Читать книгу La foire aux vanités (Texte intégrale, Tome 1 et 2) - William Makepeace Thackeray - Страница 19

CHAPITRE XV.

Où l’un voit un bout de l’oreille du mari de miss Sharp.

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Tout lecteur d’un caractère sentimental, et nous n’en voulons que de ce genre, doit nous savoir gré du tableau qui couronne le dernier acte de notre petit drame. Qu’y a-t-il en effet de plus beau qu’une image de l’Amour à genoux devant la Beauté ?

Mais, quand l’Amour reçut de la Beauté l’aveu terrible qu’elle était déjà mariée, il bondit soudain, et, quittant l’humble posture qu’il avait sur le tapis, il laissa échapper des exclamations qui rendirent la pauvre petite Beauté plus tremblante encore qu’elle n’était en prononçant ces malencontreuses paroles.

« Mariée ! vous plaisantez, s’écria le baronnet après la première explosion de rage et de surprise. Vous voulez vous jouer de moi, Becky. Qui voudrait d’une femme sans un schelling de dot ?

– Mariée ! oui, mariée ! » dit Rebecca fondant en larmes, la voix tremblante et son mouchoir sur ses yeux humides.

En même temps elle appuyait sa tête contre le marbre de la cheminée. On eût dit une statue de la Douleur, bien capable d’amollir le cœur le plus endurci.

« Oh ! sir Pitt, cher sir Pitt, ne me croyez pas ingrate à toutes vos bontés envers moi. C’est votre noble générosité qui vient de m’arracher mon secret.

– Au diable la générosité ! hurla sir Pitt ; à qui donc êtes-vous mariée ? où cela s’est-il fait ?

– Laissez-moi retourner avec vous à la campagne, monsieur ! permettez-moi de veiller sur vous avec le même dévouement ! ne me séparez point de mon cher Crawley-la-Reine !

– Le ravisseur vous a donc abandonnée ? dit le baronnet, s’imaginant qu’il commençait à comprendre. Eh bien ! Becky, venez si vous le voulez. À parti pris conseil donné. L’offre que je vous faisais était belle cependant. Revenez au moins comme gouvernante. Vous pourrez toujours en faire à votre tête. »

Elle lui tendit la main, elle poussa des sanglots à se briser le cœur ! ses boucles couvraient sa figure et elle se tenait accoudée sur le marbre de la cheminée.

« L’infâme est donc parti ? reprit sir Pitt, dont l’esprit s’ouvrit à une honteuse pensée ; ne pensez plus à lui, Becky, je prendrai soin de vous.

– Oh ! monsieur, ce sera le bonheur de ma vie de retourner à Crawley-la-Reine et d’y prendre soin de vos enfants, de vous, comme par le passé, alors que vous m’exprimiez votre satisfaction des services de votre petite Rebecca. Quand je pense aux offres que vous venez de me faire, mon cœur se remplit de gratitude ; oh ! oui, je vous l’assure. Je ne puis être votre femme, permettez-moi… d’être votre fille ! »

À ces mots Rebecca tombait à genoux de la manière la plus tragique, et, pressant la main noire et crochue de sir Pitt entre ses deux petites mains blanches et lisses comme le satin, elle le regardait en face avec une expression de tendresse et de confiance. La porte s’ouvrit alors, et miss Crawley apparut sur le seuil.

Mistress Firkin et miss Briggs s’étaient trouvées par hasard à la porte du salon, comme le baronnet et Rebecca entraient dans cette pièce, et par hasard aussi elles avaient vu, à travers le trou de la serrure, le vieux bonhomme aux pieds de la gouvernante, et entendu ses offres généreuses. À peine avait-il fini que mistress Firkin et miss Briggs s’étaient élancées sur l’escalier, et, se précipitant dans la chambre où miss Crawley lisait son roman français, avaient apporté à cette vieille dame l’étourdissante nouvelle que sir Pitt, à genoux, faisait une déclaration à miss Sharp. Si vous calculez le temps nécessaire pour que le susdit dialogue ait pu s’achever, pour que miss Briggs et mistress Firkin soient grimpées jusqu’à l’étage supérieur, le temps nécessaire à miss Crawley pour s’étonner, laisser tomber son volume de Pigault-Lebrun et enfin descendre les escaliers, vous reconnaîtrez l’exacte précision de cette histoire et comment miss Crawley dut se présenter à la porte de la salle, au moment où Rebecca se trouvait dans une attitude suppliante.

« C’est la dame qui est à genoux et non pas le monsieur, dit miss Crawley avec un regard et une expression de dédain. On me disait que vous étiez à genoux, sir Pitt : mettez-vous donc encore à genoux, et voyons un peu le joli tableau que cela fait.

– J’ai remercié sir Pitt, madame, dit Rebecca en se relevant, et je lui ai dit que jamais je ne pourrais devenir lady Crawley.

– Comment ! vous avez refusé ses offres ? » dit miss Crawley tout ébahie.

Briggs et Firkin, se tenant sur la porte, ouvraient les yeux d’étonnement et la bouche de stupéfaction.

« Oui, je l’ai refusé, continua Rebecca d’une voix triste et larmoyante.

– Mais dois-je en croire mes oreilles, sir Pitt ? et lui auriez-vous fait une déclaration formelle ? demanda la vieille dame.

– Oui, dit le baronnet, c’est la vérité.

– Et vous a-t-elle refusé, comme elle le dit ?

– Oui, dit sir Pitt avec un gros rire.

– Cela n’a pas l’air de vous attrister beaucoup, observa miss Crawley.

– Pas le moins du monde, » répondit sir Pitt avec un sang-froid, une bonne humeur qui laissa miss Crawley tout étonnée.

Qu’un vieux gentilhomme de bonne race se mette aux genoux d’une pauvre gouvernante et éclate de rire quand elle lui refuse sa main, qu’une pauvre gouvernante refuse un baronnet flanqué de quatre mille livres sterling de revenu, miss Crawley ne pouvait s’expliquer ces mystères. Il y avait là une intrigue qui surpassait en complication toutes celles de son bien-aimé Pigault-Lebrun.

« Je suis bien aise de vous voir si gai, mon frère, continua-t-elle sans pouvoir revenir de sa surprise.

– C’est fameux ! dit sir Pitt, qui eût pensé cela ? C’est un vrai démon, un petit renard, disait-il à part lui en souriant de plaisir.

– Qui eût pensé quoi ? criait miss Crawley en frappant du pied. Voyons, miss Sharp, est-ce que vous attendez le divorce du Prince régent, et ne trouveriez-vous pas notre famille assez bonne pour vous ?

– L’attitude que j’avais, madame, dit Rebecca, quand vous êtes entrée, témoigne assez du prix que j’attache à l’honneur que ce noble et excellent homme daignait me faire. Il faudrait n’avoir point de cœur si, en retour de tant de bonté, de tant d’affection pour la pauvre orpheline, pour l’enfant abandonnée, elle vous payait par de la froideur et de l’insensibilité. Oh ! mes amis, mes bienfaiteurs ! ma tendresse, ma vie, mon dévouement, tout vous appartient pour l’appui que j’ai trouvé auprès de vous. Douteriez-vous de ma reconnaissance, miss Crawley ? Ah ! c’en est trop… mon cœur succombe à tant d’émotions… »

En même temps, elle se laissa tomber d’une façon si tragique sur une chaise voisine, que toute l’assistance fut attendrie de sa douleur.

« Que vous m’épousiez ou non, vous êtes une bonne petite fille, Becky, et je serai votre ami, entendez-vous ? » dit Pitt en mettant son chapeau à crêpe.

Il partit, et Rebecca se sentit soulagée d’un grand poids ; car ainsi son secret restait ignoré de miss Crawley, et elle pouvait encore jouir de quelque temps de répit.

Elle s’essuya les yeux avec son mouchoir, et fit signe à l’honnête Briggs, qui grillait de l’accompagner, de ne point la suivre dans sa chambre. Briggs et miss Crawley, au comble de la curiosité, se mirent à commenter ce singulier événement. Firkin, non moins émue, descendit dans les régions de la cuisine, et mit au courant de l’affaire la population mâle et femelle de l’endroit. Firkin fut si frappée de cette aventure, qu’elle jugea à propos d’écrire, par le courrier du soir, que, sauf le respect qu’elle devait à mistress Bute Crawley et à la famille du ministre, sir Pitt avait offert sa main à miss Sharp, et qu’elle l’avait refusée, à l’étonnement général.

Dans la salle à manger, où la digne miss Briggs se réjouissait de partager de nouveau les confidences de sa maîtresse, ces deux dames n’en revenaient point de la proposition de sir Pitt et du refus de Rebecca ; Briggs supposait fort judicieusement qu’il devait s’élever quelque obstacle par suite d’un attachement antérieur ; autrement, suivant elle, la jeune femme n’aurait pas refusé une offre si avantageuse.

« Vous auriez accepté, n’est-ce pas, Briggs ? dit miss Crawley avec un air de bonté.

– Ne serait-ce pas un grand honneur pour moi de devenir la sœur de miss Crawley ? répondit Briggs par une périphrase évasive.

– Eh bien ! après tout, Becky eût fait une très-bonne lady Crawley, » observa miss Crawley, fort attendrie du refus de la jeune fille.

Elle était d’autant plus libérale dans son admiration qu’elle n’avait plus de sacrifice à faire.

« C’est une forte tête, continua-t-elle, avec plus d’esprit dans son petit doigt que vous, ma pauvre Briggs, n’en avez dans toute votre personne. Ses manières sont excellentes, et surtout depuis que je l’ai formée. C’est une Montmorency, on le voit bien, Briggs, et le sang est après tout quelque chose, quoique, pour ma part, je m’élève au-dessus de ces préjugés. Elle eût tenu son rang au milieu de ces orgueilleux et stupides personnages de l’Hampshire, bien mieux que la malheureuse fille du quincaillier. »

Briggs maintenait son opinion, et cet attachement antérieur devenait l’objet de leurs conjectures.

« Vous autres, pauvres créatures sans amies, vous avez toujours quelque sot roman, dit miss Crawley ; et vous-même, qu’avez-vous fait de votre bel amour pour ce maître d’écriture ? Allons, Briggs, ne pleurez pas ; et à quoi bon pleurer ainsi ? Vos larmes ne le ressusciteront pas ; et je suppose que cette infortunée Becky n’aura pas été moins niaise, moins sentimentale que… Il y a là-dessous un apothicaire, un commis, un peintre, un jeune ministre ou quelque chose de cette espèce.

– Pauvre enfant ! pauvre enfant ! » disait Briggs se reportant à vingt-quatre ans en arrière et pensant au maître d’écriture pulmonique, dont une mèche de cheveux jaunes et des lettres remarquables par leur griffonnage restaient dans son pupitre comme un aliment éternel pour son amour et ses regrets, « Pauvre enfant ! » répétait Briggs ; elle se voyait encore avec ses joues fraîches et ses dix-huit ans, allant le soir à l’église et chantant avec son pulmonique sur le livre des psaumes.

« Après une telle conduite de la part de Rebecca, dit miss Crawley avec enthousiasme, notre famille doit faire quelque chose pour elle. Cherchez à découvrir quel est l’individu, Briggs. Je l’établirai en boutique, je lui ferai faire mon portrait, ou je parlerai de lui à mon cousin l’évêque ; je donnerai une dot à Becky, nous aurons une noce, Briggs ; vous ferez le déjeuner, et vous serez la demoiselle d’honneur. »

Briggs déclara que ce serait charmant et s’extasia sur l’inépuisable bonté de sa chère miss Crawley. Elle monta dans la chambre de Rebecca pour la consoler, pour causer de l’offre, du refus, de ses motifs d’agir ainsi, pour lui faire part des généreuses intentions de miss Crawley et pour tâcher de découvrir qui était le maître et seigneur du cœur de miss Sharp.

Rebecca, en proie à une vive émotion, répondit aux offres bienveillantes que lui apportait miss Briggs avec toute la chaleur de la reconnaissance. Elle lui avoua qu’il y avait là-dessous un secret attachement entouré du plus délicieux mystère. Quel dommage que miss Briggs ne fût pas restée une minute de plus au trou de la serrure !

Rebecca allait peut-être lui en dire plus long ; mais à peine miss Briggs se trouvait-elle auprès de Rebecca depuis cinq minutes, que miss Crawley s’y présenta en personne, honneur jusqu’alors inouï. Son impatience ne lui ayant pas permis d’attendre le retour de son ambassadrice, elle était venue elle-même. Elle dit à Briggs de quitter la chambre, exprima hautement à Rebecca son approbation sur sa conduite, et lui demanda des détails sur le colloque qui avait amené l’offre surprenante de sir Pitt.

Rebecca lui dit que, depuis longtemps, elle s’apercevait des prévenances dont sir Pitt voulait bien l’honorer, car c’était son habitude de faire connaître ses sentiments d’une manière assez franche et assez peu déguisée. Elle eut soin de taire ses raisons particulières de refus, dont elle ne voulait point, pour le moment, occuper l’esprit de miss Crawley. L’âge, le rang, les habitudes de sir Pitt lui avaient fait trouver ce mariage complétement impossible. D’ailleurs, une femme qui possède le moindre sentiment de dignité personnelle, de convenance, peut-elle écouter de pareilles propositions à un tel moment, lorsque les funérailles de la dernière épouse ne sont pas encore terminées ?

« À d’autres, ma chère, vous n’auriez pas refusé, s’il n’y avait pas anguille sous roche, dit miss Crawley, arrivant brusquement à ses fins. Dites-moi vos motifs ; quels sont vos motifs personnels ? Il y a un amoureux là-dessous ; il y a quelqu’un qui a touché votre cœur. »

Rebecca, baissant les yeux, avoua qu’il y en avait un.

« Vous avez deviné tout juste, ma chère dame, dit-elle d’une voix douce et timide ; vous vous étonnez qu’une pauvre fille sans amis ait trouvé à placer son cœur ? Mais je n’ai jamais entendu dire que la pauvreté fût un obstacle à la loi commune. Ah ! que n’a-t-il pu en être ainsi !

– Pauvre chère âme, s’écria miss Crawley toujours prête à faire du sentiment, votre amour n’est donc point partagé ? nous pleurons donc dans le secret et l’abandon ? Contez-moi tout, que je puisse vous consoler.

– Que cela n’est-il en votre pouvoir, chère madame ? dit Rebecca de la même voix larmoyante. Ah ! j’en aurais bien besoin ! »

Et elle appuyait sa tête sur l’épaule de miss Crawley, et pleurait avec tant de naturel que la vieille dame, maîtrisée par un mouvement de sympathie, l’embrassa avec une tendresse presque maternelle, et l’assura avec vivacité de son estime et de son affection, déclarant qu’elle l’aimait comme une fille et qu’elle ferait tout au monde pour lui être utile.

« Et maintenant, ma chère, son nom ? Est-ce le frère de cette charmante miss Sedley ? Vous m’avez touché un mot d’une affaire avec lui. Je l’inviterai ici et il sera à vous. Vous pouvez compter dessus, ma chère.

– Ne m’interrogez point, dit Rebecca ; plus tard, bientôt vous saurez tout, oui, tout, chère et excellente miss Crawley ! bien chère amie… Mais puis-je vous donner ce nom ?

– Je le veux, ma chère enfant, répliqua la vieille dame en l’embrassant.

– Il m’est impossible de vous rien dire maintenant, sanglota Rebecca ; je suis bien malheureuse !… mais aimez-moi toujours… promettez-moi de m’aimer toujours. »

Toutes deux maintenant versaient des larmes, car l’émotion de la jeune femme avait été contagieuse pour sa vieille protectrice. Miss Crawley fit solennellement cette promesse et quitta ensuite sa petite amie, pleine d’admiration pour cette simple, tendre, affectueuse et incompréhensible créature.

Seule et livrée à elle-même pour réfléchir sur les événements imprévus et merveilleux de cette journée, sur ce qu’elle était, sur ce qu’elle aurait pu être, quels furent, à votre avis, les sentiments intimes de miss, non, j’en demande pardon, de mistress Rebecca ? Un peu plus haut votre serviteur a réclamé le privilége de jeter un regard furtif dans la chambre de miss Amélia Sedley et a dévoilé avec l’omniscience du nouvelliste tous les petits soucis, toutes les petites passions qui voltigeaient à l’entour de cet innocent chevet ; et pourquoi ici ne pas nous déclarer le confident de Rebecca, le maître de ses secrets et le geôlier de sa conscience ?

Rebecca se laissa d’abord aller aux regrets les plus vifs et les plus sincères d’avoir été réduite à renoncer à la bonne fortune prodigieuse qu’elle avait eue si près de sa main ; c’était là assurément un contre-temps qui lui attirera toute la sympathie des personnes positives.

« Eh quoi ! se disait Rebecca, j’aurais pu être milady ! J’aurais mené ce vieux bonhomme par le nez. J’aurais dispensé mistress Bute de sa protection et M. Pitt de ses airs de supériorité. J’aurais eu maison de ville meublée à neuf et fraîchement décorée, je me serais promenée dans le plus bel équipage de Londres, j’aurais eu ma loge à l’Opéra, et, l’année prochaine, j’aurais été présentée à la cour. Voilà quelle aurait pu être la réalité, tandis que l’avenir maintenant n’est plus que doute et mystère. »

Mais Rebecca était une jeune dame d’une résolution et d’un courage trop énergiques pour se permettre longtemps ces lamentations superflues sur un passé irrévocable. Après avoir fait à ces préoccupations une part de regrets convenable, elle tourna toute son attention vers l’avenir qui, par son importance, fixait bien davantage ses méditations. Elle calcula donc quels étaient, dans sa situation, ses espérances, ses doutes et ses chances de succès.

D’abord elle était mariée, c’était là le point capital. Sir Pitt le savait. Cet aveu de sa part était moins l’effet d’une surprise que d’une décision prise sur-le-champ. Il aurait fallu tôt ou tard en venir à cette déclaration. Pourquoi remettre ce qu’on peut faire tout de suite ? Lui qui aurait voulu l’épouser, garderait certainement le silence sur son mariage. Mais comment miss Crawley recevrait-elle cette nouvelle ? C’était là la grande question. Rebecca flottait dans le doute ; et cependant elle ne pouvait oublier les opinions manifestées par miss Crawley, son mépris déclaré pour la naissance, ses opinions d’un libéralisme avancé, ses dispositions romanesques, son vif attachement pour son neveu, enfin ses protestations, sans cesse répétées, de tendresse pour Rebecca.

« Elle est si éprise de moi, se dit Rebecca, qu’elle me pardonnera tout. Elle est si habituée à moi, que je ne crois pas qu’elle puisse se trouver bien en mon absence. Quand l’éclaircissement viendra, il y aura encore une scène, des attaques de nerfs, des querelles, et une réconciliation finale. En somme, pourquoi retarder encore ? Le sort l’avait voulu ; aujourd’hui ou demain, tout cela revenait au même. »

Ainsi donc, décidée à annoncer à miss Crawley la grande nouvelle, la jeune personne interrogea son esprit sur la meilleure manière de la lui présenter. Devait-elle faire face à l’orage, ou bien fuir et éviter les premières fureurs de son déchaînement ? C’est en proie à ces méditations qu’elle écrivit la lettre suivante :

Très-cher ami,

La grande crise dont nous avons si souvent parlé va enfin éclater. La moitié de mon secret est connue et de mûres réflexions m’ont persuadée que le temps était enfin arrivé de révéler tout ce mystère. Sir Pitt est venu me voir ce matin, et pourquoi ? devinez… Pour me faire une déclaration en forme. Qu’en pensez-vous ? Quel malheur ! j’aurais pu devenir lady Crawley. Qu’aurait dit mistress Bute, qu’aurait dit cette bonne tante, surtout en me voyant prendre le pas sur elle ? Je me serais trouvée la maman de certaine personne au lieu d’être sa… Oh ! je tremble, je tremble quand je pense que bientôt il faudra tout dire.

Sir Pitt sait que je suis mariée ; mais à qui ? il l’ignore, et, grâce à cela, n’en est pas autrement fâché. Actuellement ma tante n’est pas contente de mon refus aux propositions du baronnet, mais cependant elle est toute bonté et toute tendresse. Elle veut bien reconnaître que j’eusse été pour lui une excellente femme et déclare qu’elle tiendra lieu de mère à votre petite Rebecca. Quel coup pour elle à la première ouverture qui va lui être faite ! Mais qu’avons-nous à craindre, sinon une colère d’un moment ? C’est mon avis, c’est ma conviction ; elle raffole trop de vous, mauvais sujet et grand vaurien, pour ne pas tout vous pardonner ; et, en vérité, je crois qu’après vous, je tiens la première place dans son cœur, et qu’elle serait très-malheureuse sans moi. Très-cher ami, une voix me dit que nous en sortirons victorieux. Vous laisserez là cet affreux régiment, le jeu, les courses, et vous deviendrez un honnête garçon ; nous vivrons tous ensemble à Park-Lane, et nous hériterons un jour de tout l’argent de ma tante.

Je tâcherai d’aller me promener demain à la place ordinaire. Si miss Briggs m’accompagne, venez dîner et apportez-moi la réponse que vous mettrez dans le troisième volume des Sermons de Porteus. Mais, de toute manière, venez voir celle qui est toute à vous.

R…

À miss Élisa Styles, chez M. Barnet, sellier, Knightsbridge.

Nous sommes sûrs qu’il n’y a pas un lecteur de cette petite histoire qui ne possède assez de pénétration pour avoir déjà découvert que cette miss Styles, ancienne amie de pension, à ce que disait Rebecca, avec laquelle elle avait dernièrement repris une active correspondance, et qui allait chercher ses lettres chez le sellier, portait des éperons en cuivre et de grandes moustaches retroussées, et n’était autre que le capitaine Rawdon Crawley.

La foire aux vanités (Texte intégrale, Tome 1 et 2)

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