisé boniment par une attitude sans hypocrisie qui, plaçant de suite sa démonstration au bout de l’exposé, ne pouvait tolérer l’objection.–Il retroussa ses manches, souleva le malade et se mit à travailler sur le nu à rendre jaloux en plastique un artiste de brio.

La pauvre petite Germaine ne put obtenir une seconde pour placer sa réflexion. Elle se sauva dans la grand’pièce, et, de là, entendant les cris de torture, pauvre fillette, elle se prit à pleurer.

Ces cris de douleur du blessé faisaient frémir. Ils animèrent d’autant mieux le zèle du praticien.

–«Tenez, par ici, vous, maître Denis.–Attrape, par là, toi, Charlot; et tire ferme.»

Dans cet étau, le malheureux à la question ne pouvait bouger, et le Rhabilleur, tenant du genou l’échiné du patient en double, rhabillait avec une verve qui aurait tourné le cœur d’une escouade de bouchers.

Germaine pleurait à chaudes larmes.

Mais, tout à coup, le blessé cessa ses plaintes.– Germaine essuya ses yeux.–L’opération était terminée, sans doute; .et réussie.

–«Là, c’est fait, dit le Rhabilleur. Passez-moi ces deux petites planchettes que voilà et une forte nappe.»

Il appliqua ses deux planchettes sur le dos de sa victime et ligatura fortement.

La victime ne remuait ni ne parlait plus.–Le Rhabilleur replaça une tête inerte sur l’oreiller, se frotta les mains d’aise et cria, tout guilleret:

–«Allons, vous autres, ça y est. Germaine! un verre de vin.»

Germaine apporta, en hâte, son meilleur vin, pour réconforter le cher malade.

–«Bon, la petite, dit le Rhabilleur lui tirant la cruche des mains,–je ne l’ai pas volé.»

Il but trois coups consécutifs; il s’essuya les lèvres et le front du même revers de la main, et, montrant ce revers maculé de vin et de l’eau de son front:

–«Je n’aime qu’en cette façon le mélange.»

Il rit à gorge déployée de la plaisanterie.–Son succès l’épanouissait. Il triomphait.

–«Hein! continua-t-il, avez-vous vu le tour?– M. le curé, l’autre jour, voulait l’apprendre. Finaud, va.–Plus souvent, que je me suis dit.–Assez de leurs enjôleries pour el’ pauvre monde.–Je le lui ai montré z-à l’envers… Ha! ha! ha!—qu’il aille s’y faire mordre.»

Il engloutit deux nouveaux verres de vin.

Germaine s’était approchée du blessé.–Elle poussa soudain un cri aigu et tomba évanouie.

–«La petite en tient pour le gars, ricana Denis.

Le Rhabilleur dit–«Laissez-moi faire; je connais ça.»

Charlot sauta sur le Rhabilleur, hurlant d’une voix étranglée:–«Si tu touches à celle-là, je t’assomme.»

Le Rhabilleur gagna le second plan.

Charlot et Denis placèrent Germaine sur une chaise, près du lit. Elle revint à elle.

Elle parut d’abord se réveiller d’un songe.–Puis son regard atteignit le blessé. Elle se dressa, bondit comme une lionne, poussa frénétiquement le Rhabilleur, criant indignée:

–«Misérable, vous l’avez tué!»

Rien n’est imposant comme un élan de nature.

Le Rhabilleur, Denis, Charlot baissèrent la tête dans les épaules, le bras devant le front, comme sous une trombe inévitable, et ils firent retraite, instinctivement, sans en avoir conscience.

Honteuse l’ombre fuit sous un jet lumineux.–Ces ténèbres avaient senti l’éclair.

Le dégrossi

Подняться наверх