Читать книгу La foire aux vanités (Texte intégrale, Tome 1 et 2) - William Makepeace Thackeray - Страница 8
CHAPITRE IV.
La bourse de soie verte.
ОглавлениеLes terreurs du pauvre Joe se prolongèrent deux ou trois jours, pendant lesquels il ne se montra point dans la maison. Miss Rebecca ne prononça même pas son nom ; elle témoignait à mistress Sedley une respectueuse reconnaissance, prenait grand plaisir à visiter les magasins, et s’extasiait au théâtre avec une admiration à laquelle se laissait prendre la bonne dame. Un jour Amélia eut mal à la tête et ne put aller à une partie de plaisir où on avait convié les deux jeunes filles. Rien ne put déterminer son amie à s’y rendre sans elle.
« Vous avez fait entrer le bonheur et l’affection dans la vie de la pauvre orpheline, et elle vous quitterait ? Non, jamais ! »
En même temps les yeux de Rebecca se remplissaient de larmes, et mistress Sedley ne pouvait s’empêcher d’avouer que l’amie de sa fille lui ressemblait par sa charmante sensibilité.
Quant aux bons mots de M. Sedley, Rebecca en riait de si bon cœur et avec une telle persévérance, que le bonhomme en était ravi. Ce n’était pas seulement auprès des chefs de la famille que miss Sharp se trouvait en faveur ; elle était au mieux avec mistress Blenkinsop, pour avoir pris le plus grand intérêt à la confection de ses confitures de framboises, opération qui s’accomplissait alors dans la salle des conserves de la maison. Elle continuait à appeler Sambo son bon monsieur, ou monsieur Sambo, à la grande satisfaction de cet honnête domestique ; elle s’excusait auprès de la femme de chambre de la peine qu’elle lui donnait en la sonnant, et cela avec une si grande douceur, une si grande humilité, qu’on la prônait autant à l’office qu’au salon.
Une fois, en regardant des dessins qu’Amélia avait fait venir de la pension, il lui en tomba un entre les mains qui la fit soudain éclater en larmes et quitter la chambre. C’était le jour où Joe Sedley faisait sa seconde apparition.
Amélia monta auprès de son amie pour connaître la cause de ce chagrin ; cette excellente jeune fille revint sans Rebecca, mais elle était pour le moins aussi affectée qu’elle.
« Vous savez, maman, que son père était notre maître de dessin. Il faisait toujours ce qu’il y avait de mieux dans notre travail.
– Oui, chère enfant, je me rappelle que j’ai entendu dire à miss Pinkerton qu’il n’y touchait pas, mais qu’il leur donnait le coup de force.
– C’est cela, c’est ce qu’on appelle le coup de force, ma chère maman. À la vue de ces dessins, Rebecca s’est rappelé son père, qui y travaillait. Cette pensée lui est venue tout à coup, et voilà pourquoi vous l’avez vue…
– La pauvre enfant est tout cœur, dit mistress Sedley.
– Je voudrais bien qu’elle restât avec nous une semaine de plus, dit Amélia.
– Elle a, reprit Joe, quelque chose de diabolique comme miss Cutler, que je rencontrai à Dumdum, mais elle est plus belle. Miss Cutler est maintenant mariée avec Lance, chirurgien d’artillerie. Vous ai-je dit, madame, qu’une fois Quintin, du 14e, paria avec moi que…
– Joseph, nous connaissons l’histoire, dit Amélia en riant ; laissez cela de côté, et persuadez à maman d’écrire un mot à sir Crawley.
– N’avait-il pas un fils aux Indes dans les dragons légers du roi ?
– Eh bien ! vous lui écrirez pour qu’il accorde encore quelques jours de grâce à cette pauvre Rebecca. La voici, les yeux rouges d’avoir pleuré.
– Je suis mieux maintenant, dit la jeune fille avec son plus doux sourire ; puis, prenant la main que lui présentait la bonne mistress Sedley, elle la baisa respectueusement. Que vous êtes tous bons pour moi ! Tous, ajouta-t-elle avec un sourire, excepté vous, monsieur Joseph.
– Moi, dit Joseph méditant un moment pour savoir s’il n’allait pas partir. Juste ciel ! grand dieu ! miss Sharp !
– Comment avez-vous pu être assez barbare pour me faire manger cet horrible mets au poivre, le premier jour que je vous vis ? Vous n’êtes pas si bon pour moi que ma chère Amélia.
– C’est qu’il ne vous connaît pas si bien, s’écria Amélia.
– Je défie qui que ce soit de n’être pas bon pour vous, ma chère, reprit la mère.
– Le curry était excellent, en vérité il l’était, dit Joseph d’un ton grave. Peut-être n’y avait-il pas assez de jus de citron. Non, il n’y en avait pas assez.
– Et les chilis ?
– Par Jupiter, y avait-il là de quoi vous faire crier si fort ? dit Joe, encore tout pénétré de ce qu’il y avait de risible dans cette aventure, et éclatant d’un fou rire qui s’arrêta soudainement comme d’habitude.
– J’aurai soin de vous laisser choisir pour moi une autre fois, » dit Rebecca.
Et comme ils descendaient pour dîner :
« Je ne comprends pas que des hommes trouvent du plaisir à mettre ainsi de pauvres filles dans l’embarras.
– Vraiment, miss Rebecca, je ne voudrais pas vous chagriner pour tout au monde.
– Non, dit-elle, je sais que vous ne le voudriez pas. »
En même temps elle lui fit avec sa petite main un serrement gracieux et la retira tout effrayée ; puis, pour la première fois, le regardant un instant en face, elle abaissa aussitôt les yeux sur les tringles du tapis. Je ne voudrais pas affirmer que le cœur de Joe ne battit pas d’aise à cette marque d’intérêt, pleine de timidité et de grâce, venant d’une simple jeune fille.
C’était une avance que peut-être des dames d’une conduite et d’un tact irréprochables eussent condamnée comme un peu risquée ; mais considérez que la pauvre Rebecca avait tout à faire à elle seule. Quand une personne est trop pauvre pour avoir une servante, quelque élégante qu’elle soit, il faut bien qu’elle balaye sa chambre elle-même ; quand une jeune personne n’a pas de mère pour négocier ses affaires avec un jeune homme, il faut bien qu’elle s’en occupe elle-même.
C’est encore un bienfait du ciel que les femmes n’exercent pas leur pouvoir plus souvent, car nous ne pourrions leur résister. Elles n’ont qu’à montrer la plus légère inclination, les hommes sont aussitôt à leurs genoux. Vieux ou laids, nous sommes tous les mêmes. Je pose en principe qu’une femme, à moins d’être absolument bossue, peut épouser celui qu’elle préfère. Félicitons-nous donc si ces aimables créatures sont comme les oiseaux du ciel, et ne connaissent pas leur pouvoir ; autrement elles nous tiendraient à leur entière discrétion.
« Voilà précisément, pensa Joseph en entrant dans la salle à manger, comme j’ai commencé avec miss Cutler à Dumdum. »
Pendant le dîner, miss Sharp lui adressa plusieurs œillades moitié tendres, moitié plaisantes, à propos des plats ; elle était maintenant avec la famille sur le pied d’une entière familiarité, et les deux jeunes filles s’aimaient comme deux sœurs. C’est ce qui arrive toujours à deux jeunes filles qui restent dix jours ensemble dans la même maison.
Comme pour mieux avancer encore les projets de Rebecca, Amélia rappela à son frère une promesse qu’il lui avait faite aux dernières fêtes de Pâques.
« Quand j’étais à la pension, dit-elle en riant, vous, Joseph, vous m’avez promis de me mener au Vauxhall. Maintenant que Rebecca est avec nous, l’occasion ne saurait être meilleure.
– Délicieux ! » dit Rebecca battant des mains.
Mais elle se recueillit aussitôt, et reprit un air de retenue qui était bien fait pour une créature aussi modeste.
« Aujourd’hui ce n’est pas le jour, dit Joe.
– Eh bien ! demain.
– Demain, je dîne dehors avec votre père, dit mistress Sedley.
– Vous ne supposez pas que je veuille y aller, madame Sedley ! lui dit son mari ; et ce n’est pas à une femme de votre âge et de votre condition à s’exposer au froid, dans un trou aussi humide.
– Mais il faut que ces enfants aient quelqu’un avec eux, reprit mistress Sedley.
– Joe n’y va-t-il pas ? dit le père en riant ; il est assez gros à lui tout seul pour nous remplacer tous deux. »
Cette parole fit éclater de rire jusqu’à maître Sambo, qui se trouvait au buffet, et le pauvre diable de Joseph eut une tentation de parricide.
« Desserrez son corset, continua l’impitoyable railleur, jetez-lui un peu d’eau sur le visage, miss Sharp, ou bien remontez-le dans sa chambre. Le malheureux se trouve mal : portez-le dans sa chambre ; il ne pèse pas une plume.
– Le diable m’emporte si j’y tiens plus longtemps, monsieur ! hurla Joseph.
– Sambo, faites avancer l’éléphant du seigneur Joe ! cria le père ; envoyez à Exeter-Change. »
Mais voyant Joseph prêt à éclater de dépit, le vieux plaisant cessa de rire, et tendant la main à son fils :
« On se permet tout à la Bourse, mon cher Joe. Et toi, Sambo, donne-moi un verre de champagne, ainsi qu’à notre ami Joe. Boney lui-même n’en a pas de pareil dans sa cave, mon garçon. »
Un verre de champagne rendit à Joseph sa bonne humeur. Avant que la bouteille fût vide, et en sa qualité de malade il n’en but que les deux tiers, il consentit à conduire les deux jeunes filles au Vauxhall.
« Il faut, dit le père, que ces jeunes filles aient chacune un cavalier. Joe perdra sûrement Emmy dans la foule, parce qu’il sera accaparé par miss Sharp. Envoyez au 26 demander à George Osborne s’il veut bien venir. »
Je ne sais pourquoi mistress Sedley regarda son mari en riant. Les yeux de M. Sedley prirent une expression de malice difficile à rendre. Il regarda Amélia, et Amélia, penchant la tête, rougit comme les jeunes personnes de dix-sept ans savent seules rougir, comme miss Rebecca Sharp n’avait jamais rougi de sa vie, ou au moins depuis l’âge de huit ans, où sa grand’mère l’avait surprise volant des confitures dans l’armoire.
« Amélia ferait bien d’écrire un mot, dit le père, et George Osborne verrait la belle écriture que nous avons rapportée de chez miss Pinkerton. Vous rappelez-vous, Emmy, quand vous lui avez écrit de venir le jour des Rois et que vous n’aviez pas mis d’s à rois ?
– Il y a longtemps de cela, dit Amélia.
– Il me semble que c’est encore hier, John, » dit mistress Sedley à son mari.
Le même soir, dans le cours d’une conversation qui eut lieu dans une pièce du premier étage, sous une espèce de tente faite de riche mousseline de l’Inde avec des dessins bizarres et une doublure de calicot rose tendre, et servant à abriter un lit de plumes bien moelleux, garni de deux bons oreillers sur lesquels s’épanouissaient deux faces rubicondes et bouffies, l’une dans un bonnet de nuit à dentelles, l’autre dans un simple bonnet de coton se terminant par une mèche ; bref, dans un sermon entre deux draps, mistress Sedley reprocha à son mari son acharnement contre le pauvre Joe.
« C’est bien mal de votre part, monsieur Sedley, de tourmenter ainsi ce pauvre garçon.
– Ma chère amie, répliqua le bonnet de coton, se disposant à défendre sa conduite, Joe a encore plus de vanité que vous n’en avez jamais eu, et vous en aviez déjà beaucoup pour votre part. Ce n’est pas qu’il y a quelque trentaine d’années… vers 1780… ou environ… vous n’ayez eu le droit d’être vaine. Mais je perds patience avec Joe et sa pudeur pleine d’affectation. C’est être plus Joseph que Joseph lui-même. Tout le temps se passe, pour le drôle, à penser à lui ; avec cela qu’il est beau garçon. Je serais bien étonné, madame, si nous n’avions pas quelque affaire avec lui. Il y a ici une petite amie d’Emmy qui lui fait l’amour de fort près, cela crève les yeux. S’il ne tombe pas dans les filets de celle-là, ce sera dans ceux d’une autre. La destinée de cet homme est d’être la pâture d’une femme, comme la mienne est d’aller tous les jours à la Bourse. Et encore, ma chère, nous devrons lui savoir gré de ne pas nous donner pour belle-fille une négresse. Mais, notez bien mes paroles, la première qui lui jette une amorce le fait mordre à l’hameçon.
– Eh bien ! elle partira demain, cette petite intrigante, dit mistress Sedley dans un beau mouvement d’énergie.
– Autant elle qu’une autre, mistress Sedley ; cette jeune fille a la peau blanche, après tout. Peu m’importe quelle femme épousera Joe ; laissons-le suivre ses goûts. »
Les deux interlocuteurs se turent ; à la place de leur voix on n’entendit plus qu’une musique nasale, fort agréable sans doute, mais peu romantique, et, sans les cloches qui sonnaient les heures et le gardien de nuit qui les annonçait, le plus profond silence eût régné dans la maison de John Sedley de Russell-Square.
Quand le matin fut arrivé, la bonne mistress Sedley ne songea plus à exécuter ses projets contre miss Sharp ; car, bien qu’il n’y ait rien au monde de plus douloureux, de plus commun ni de plus excusable que la jalousie maternelle, cependant elle ne pouvait se persuader que cette petite gouvernante si humble, si reconnaissante, si prévenante, osât jeter ses vues sur un personnage aussi considérable que le receveur de Boggley-Wollah. De plus, on avait déjà expédié la demande en prolongation de séjour pour la jeune fille, et il eût été difficile de trouver un prétexte pour la renvoyer si soudainement.
Tout, jusqu’aux éléments, semblait conspirer en faveur de l’aimable Rebecca, bien qu’ils parussent d’abord se déclarer contre elle. Le soir marqué pour la partie du Vauxhall, George Osborne étant venu dîner chez les Sedley, tandis que le père et la mère se rendaient à leur invitation chez l’alderman Balls, à Highbury-Burn, il survint un orage accompagné de tonnerre, comme il en éclate tout exprès lorsqu’on doit aller au Vauxhall, et la bande joyeuse fut obligée de rester à la maison. M. Osborne n’eut pas le moins du monde l’air fâché de ce contre-temps. Lui et Joseph Sedley burent en tête-à-tête, dans la salle à manger, une honnête quantité de vin de Porto ; et, le verre à la main, Sedley raconta une foule de ses meilleures histoires de l’Inde. Il était très-communicatif en compagnie d’autres hommes. Miss Amélia Sedley fit ensuite les honneurs du salon, et les quatre jeunes gens passèrent ensemble une soirée si agréable, qu’ils se déclarèrent fort satisfaits du coup de tonnerre qui les avait forcés de remettre leur visite au Vauxhall.
Osborne était le filleul de Sedley, et comptait à ce titre dans la famille depuis à peu près vingt-trois ans. À six semaines, il avait reçu de John Sedley une timbale d’argent ; à six mois, un hochet en corail avec sifflet et sonnettes d’or ; et depuis lors, à la Noël, il avait régulièrement touché ses étrennes du père Sedley. Il se rappelait parfaitement qu’au retour de l’école il avait été rossé plus d’une fois par Joseph Sedley lorsque celui-ci était un gros luron et que George était encore un enragé gamin de dix ans. Aussi, ses rapports avec elle étaient-ils aussi familiers que pouvaient les rendre de vieilles relations et un échange continuel de bons procédés.
« Vous rappelez-vous, Sedley, votre fureur lorsque je coupai les glands de vos bottes à la hongroise, et comment miss… je veux dire Amélia, m’épargna une rossée en se jetant à genoux et en suppliant son frère Joe de ne point battre son petit George ? »
Joe se rappelait parfaitement bien cette circonstance remarquable, mais il déclara qu’il l’avait oubliée.
« Eh bien ! vous rappelez-vous d’être venu me voir dans un cabriolet chez le docteur Swishtail avant de partir pour l’Inde, et de m’avoir donné une demi-guinée et une tape sur la joue ? Je m’étais mis dans la tête que vous deviez avoir au moins sept pieds de haut, et je fus tout étonné, à votre retour de l’Inde, de ne pas vous trouver plus grand que moi.
– Quel bon cœur que ce M. Sedley d’aller vous voir à la pension et de vous donner de l’argent ! dit Rebecca avec un accent marqué d’approbation.
– Surtout lorsque je lui avais coupé les glands de ses bottes. On n’oublie jamais les présents reçus à la pension ni ceux qui les font.
– J’aime beaucoup les bottes hongroises, » dit Rebecca.
Joe Sedley, qui admirait singulièrement ses jambes et portait toujours cette prétentieuse chaussure, fut fort satisfait de cette remarque, ce qui ne l’empêcha pas pendant qu’on la faisait de cacher bien vite ses jambes sous sa chaise.
« Miss Sharp, dit George Osborne, vous qui avez un si beau talent d’artiste, vous devriez faire un tableau historique de la scène des bottes. On verrait Sedley secouant d’une main une de ses bottes outragées, et de l’autre s’en prenant au jabot de ma chemise. Amélia serait à genoux auprès de lui tendant ses petites mains, et on chercherait pour ce tableau un titre allégorique, comme à tous les frontispices des abécédaires.
– Je n’ai pas le temps de le faire ici, dit Rebecca ; je le ferai quand je serai partie. »
Et en même temps elle baissa la voix et laissa échapper un regard si triste et si douloureux, que chacun sentit combien son sort était cruel et combien on aurait de chagrin à se séparer d’elle.
« Que je voudrais vous voir rester plus longtemps, ma chère Rebecca ! dit Amélia.
– Pourquoi ? répondit-elle avec un accent plus triste encore. Puissé-je être la seule à ressentir toute la peine, tout le chagrin de cette séparation ! »
Amélia commença à donner un libre cours à son infirmité naturelle, à cette abondance de larmes qui, comme nous l’avons dit, était le seul défaut de cette naïve créature.
George Osborne regarda les deux jeunes femmes avec une émotion mêlée de curiosité. Du fond de sa large poitrine, Joseph Sedley laissa échapper quelque chose qui ressemblait à un soupir et en même temps il jeta les yeux sur ses chères bottes à la hongroise.
« Faisons de la musique, miss Sedley… Amélia, » dit George, qui éprouvait à ce moment un entraînement extraordinaire et presque irrésistible à prendre dans ses bras la jeune fille et à la couvrir de baisers devant toute la compagnie ; et miss Sedley lui jetait aussi un coup d’œil rapide.
Il ne serait peut-être pas vrai de dire que ce fut alors seulement qu’ils ressentirent de l’amour l’un pour l’autre, car ces deux enfants avaient été élevés par leurs parents avec la pensée d’un mariage à venir, et depuis plus de dix ans il y avait entre les deux familles comme une espèce de convention à ce sujet. On se dirigea vers le piano, placé, comme tous les pianos, dans le salon de derrière, et, comme il faisait presque sombre, miss Amélia donna tout naturellement la main à M. Osborne, qui, beaucoup mieux qu’elle, pouvait distinguer la route à travers les chaises et les canapés. Cet arrangement laissa M. Joseph Sedley en tête-à-tête avec Rebecca à la table de l’autre salon, où celle-ci achevait une bourse de soie verte.
« Il n’y a pas besoin de demander les secrets de la famille, dit miss Sharp, ils viennent de nous dire les leurs.
– Aussitôt qu’il aura sa compagnie, dit Joseph, je crois que ce sera une affaire réglée. George Osborne est le meilleur garçon de la terre.
– Et votre sœur est la plus aimable créature qui soit au monde, ajouta Rebecca ; heureux celui qui l’aura pour femme ! »
Et Rebecca poussa un grand soupir.
Lorsque deux jeunes gens non mariés traitent dans le tête-à-tête des sujets aussi délicats, c’est la preuve qu’une grande confiance et une grande intimité règnent entre eux. Il est inutile de faire un récit bien détaillé de la conversation qui s’engagea entre M. Sedley et la jeune fille ; car, d’après le spécimen que nous venons d’en donner, elle n’avait rien de bien saillant pour l’esprit et l’éloquence, deux choses assez rares dans les sociétés intimes et même partout ailleurs, si ce n’est dans certains romans qui ont la prétention d’en mettre partout. Comme on faisait de la musique dans la chambre à côté, Joseph et Rebecca furent conduits tout naturellement à parler à voix basse ; et cependant le couple qui se trouvait dans la pièce voisine n’eût pas été dérangé par leur conversation, quelque haute qu’elle pût être, tant il était occupé de ses propres affaires.
C’était peut-être la première fois de sa vie que M. Sedley parlait sans la moindre hésitation, la moindre timidité, à une personne de l’autre sexe. Miss Rebecca lui adressa un grand nombre de questions sur l’Inde, ce qui lui donna l’occasion de raconter plusieurs anecdotes intéressantes sur ce pays et sur lui-même. Il dépeignit les bals du palais du gouverneur, les moyens de se tenir au frais sous ce climat brûlant, les nattes, les éventails et les autres ressources. C’étaient tantôt des sorties railleuses contre tous ces Écossais que lord Minto, le gouverneur général, avait pris sous sa protection, tantôt la description d’une chasse au tigre, et comment le cornac de son éléphant avait été arraché de son siége par un de ces animaux furieux. Rebecca prenait plaisir aux bals du gouverneur, riait des histoires des aides de camp écossais, en appelant M. Sedley mauvaise langue, puis elle tremblait de crainte à l’histoire de l’éléphant.
« Par affection pour votre mère, mon cher Sedley, disait-elle, par affection pour vos amis, promettez-moi de ne plus jamais aller à ces terribles expéditions.
– Peuh ! peuh ! miss Sharp, dit-il en redressant les pointes de son col, c’est le danger seul qui rend ce délassement plus agréable. »
Il n’avait été qu’une fois à la chasse au tigre, le jour de l’accident en question, et on l’avait ramené à moitié mort, non des morsures du tigre, mais de l’effroi qu’il avait ressenti. À mesure qu’il parlait, son courage grandissait ; enfin il poussa l’audace jusqu’à demander à Rebecca pour qui était cette bourse de soie verte, et il se sentit tout surpris et tout charmé de la manière gracieuse dont il s’y prenait.
« C’est pour quelqu’un qui en a besoin, » dit Rebecca, lui décochant son regard le plus séducteur.
Sedley se préparait à lui adresser un discours plein d’éloquence :
« Ô miss Sharp, comment… »
Une romance exécutée dans l’autre pièce venait de finir, ce qui lui permit de s’entendre parler si distinctement qu’il s’arrêta, rougit et souffla dans son nez avec une grande agitation.
« Avez-vous jamais rien entendu de pareil à l’éloquence de votre frère ? dit tout bas M. Osborne à Amélia. En vérité, votre amie fait des miracles.
– Plus elle en fera, mieux cela vaudra, » dit miss Amélia qui, comme toutes les femmes ayant un écu au soleil, aimait à faire des mariages et aurait été bien aise que Joseph emmenât une femme avec lui dans l’Inde. Dans ce peu de jours de vie commune avec Rebecca, elle avait senti croître son amitié pour elle par la découverte d’une foule de vertus et d’aimables qualités dont elle ne s’était jamais aperçue pendant qu’elles étaient ensemble à Chiswick. Car l’affection des jeunes femmes pousse comme les arbres du pas des fées, et atteint jusqu’au ciel en une nuit. Il ne faut pas leur en vouloir si, après leur mariage, ce besoin d’aimer se dissipe. C’est ce que l’école sentimentale, qui aime à se repaître de grands mots, appelle un transport de l’âme vers l’idéal, et cela signifie simplement que les femmes ne sont satisfaites que lorsqu’elles ont des maris et des enfants sur lesquels elles peuvent concentrer leur affection, qui se dépense pour eux en menue monnaie.
Après avoir épuisé son petit répertoire de musique et être demeurée assez longtemps dans le salon de derrière, il parut convenable à miss Amélia de demander à son amie de chanter.
« Vous ne m’auriez pas écoutée, dit-elle à M. Osborne, bien qu’elle n’en pensât pas un mot, si vous aviez entendu mon amie la première.
– Je déclare cependant à miss Sharp, répliqua M. Osborne, que, pour moi, soit à tort soit à raison, miss Amélia Sedley est la première chanteuse du monde.
– Vous allez l’entendre, » dit Amélia.
Joseph Sedley se trouvait désormais assez apprivoisé ; aussi il s’empressa de porter les bougies au piano. Osborne donna à entendre qu’il aimerait autant rester dans l’obscurité mais miss Sedley, en riant, refusa de lui faire plus longue compagnie, et tous deux, en conséquence, suivirent M. Joseph. Rebecca chanta beaucoup mieux que son amie, tout en laissant M. Osborne libre de garder son opinion ; elle se surpassa elle-même, au grand étonnement d’Amélia, qui ne l’avait jamais entendue si bien exécuter. Elle chanta une romance française que Joseph ne comprit pas le moins du monde, que George déclara ne pas comprendre davantage, et de plus quelques-unes de ces ballades à la mode il y a quarante ans et dont les Loups de mer anglais, Notre Roi, la Pauvre Suzanne, Marie aux yeux bleus font en général le sujet. Elles ne sont pas très-brillantes, il est vrai, au point de vue musical, mais contiennent un appel à ces sentiments bons, naturels et simples, que le peuple comprend bien mieux que ce mélange de lagrime, sospiri e felicità de l’éternelle musique de Donizzetti dont nous jouissons aujourd’hui.
Une conversation du genre sentimental, en rapport avec le sujet, prenait place entre chaque romance. Sambo, après avoir servi le thé, le cordon bleu, et jusqu’à mistress Blenkinsop, la femme de charge, vinrent écouter sur le palier.
Parmi ces romances, il s’en trouvait une, la dernière du concert, dont voici à peu près le sens :
Sur la bruyère
Solitaire
Le vent courait en gémissant ;
Dans la chaumière
Chaude et claire,
L’âtre flambait retentissant.
Un orphelin passa le long de la chaumière,
Et sentit du foyer le souffle bienfaisant :
La bise de la nuit lui parut plus glacée,
Et plus froide la neige à ses pieds amassée !…
Il s’éloignait, le pauvre enfant,
Engourdi, défaillant…
De douces voix le saluèrent
Et tendrement le rappelèrent
Vers l’âtre hospitalier
Que la flamme colore.
Le jeune bachelier
Repartit à l’aurore,
Et l’âtre hospitalier
Quand il partit flambait encore.
Plus tristement chemine
Le pauvre voyageur…
Las ! écoutez le vent sur la colline !
Du pauvre voyageur,
Qui tristement chemine.
Prenez pitié, Seigneur !…
Ces vers revenaient sur le sentiment précédemment exprimé par ces mots : Quand je serai partie. À la fin de cette romance, la voix de miss Sharp ne laissait plus échapper que des notes sourdes et mélancoliques. Chacun comprit l’allusion à son départ et au triste isolement de l’orpheline. Joseph Sedley, qui était fou de musique et avait le cœur sensible, ressentit le plus vif ravissement tant que dura la romance, et la plus profonde émotion lorsqu’elle fut finie. S’il avait eu du courage, si miss Sedley et George Osborne fussent restés, suivant la proposition de celui-ci, dans l’autre pièce, le célibat de Joseph Sedley touchait à sa fin, et il n’y aurait pas eu besoin d’écrire cette histoire. Mais, après avoir chanté, Rebecca quitta le piano et, donnant la main à Amélia, passa dans l’autre pièce, où régnait une demi-obscurité. Au même instant apparut maître Sambo, portant un plateau couvert de sandwichs, de fruits confits, de verres et de carafes de cristal, ce qui attira sans partage l’attention de Joseph Sedley. Quand les parents rentrèrent de leur dîner, ils trouvèrent les jeunes gens si occupés de leur conversation, qu’ils n’avaient pas même entendu l’arrivée de la voiture et M. Joseph était en train de dire :
« Ma chère miss Sharp, une petite cuillerée de gelée, pour vous remettre après votre admirable, votre délicieuse exécution.
– Bravo ! Joe, » fit M. Sedley.
En entendant cette voix railleuse qui ne lui était que trop connue, Joe, saisi d’effroi, retomba dans son silence accoutumé et s’esquiva au plus vite. Il ne resta point éveillé toute la nuit à réfléchir s’il était aimé ou non de miss Sharp : la passion de l’amour ne troubla jamais ni l’appétit ni le sommeil de M. Joseph Sedley ; mais il médita quelque temps en lui-même qu’il serait bien délicieux d’entendre des chants si doux lorsqu’il serait privé du grand théâtre, que cette jeune fille était pleine de distinction, qu’elle parlerait français mieux que la femme du gouverneur général et qu’elle produirait une grande sensation dans les bals de Calcutta.
« Il est évident que la pauvre colombe a de l’amour pour moi, pensa-t-il. Pour la richesse, elle en a autant que toutes les filles qui partent pour l’Inde. Je pourrais chercher plus loin et trouver plus mal, en vérité ! »
Le sommeil le surprit au milieu de ses méditations.
Nous ne chercherons pas à découvrir si miss Sharp, de son côté, passa toute sa nuit à se demander ce qui allait advenir de tout ceci. Le lendemain matin, M. Joseph se présenta avant le déjeuner, aussi inévitable que la destinée. Jamais il n’avait fait autant d’honneur à Russell-Square. George Osborne s’y trouvait aussi depuis quelque temps, occupé, disait-il, à aider Amélia, qui écrivait à ses douze meilleures amies de Chiswick-Mall, et Rebecca continuait son travail de la veille, tandis que le buggy de Joe s’éloignait après que la porte eut retenti sous un bruyant coup de marteau.
Le receveur de Boggley-Wollah monta tout haletant les escaliers qui conduisaient au salon. Des regards d’intelligence furent échangés entre Osborne et miss Sedley qui, avec un sourire malicieux, regardèrent Rebecca toute rougissante, et dont les longues boucles cachaient à moitié la figure. Son cœur battait bien fort lorsque Joseph se montra sur la porte, Joseph tout essoufflé avec des bottes brillantes et dans tout leur premier vernis, Joseph dans un habit qu’il mettait pour la première fois, tout rouge de chaleur et de bonne santé derrière l’épais rempart de ses cravates. C’était un moment critique pour tout le monde, et Amélia était encore dans de plus grandes transes que les parties intéressées elles-mêmes.
Sambo, qui avait annoncé M. Joseph, venait en riant à la suite du receveur ; il portait deux beaux bouquets de fleurs que le séducteur avait eu la galanterie d’acheter le matin même au marché de Covent-Garden. Ils n’étaient pas, à beaucoup près, aussi fournis que ces espèces de bottes de foin que nos dames portent dans les soirées.
Les jeunes filles reçurent avec grand plaisir ce présent, que Joseph accompagna, pour chacune d’elles, d’un majestueux et gauche salut.
« Bravo ! Joe, s’écria Osborne.
– Merci, mon cher Joseph, » dit Amélia, toute prête à embrasser son frère, pour peu qu’il s’y fût prêté.
Pour un baiser d’une aussi douce créature qu’Amélia, j’achèterais bien sans marchander toutes les serres de M. Lee.
« Oh ! les belles, les admirables fleurs ! » s’écria miss Sharp ; puis elle osait à peine les sentir, les pressait sur son sein, les contemplait dans l’extase de l’admiration. Peut-être regardait-elle le bouquet de si près pour s’assurer s’il n’y avait pas quelque billet doux caché entre les fleurs.
Mais il n’y avait point de lettre.
« Dites-donc, Sedley, parle-t-on le langage des fleurs à Boggley-Wollah ? demanda Osborne en riant.
– Laissez-nous avec vos fadaises, répliqua le sentimental jeune homme. Je les ai achetées chez Nathan. Je suis bien aise que vous les trouviez de votre goût. J’ai acheté en même temps un ananas que j’ai donné à Sambo pour qu’il le prépare en salade ; c’est très-rafraîchissant et très-agréable par ce temps chaud. »
Rebecca dit alors qu’elle n’avait jamais goûté d’ananas, et que depuis longtemps elle désirait savoir ce que c’était.
La conversation en était là, lorsque Osborne quitta la chambre, je ne sais sous quel prétexte, et Amélia sortit aussi, peut-être pour ordonner qu’on mît l’ananas en tranches ; toujours est-il que Joseph resta seul avec Rebecca, qui avait repris sa bourse de soie verte, et dont les aiguilles se mouvaient avec rapidité sous ses doigts blancs et effilés.
« Quelle magnifique, quelle mâââgnifique romance vous nous avez chantée cette nuit, miss Sharp ! lui dit le receveur ; peu s’en est fallu que je n’éclatasse en sanglots ; d’honneur ! peu s’en est fallu.
– Parce que vous avez bon cœur, monsieur Joseph : il en est de même chez tous les Sedley.
– Elle m’a tenu éveillé toute la nuit, et j’essayais de la fredonner ce matin dans mon lit. Oui, d’honneur, j’essayais. Gollop, mon docteur, est venu à onze heures, car je suis un pauvre malade, vous savez ; et Gollop vient me voir tous les jours. Eh bien ! il m’a trouvé chantant comme un enragé.
– En vérité, vous me faites rire ; je voudrais bien vous entendre chanter.
– Moi ! non pas moi, mais vous, miss Sharp, ma chère miss Sharp, chantez-la encore.
– Non, pas maintenant, monsieur Sedley, dit Rebecca avec un soupir ; je ne suis guère en humeur de chanter, et, de plus, il faut que je termine cette bourse. Voulez-vous m’aider, monsieur Sedley ? »
Et, avant d’avoir eu le temps d’y réfléchir, M. Joseph Sedley, de la compagnie de Indes-Orientales, se trouvait en tête-à-tête avec une jeune femme à laquelle il adressait ses regards les plus brûlants, les bras tendus vers elle, dans l’attitude la plus suppliante, les mains engagées dans l’écheveau de soie verte qu’elle était occupée à dévider.
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C’est dans cette position romantique qu’Osborne et Amélia trouvèrent ce couple intéressant, quand ils revinrent annoncer que la salade était prête.
L’écheveau était enroulé autour de la carte, mais Joseph Sedley n’avait encore parlé de rien.
« Ce sera assurément pour ce soir, ma chère, » dit Amélia en serrant la main de Rebecca.
De son côté, Joseph Sedley, comme par une entente secrète, se dit à lui-même : « J’aborderai la question de front, ce soir, au Vauxhall. »