Читать книгу La foire aux vanités (Texte intégrale, Tome 1 et 2) - William Makepeace Thackeray - Страница 17

CHAPITRE XIII.

Où l’on fait du sentiment et autre chose.

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J’ai bien peur que le jeune homme auquel miss Amélia adressait ses lettres n’eût un cœur léger et sceptique. Le lieutenant Osborne, se voyant poursuivi, partout où il allait, de nombreux poulets qui l’exposaient aux railleries de ses camarades, intima à son domestique l’ordre de ne jamais lui remettre sa correspondance que dans son cabinet. Le capitaine Dobbin, qui, j’en suis sûr, aurait donné beaucoup pour avoir une de ces précieuses dépêches, l’avait vu à sa grande stupéfaction allumer son cigare avec une de ces lettres.

Pendant quelque temps, George essaya de tenir sa liaison secrète ; mais il laissait toutefois entrevoir qu’il s’agissait d’une femme.

« Et pas la première venue, disait l’enseigne Spooney à l’enseigne Stubbles ; c’est un gaillard que cet Osborne. La fille du juge de Demerara en était devenue folle ; et puis, après, est venu le tour de la belle mulâtresse Miss Pye, à Saint-Vincent, vous savez ; et depuis notre retour, on dit qu’il fait pis que don Juan et rendrait des points au diable. »

Stubbles et Spooney pensaient que faire pis que don Juan était se distinguer par les plus belles qualités qu’un homme pût avoir. La réputation de George était colossale parmi les jeunes officiers du régiment : il était fameux comme chasseur, fameux comme chanteur, fameux à la parade, fameux en tout et prodigue de l’argent qu’il devait à la libéralité de son père ; aucun habit, au régiment, n’avait meilleure coupe que les siens, et personne n’en avait plus que lui. Ses hommes l’adoraient. Aucun autre officier, même le colonel, le vieil Heavytop, ne pouvait boire plus que lui. Il boutonnait au fleuret Knuckles, le prévôt d’armes, qui serait passé caporal sans son état perpétuel d’ivresse, et qui avait obtenu son diplôme dans un assaut. Il excellait comme joueur aux boules et aux quilles. Sur son cheval, l’Éclair, il avait gagné le prix offert par la garnison aux courses de Québec, et Amélia n’était pas seule à l’admirer. Stubbles et Spooney, du régiment, le tenaient pour un Apollon. Dobbin voyait en lui un successeur de Lovelace, et la femme du major O’Dowd déclarait qu’il était très-beau garçon et qu’il lui rappelait Fitz Jurl Fogarty, second fils de lord Castle Fogarty.

Toutes ces personnes, chacune de son côté, se livraient aux conjectures les plus romanesques à propos de la correspondance d’Osborne. Selon les uns, c’était une duchesse de Londres amourachée de lui ; selon les autres, la fille d’un général qui, ne pouvant se dégager d’autres liens, l’aimait au moins d’un amour éperdu ; d’autres parlaient de la femme d’un membre du parlement qui lui aurait offert quatre chevaux pour l’enlever ; chacun enfin à sa guise y voyait une victime de quelque passion enivrante, romanesque et scandaleuse. Osborne refusait de jeter la moindre lumière sur toutes ces conjectures, et laissait à ses jeunes amis le soin de lui fabriquer un roman.

Pour découvrir au régiment le mot de cette intrigue, il ne fallut rien moins qu’une indiscrétion du capitaine Dobbin. Le capitaine prenait un jour son déjeuner dans la salle commune où Cackle, l’aide-chirurgien, avec Stubbles et Spooney, devisaient sur les amours d’Osborne. Stubbles soutenait que la dame mystérieuse était duchesse à la cour de la reine Charlotte, et Cackle penchait pour une danseuse de l’Opéra de la plus détestable réputation. À cette idée, Dobbin éprouva une telle indignation que, la bouche gonflée d’œuf et de pain beurré, malgré cette barrière opposée aux mouvements de sa langue, il essaya, d’articuler les sons suivants :

« Cake, vou êtes un fou stoupide, vou êtes toujou à dire des sottises et pallé de scandale. Oborne n’est point aux pieds d’une duchesse et ne songe point à se ruiner pour une plancheuse. Miss Sedley est la plus charmante fille qui ait jamais existé. Depuis longtemps il y a entre eux promesse de mariage, et l’homme qui voudrait s’attaquer à elle fera mieux de se taire en ma présence. »

En prononçant ces mots, Dobbin était devenu cramoisi, et il finit presque de s’étrangler en jetant dans sa bouche une tasse de thé bouillant. Au bout d’une demi-heure, l’histoire était connue de tout le régiment, et le soir même mistress O’Dowd écrivait à sa sœur Glorvina, à O’Dowdstown, de ne plus beaucoup se presser de quitter Dublin, le jeune Osborne ayant dirigé ses recherches d’un autre côté.

Dans la soirée, elle en fit son compliment au lieutenant par une petite allocution fort bien tournée, qu’elle accompagna d’un verre de wiskey, et il rentra chez lui furieux contre Dobbin, qui avait refusé l’invitation de mistress O’Dowd pour rester dans sa chambre à jouer un solo de flûte et à composer des vers d’un style mélancolique. L’orage grondait sur la tête de Dobbin, pour avoir ainsi trahi le secret de son ami.

« Qui diable vous a prié de parler de mes affaires ? lui cria Osborne exaspéré ; la belle avance que le régiment sache mon mariage ! et puis cette vieille et bavarde sorcière de Peggy O’Dowd ne se gêne point pour dire de moi à sa maudite société toutes les sottises qui lui passent par la tête, pour tambouriner mon hyménée par les trois royaumes. Enfin de quel droit, je vous prie, aller dire que ma foi est engagée ? de quel droit vous immiscer dans mes affaires, Dobbin ?

– Il me semble… commença le capitaine Dobbin.

– Que le diable vous emporte, Dobbin, avec ce qu’il vous semble ! interrompit son jeune ami. Je vous ai des obligations, je le sais, mais je n’y puis plus tenir ; vous m’ennuyez, à la fin, avec vos sermons ; c’est abuser par trop du privilége des cinq années que vous avez de plus que moi. Je n’entends point supporter plus longtemps vos airs de supériorité, de pitié et de haute protection. De la pitié et de la protection ! Je voudrais bien savoir en quoi je vous suis inférieur ?

– Y a-t-il promesse de mariage ? demanda le capitaine Dobbin.

– Est-ce que cela vous regarde plus que les autres ?

– Avez-vous à en rougir ? reprit Dobbin.

– De quel droit me faites-vous cette question ? je voudrais bien le savoir, demanda George.

– Bon Dieu ! vous ne songez point à dégager votre parole ? reprit Dobbin avec inquiétude.

– En d’autres termes, vous me demandez si je suis un homme d’honneur, dit Osborne avec fierté ; c’est cela, n’est-ce pas, que vous voulez dire ? Depuis quelque temps vous prenez avec moi un ton que je ne veux pas… que je ne supporterai pas davantage.

– Eh bien ! oui, je vous ai dit que vous négligiez une charmante fille, George ; je vous ai dit qu’en allant à la ville vous devriez aller la voir et ne point fréquenter les maisons de jeu de Saint-James.

– C’est votre argent que vous réclamez ? dit George d’un air moqueur.

– Oui, sans doute ; car je n’en ai pas tant à gaspiller, dit Dobbin, et vous en parlez bien à votre aise.

– Allons, William, je vous demande pardon, dit George cédant à la voix du remords ; je vous ai trouvé mon ami en mainte occasion, Dieu le sait. Vous m’avez tiré de bien des mauvais pas. Lorsque Crawley des gardes m’a gagné cette somme d’argent, que serais-je devenu sans vous ? Oh ! je ne l’ai pas oublié. Mais vous ne devriez pas être si sévère avec moi et venir toujours me faire de la morale ; je suis fou d’Amélia, je l’adore : ne vous fâchez donc plus. C’est une perfection, je sais. Mais, voyons, ne peut-on pas jouer un peu ? Le régiment revient des Indes-Orientales ; laissez-moi jouir de mon reste. Quand je serai marié, je me réformerai. Oh ! oui, sur mon honneur. Mais maintenant, Dob, je dis que vous avez tort de vous fâcher ; je vous donnerai cent livres le mois prochain : car mon père, je le sais, a l’intention de me faire un joli cadeau. Je vais, de ce pas, demander une permission à Heavytop, et demain à la ville je verrai Amélia. Dites-moi, êtes-vous content ?

– Il est impossible de vous en vouloir longtemps, George, dit l’excellent capitaine. Quant à mon argent, mon garçon, je sais que, si j’en deviens bien pressé, vous êtes prêt à partager votre dernier schelling avec moi.

– Certainement, par Dieu ! Dobbin, dit George avec un grand air de générosité, bien qu’il n’eût jamais le moindre argent dans sa poche.

– Cependant, George, finissez au plus vite avec cette gourme de jeunesse. Si vous aviez vu la figure de cette pauvre Emmy quand elle vous demandait l’autre jour, vous auriez envoyé au diable et billes et billard. Allez la consoler, double scélérat. Allez lui écrire une longue lettre ; faites quelque chose pour la rendre heureuse : il suffit de si peu !

– Je crois, en effet, qu’elle m’aime diablement, » dit le lieutenant d’un air satisfait de lui-même. Et il alla dans la salle commune rejoindre ses gais compagnons pour la fin de la soirée.

Pendant ce temps, à Russell-Square, Amélia regardait la lune qui répandait de pâles rayons sur sa paisible demeure comme sur la caserne de Chatham, où le lieutenant Osborne avait son campement. Elle se demandait à elle-même ce qui pouvait alors occuper son héros. « Peut-être fait-il la ronde des sentinelles, pensait-elle ; peut-être est-il à bivouaquer ; peut-être console-t-il un camarade blessé ; peut-être étudie-t-il l’art de la guerre dans sa chambre déserte. » Ses douces pensées s’envolaient comme des anges ailés, et, traversant la rivière jusqu’à Chatham, s’efforçaient de pénétrer dans la caserne de George.

Tout bien considéré, il valait autant que les portes fussent fermées et que la sentinelle refusât le passage. Qu’auraient fait ces pauvres petits anges à robe blanche, s’ils avaient entendu les chansons des jeunes officiers autour d’un bol de punch aux bleuâtres clartés ?

Le lendemain de la petite conversation qui s’était tenue à la caserne, le jeune Osborne, fidèle à sa parole, se disposa à aller en ville, et mérita ainsi les éloges du capitaine Dobbin.

« J’aurais désiré lui faire un petit présent, dit Osborne à son ami avec un air de confidence ; seulement ma bourse est à sec, et il faut attendre qu’il plaise à mon père de la remplir. »

Mais Dobbin ne voulut pas que ce bon mouvement de générosité restât stérile, et il donna à M. Osborne quelques bank-notes que celui-ci accepta après ce qu’il fallait tout juste d’hésitation.

Il avait bien la bonne intention de faire une jolie emplette pour Amélia ; mais, en descendant de voiture, une superbe épingle de chemise frappa ses yeux dans la montre d’un joaillier, et il ne put résister à la tentation. Après l’avoir payée, il ne lui restait plus assez d’argent pour le cadeau qu’il se proposait de faire. N’importe, soyez-en sûr, ce n’était pas ses présents qu’Amélia demandait. Quand il arriva à Russell-Square, la face de la pauvre petite s’illumina comme un lever de soleil. Ses inquiétudes, ses craintes, ses larmes, ses doutes, ses insomnies prolongées, tout avait disparu, tout était oublié. Il avait suffi d’un seul sourire amoureux et vainqueur.

Du seuil de la porte, George faisait comme un dieu descendre sur elle les rayons de sa gloire ; ses moustaches remplaçaient pour lui l’auréole céleste. Sambo, en annonçant le capitaine Osborne (il avait accordé de son chef cet avancement au jeune officier), laissa percer sur sa figure un sourire d’intelligence, et vit la jeune fille tressaillir, rougir et quitter son poste d’observation à la fenêtre. Sambo se retira. Quand la porte fut fermée, elle s’élança sur le cœur du lieutenant George Osborne, comme vers son asile naturel.

Pauvre petit cœur agité ! Le plus bel arbre de toute la forêt, avec la tige la plus droite, les branches les plus fortes, le feuillage le plus épais, que vous avez choisi pour y bâtir votre nid et pour y gazouiller, est peut-être marqué, hélas ! et tombera sous la hache avant peu. Elle dit vrai depuis longtemps, cette comparaison entre les hommes et les arbres !

George embrassa avec tendresse le front de la jeune fille ; il fut très-empressé et très-aimable. Elle, de son côté, trouva son épingle de diamant d’une grâce et d’un goût parfaits ; elle ne se rappelait point la lui avoir vue auparavant.

Un lecteur attentif aura sans doute remarqué la conduite du jeune lieutenant, se souviendra de son petit colloque avec le capitaine Dobbin, et pourra en tirer ses conclusions sur le caractère de M. Osborne. Un Français a dit, avec une certaine crudité de parole, qu’il y avait deux contractants dans un marché d’amour : une personne qui aime et une autre qui se laisse aimer. Tantôt l’amour vient de l’homme, tantôt de la femme. Peut-être est-il arrivé à quelque jeune passionné, par un effet d’optique amoureuse, de prendre l’insensibilité pour de la modestie, la niaiserie pour une pudeur virginale, la nullité d’esprit pour une aimable timidité. Peut-être aussi quelque femme amoureuse a-t-elle paré un lourdaud avec la splendeur et le charme de son imagination ; admiré sa torpeur comme de la bonhomie ; vu dans son égoïsme le sentiment de sa supériorité, dans sa pesanteur une gravité majestueuse ; et imité dans sa conduite celle de la belle reine des fées, Titania, à l’égard d’un certain charpentier d’Athènes. Il me semble avoir vu de telles méprises dans le monde. Toujours est-il certain qu’Amélia tenait son amant pour l’un des plus brillants et des plus galants cavaliers des trois royaumes : le lieutenant Osborne partageait peut-être cette opinion.

Il frisait le mauvais sujet. Tous les jeunes gens le sont plus ou moins, et les jeunes filles aiment encore mieux les mauvais sujets que les garçons trop engourdis. Il n’avait pas fini de jeter sa gourme, mais cela ne pouvait plus tarder beaucoup. Grâce au retour de la paix, il allait pouvoir quitter l’armée. Désormais, plus d’avancement à attendre, plus d’occasion de signaler sa valeur et ses talents militaires. Son traitement, joint à la dot d’Amélia, leur permettrait de prendre quelque part une jolie maison de campagne au milieu d’aimables voisins. Il s’occuperait de chasse et de culture, et rien ne manquerait à son bonheur. Il ne fallait pas songer à rester à l’armée avec un ménage. Voyez-vous mistress Osborne suivant le régiment en province, ou, mieux encore, dans les Indes, entourée d’officiers, patronnée par mistress O’Dowd ! Amélia n’en pouvait plus de rire aux histoires d’Osborne sur mistress la major O’Dowd ; et lui aimait trop sa fiancée pour la faire souffrir des vulgarités de cette grosse mère, et l’exposer à la pénible existence des camps. En cela il n’y avait rien de personnel, oh ! nullement. Son unique pensée était pour cette chère enfant, qui devait prendre rang dans la société à laquelle son mariage lui donnait droit de prétendre. Quant à elle, vous êtes sûr d’avance qu’elle donnait son assentiment complet à ces projets, ainsi qu’à tous autres sortis de la même cervelle.

C’est au milieu de ces entretiens, de ces châteaux en Espagne ornés par l’imagination d’Amélia de parterres, de promenades champêtres, d’églises de village et cætera, et pourvus en outre, dans la pensée de George, d’écuries, de chenil et de bonnes caves que ce jeune couple passait les heures les plus agréables de sa vie. Le lieutenant, n’ayant qu’un jour à rester à la ville et beaucoup de choses très-importantes à y faire, proposa à miss Emmy de venir dîner avec ses futures belles-sœurs ; cette invitation la combla de joie. Il la conduisit donc auprès de ses sœurs, la laissant causer avec un entrain qui surprit beaucoup ces dignes demoiselles. Elles pensèrent qu’après tout George finirait par en tirer quelque chose. Quant à lui, il était parti à ses affaires.

En sortant, il prit d’abord des glaces chez un pâtissier de Charing-Cross ; puis il alla essayer un nouvel habit à Pall-Mall, fit une visite au capitaine Cannon, joua onze parties de billard avec le susdit capitaine, en gagna huit, et retourna à Russell-Square en retard d’une demi-heure pour le dîner, mais du reste en fort belle humeur.

Il n’en était pas de même du papa Osborne. À son retour de la Cité, dès le premier pas qu’il fit dans le salon, où il trouva ses filles et l’élégante miss Wirt, celles-ci reconnurent à son air solennel, à sa figure jaune et refrognée comme il n’est pas possible, au froncement et à l’agitation de ses sourcils, que le cœur du bonhomme était mal à son aise et battait de travers sous son paletot blanc. Amélia s’avança pour le saluer, ce qu’elle ne faisait jamais sans un grand effroi, doublé encore par sa timidité. Le maître de la maison l’accueillit par un grognement sourd pour témoigner qu’il la reconnaissait, et laissa tomber de sa grosse patte velue cette main mignonne qu’on lui avait tendue, sans chercher à la retenir. Puis il jeta un regard de mauvaise humeur sur sa fille aînée. Ce coup d’œil disait à ne pas s’y méprendre :

« Que diable vient-elle faire ici ? »

Celle-ci répondit sur-le-champ :

« George est à la ville, cher papa ; il est allé aux Horse-Guards, il sera de retour pour dîner.

– Ah ! ah ! il est ici ? Eh bien ! je ne veux pas qu’on fasse attendre le dîner pour lui, Maria. »

Puis alors, le digne homme se laissant aller sur sa chaise, un morne silence régna dans l’élégant salon, et l’on n’entendit plus que le bruyant tic tac d’une grande horloge française.

Quand la pendule, où était représenté le sacrifice d’Iphigénie, sonna cinq heures avec un timbre aussi formidable que celui d’une cathédrale, M. Osborne tira violemment la sonnette, et le sommelier entra.

« Le dîner ! cria M. Osborne.

– M. George n’est pas encore rentré, monsieur, objecta timidement le domestique.

– La peste soit de M. George ! Suis-je ou non le maître chez moi ? Le dîner ! le dîner ! »

M. Osborne fronçait le sourcil, Amélia tremblait de tous ses membres, une correspondance télégraphique s’était établie, à l’aide de leurs yeux, entre les trois autres dames, et sans plus tarder le tintement de la cloche obéissante annonçait le repas demandé. Au dernier coup, le chef de la famille, plongeant ses mains dans les larges poches de sa redingote bleue ornée de larges boutons de cuivre, descendit sans nouvel avertissement, en lançant de temps à autre un coup d’œil de mauvaise humeur vers son escorte féminine.

« Que veut dire cela, ma chère ? fit l’une d’elles, tout en suivant à pas comptés le maître de céans.

– Que les fonds sont en baisse, sans doute, » répliqua miss Wirt.

Le bataillon féminin marchait tout tremblant et en silence derrière son farouche conducteur ; chacun prit sa place en silence. M. Osborne marmotta un Benedicite qui ressemblait plutôt à une malédiction, puis on enleva les grands couvre-plats d’argent. Amélia était comme la feuille, car elle se trouvait à côté du rébarbatif Osborne, sans soutien ni appui auprès d’elle, George manquant et sa place restant vide.

« De la soupe, » fit M. Osborne d’un ton sépulcral en prenant la grande cuiller et en dirigeant ses yeux vers sa voisine. Il en offrit de la même façon à tout le reste de la compagnie, puis ne prononça plus une seule syllabe. « Enlevez l’assiette de miss Sedley, dit-il enfin ; elle ne peut pas plus que moi avaler cette soupe. Ce n’est pas mangeable. Enlevez cette soupe, Hicks, et demain, Maria, vous chasserez la cuisinière. »

Après cette sortie contre la soupe, M. Osborne fit, avec la même malveillance et la même dureté, quelques courtes remarques sur le poisson ; il se répandit en malédictions contre Billingsgate d’un ton tout à fait tragique et bien en rapport avec un si grave sujet. Puis il rentra dans le silence et avala coup sur coup plusieurs verres, affectant un air de plus en plus féroce. Enfin un vigoureux coup de marteau, annonçant l’arrivée de George, remit chacun un peu plus à son aise.

Il n’avait pu venir plus tôt, le général Daguilet l’avait fait attendre aux Horse-Guards. Il saurait fort bien se passer de soupe et de poisson. La première chose venue, tout lui allait. Il trouvait le mouton excellent, tout excellent. Sa bonne humeur contrastait singulièrement avec l’air renfrogné de son père. Il ne cessa de jaser pendant tout le dîner, à la satisfaction de tout le monde en général et en particulier d’une personne que nous croyons inutile de nommer.

Dès que les jeunes demoiselles eurent avalé la salade d’orange et le verre de vin qui formaient comme la conclusion obligée de ces tristes dîners chez M. Osborne, on donna le signal de passer au salon ; aussitôt elles se levèrent toutes et partirent. Amélia espérait que Georges viendrait bientôt la rejoindre. Elle joua à son intention ses valses favorites sur le grand piano à queue qui ornait le salon du premier étage. Cet innocent artifice resta sans succès ; on aurait dit qu’il fermait l’oreille. Elle joua peu à peu sur un ton de plus en plus faible, et, toute désappointée, finit par quitter le piano. Ses trois amies exécutèrent pour elle les morceaux les plus beaux et les plus brillants du nouveau répertoire. Elle n’entendait point les notes, et restait là toute rêveuse et comme envahie par de tristes pressentiments. Le sourcil du vieil Osborne, toujours formidable, ne lui avait jamais lancé d’éclairs si pétrifiants. Ses yeux fixés sur elle lorsqu’elle avait quitté la pièce, semblaient lui reprocher quelque noir forfait ; enfin, quand on avait apporté le café elle avait tressailli, comme si le sommelier Hicks lui présentait une coupe de poison. Quel mystère se cachait là-dessous ? Oh ! les femmes ! les femmes ! c’est un besoin pour elles de réchauffer leurs plus noirs pressentiments, de caresser leurs plus affreuses pensées. C’est ainsi qu’on les voit entourer de la plus vive tendresse un enfant difforme et contrefait.

Les sombres nuages de la figure paternelle avaient aussi communiqué à Osborne quelque trouble et quelque anxiété. Avec ce sourcil à la Jupiter, ce regard injecté de bile, comment obtenir du caissier donné par la nature l’argent dont George avait absolument besoin ? Il entama l’éloge du vin de son père. C’était en général un des moyens qui réussissaient le mieux pour apprivoiser le vieillard.

« Aux Indes occidentales, monsieur, notre madère était loin de valoir le vôtre. Le colonel Heavytop m’a pris trois bouteilles de celles que vous m’avez envoyées l’autre jour.

– En vérité ? dit le vieux bonhomme ; mais aussi il me revient à huit schellings la bouteille.

– Je vous en ferai vendre, quand vous voudrez, une douzaine pour six guinées, dit George en riant. Je connais un des plus grands hommes du royaume qui en demande.

– En vérité, grommela le vieux bougon, je lui en souhaite, à celui-là.

– Quand le général Daguilet était à Chatham, monsieur, Heavytop lui donna à déjeuner, et il m’emprunta du vin. Le général le trouva excellent, et il en aurait désiré une feuillette pour le commandant en chef, qui est la main droite de son Altesse Royale.

– Ah ! mais c’est du fameux vin ! » dit l’homme aux gros sourcils déjà moins froncés.

George songeait à prendre avantage de la satisfaction qu’il lui avait donnée pour s’aventurer sur le brûlant terrain d’un emprunt à fonds perdus, lorsque le père, reprenant son air solennel, quoique assez cordial, lui dit de tirer la sonnette pour faire servir le bordeaux.

« Nous verrons s’il est aussi bon que le madère, que Son Altesse Royale elle-même, j’en suis sûr, ne dédaignerait pas, et tout en buvant j’ai à vous entretenir d’affaires sérieuses. »

Amélia avait entendu le coup de sonnette à l’intention du bordeaux, et alors elle s’était assise avec une agitation fébrile. Cette cloche éveillait en elle de fâcheux et tristes pressentiments. À force d’avoir des pressentiments, on finit toujours par en avoir de vrais.

« Ce que je veux connaître, George, dit le vieillard après avoir doucement savouré son premier verre, ce que je veux connaître, c’est où en sont vos affaires avec… cette petite fille qui est là-haut !

– Il ne faut pas de bien bons yeux pour le voir, dit George en faisant claquer sa langue avec volupté, c’est assez clair, monsieur… L’excellent vin !

– Qu’entendez-vous par : C’est assez clair, monsieur ?

– Eh ! que diable, monsieur, ne me poussez pas ainsi l’épée dans les reins, je suis un honnête homme, je ne passe point pour un bourreau de femmes ; mais enfin, il faut reconnaître qu’elle m’aime autant qu’on peut aimer, et il ne faut pas avoir les yeux bien ouverts pour s’en convaincre.

– Et vous, le lui rendez-vous ?

– Eh ! monsieur, n’ai-je pas votre consentement pour l’épouser ? Je suis un homme de parole. N’est-ce pas une convention arrêtée depuis longtemps entre nos deux familles ?

– Oui, vous faites un joli garçon, en vérité, monsieur. J’ai appris de vos exploits, avec lord Tarquin, le capitaine Crawley des gardes, l’honorable M. Deuceace et consorts. Prenez garde, monsieur, prenez garde ! »

Le vieillard prononça ces noms aristocratiques avec une bouche emphatique ; toutes les fois qu’il rencontrait un homme titré, il n’aurait pas manqué de lui faire la courbette et de lui donner du milord, comme doit faire tout sujet britannique aux idées libérales. Puis en rentrant il lisait tout du long, dans le Dictionnaire de la Pairie, l’histoire de l’homme qu’il avait rencontré, prenait plaisir à le citer à tout propos, et faisait à ses filles un gros morceau de Sa Seigneurie. C’était un bonheur pour lui de se prosterner aux pieds du susdit personnage comme un mendiant napolitain s’étale aux rayons du soleil. George se troubla en entendant ces noms : il eut peur d’abord que son père ne fût instruit de quelque affaire de jeu. Mais le vieux rabâcheur le mit à son aise en continuant d’une voix plus douce :

« C’est bien, c’est bien ; les jeunes gens sont des jeunes gens. Mon but à moi, George, c’est que vous viviez avec la meilleure société de l’Angleterre. C’est bien là, j’espère, ce que vous faites, comme vous le pouvez avec ma fortune.

– Merci, monsieur, dit George décidé à en venir à ses fins, merci ! Mais ce n’est pas avec rien que l’on peut vivre avec les gens du grand monde, et regardez un peu cette bourse, monsieur. »

Et il lui tendit une bourse de filet, présent d’Amélia, où se trouvait le restant de la somme avancée par Dobbin.

« Vous ne manquerez de rien, monsieur. Le fils d’un marchand anglais ne doit manquer de rien. Mes guinées valent bien celles des autres, George, mon garçon, et Dieu seul sait si je vous les refuse. Allez chez M. Chopper demain, en passant par la Cité ; il tient quelque chose à votre disposition. Je ne vous refuserai jamais mon argent tant que je serai sûr que vous fréquenterez la bonne société. C’est que, voyez-vous, il y a toujours quelque chose à gagner dans la bonne société. Je n’ai pas d’orgueil pour moi ; ma naissance est des plus humbles ; mais les avantages seront pour vous. Tâchez d’en profiter : fréquentez notre jeune noblesse. Elle en compte plus d’un, mon garçon, qui n’a pas à dépenser un dollar contre vous une guinée, et pour ce qui est des cotillons… (ici les sourcils du vieillard prirent un air qui en disait plus long qu’il n’en savait) il faut que jeunesse se passe. Seulement il y a une chose que je vous défends expressément ; autrement, vous n’obtiendrez plus un schelling de moi : c’est le jeu, monsieur.

– Cela va sans dire, monsieur.

– Maintenant, revenons à cette petite Amélia. Croyez-vous donc que vous n’avez pas mieux à prétendre qu’à la fille d’un agent de change ? George, je veux savoir votre pensée là-dessus.

– Mon Dieu ! monsieur, dit George en cassant des noix, c’est un arrangement de famille ; ce mariage est conclu depuis un siècle entre vous et M. Sedley.

– C’est la vérité ; mais les positions changent, monsieur. J’avoue que Sedley m’a aidé à faire ma fortune, ou plutôt m’a mis en passe de la gagner par mes talents, mon génie et la brillante position que j’ai acquise, je puis le dire, dans le commerce des suifs et dans la cité de Londres. J’en ai déjà témoigné ma reconnaissance à Sedley, et il en a éprouvé les effets, comme le marque mon livre de caisse. George, je vous le dis en confidence, la tournure des affaires de M. Sedley ne me plaît point. Mon premier commis, M. Chopper, ne l’aime pas non plus, et c’est un vieux routier qui connaît la banque aussi bien qu’homme de Londres. Hulker et Bullock lui battent froid. Il aura voulu jouer pour son propre compte, c’est là toute ma peur. De plus, j’ai entendu dire que la Jeune-Amélie, capturée par un corsaire américain, avait été armée par lui. Ce qui est sûr, c’est que vous n’épouserez pas Amélia avant que j’aie vu ses deux mille livres sterling. Je ne veux point dans ma famille la fille d’un homme dont les affaires ne seraient pas bonnes. Passez-moi le vin, monsieur, et sonnez pour le café. »

Ceci dit, M. Osborne déploya la feuille du soir, et George reconnut à ce signe que l’entretien était fini et que son père allait faire un somme.

Il monta rejoindre Amélia, se sentant en fort belle humeur. Depuis bien longtemps il n’avait pas été aussi prévenant pour elle, aussi empressé à la distraire, aussi tendre, aussi aimable dans la conversation. Ah ! sans doute son cœur généreux s’enflammait d’une ardeur nouvelle à la pensée du malheur qui la menaçait, ou peut-être la seule pensée de perdre cette chère petite fille la lui rendait encore plus précieuse.

Amélia vécut plusieurs jours des souvenirs de cette heureuse soirée. Sa mémoire lui rappelait un mot, un regard, la romance qu’il avait chantée, l’expression de sa figure lorsqu’il s’approchait d’elle ou la contemplait de loin. Aucune des soirées passées chez M. Osborne ne lui avait paru aussi rapide. Elle se sentit presque fâchée de voir arriver M. Sambo, qui lui apportait son châle.

Le lendemain, George vint tendrement prendre congé d’elle, puis se rendit dans la Cité, où il alla voir M. Chopper, le premier commis de son père. Il en reçut un morceau de papier qu’il échangea chez Hulker et Bullock et qui lui remplit sa poche d’argent. Au moment où George entrait dans la maison, le vieux John Sedley quittait le bureau du caissier avec une figure fort triste. Mais le filleul était trop joyeux pour remarquer la figure abattue du digne agent de change et les regards affligés que l’excellent vieillard jetait de son côté. Le jeune Bullock ne le reconduisit pas jusqu’à la porte en riant avec lui, comme les jours précédents.

Tandis que la porte de Hulker, Bullock et Comp. se refermait sur M. Sedley, M. Quill, le caissier, dont les fonctions étaient de prendre dans un tiroir les paquets de bank-notes et dans une sébille les souverains pour les donner à qui de droit, M. Quill cligna de l’œil dans la direction de M. Driver, le commis du bureau de droite, et M. Driver lui répondit par un autre clignement.

« Valeur nulle, murmura M. Driver.

– Qu’il ne faut prendre à aucun prix, répondit M. Quill. M. George Osborne, voulez-vous vérifier ? »

George, en un tour de main, bourra ses poches de bank-notes, et il paya le soir même à Dobbin les cinquante livres qu’il lui devait.

Le même soir, Amélia lui écrivit une lettre des plus tendres et des plus longues. Son cœur débordait d’amour, mais elle était encore en proie à de funestes pressentiments, « Comment expliquer les farouches regards de M. Osborne ? lui demandait-elle ; y aurait-il une brouille entre mon père et lui ? » Son pauvre père était revenu tout triste de la Cité, et l’alarme était dans la maison. En somme, ses tendresses, ses craintes, ses espérances et ses pressentiments montaient à un total de quatre pages.

« Pauvre petite Emmy, chère petite Emmy ! elle est folle de moi, dit George en lisant sa lettre ; sacrebleu ! ajouta-t-il, voilà un punch qui m’a donné un affreux mal de tête ! » Oh ! oui, pauvre petite Emmy !

La foire aux vanités (Texte intégrale, Tome 1 et 2)

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