Читать книгу La foire aux vanités (Texte intégrale, Tome 1 et 2) - William Makepeace Thackeray - Страница 18
CHAPITRE XIV.
Intérieur de miss Crawley.
ОглавлениеDans le même temps à peu près, on aurait pu voir, se dirigeant vers une élégante maison de Park-Lane, une voiture de voyage avec une losange1 sur la portière. Derrière la voiture était assise une femme à l’air maussade, aux boucles pleureuses emprisonnées dans un voile vert, et sur le siége trônait un gros domestique bouffi. C’était l’équipage de notre amie miss Crawley, revenant du Hants. Les glaces étaient levées. Le gros épagneul, qui d’ordinaire passait la tête et la langue à l’une ou à l’autre portière, était couché sur les genoux de la femme à l’air maussade. Quand le carrosse s’arrêta, il en sortit, soutenue par de nombreux domestiques, une masse informe enveloppée de châles, et une jeune dame qui accompagnait ce ballot de vêtements. Sous cette épaisseur d’enveloppes se trouvait miss Crawley. On la monta jusqu’à sa chambre, on la mit au lit, et on entretint auprès d’elle une température de malade. Des estafettes furent envoyées aux médecins et aux hommes de l’art. Ceux-ci arrivèrent aussitôt, se réunirent en consultation, indiquèrent un régime et prirent leurs chapeaux. La jeune compagne de miss Crawley s’était présentée pour recevoir leurs instructions, et elle administra les médicaments prescrits par les hommes de l’art.
Le capitaine Crawley, des gardes, arriva le lendemain de la caserne de Knightsbridge. Pendant que son coursier noir piaffait sur la paille étendue devant la porte de la malade, il s’enquérait avec sollicitude de l’état de sa respectable parente. Il semblait éprouver pour celle-ci une tendresse des plus violentes. Aux premiers pas qu’il fit dans la maison, il rencontra la femme de chambre de miss Crawley, toute découragée et plus maussade que d’habitude, puis miss Briggs, la demoiselle de compagnie, tout éplorée dans le salon désert. À la nouvelle de l’indisposition de son amie bien-aimée, elle était accourue en toute hâte pour s’asseoir à ce lit de souffrance, dont elle, miss Briggs, avait si souvent adouci les amertumes. Et maintenant on lui refusait l’entrée de la chambre de miss Crawley. Une étrangère présentait à sa place les potions à sa chère amie ; une étrangère venue de la province, cette odieuse miss… Les larmes étouffaient la voix de la dame de compagnie, et elle en était réduite à ensevelir ses affections froissées et son pauvre nez rouge dans son mouchoir de couleur.
Rawdon Crawley fit passer son nom par la femme de chambre à l’air maussade, et la nouvelle compagne de miss Crawley arriva sur la pointe du pied, mit sa petite main dans celle de l’officier qui s’empressait à sa rencontre, et, jetant un regard de dédain sur la consternée miss Briggs, fit signe au guerrier de la suivre hors du salon. Elle le conduisit dans la salle à manger maintenant déserte, et dont les murs avaient été jadis les témoins de si splendides festins.
Ces deux personnes causèrent dix minutes ensemble, s’entretenant sans aucun doute de la malade qui se trouvait à l’étage supérieur ; après quoi la sonnette retentit avec force et au même instant entra M. Bowls, le gros sommelier de miss Crawley, qui, pour dire vrai, avait écouté au trou de la serrure la plus grande partie de la conversation. Le capitaine sortit en tordant ses moustaches, et enfourcha son cheval qui piaffait toujours sur la paille, à la grande admiration des gamins amassés dans la rue.
Il fit faire de gracieuses courbettes à son cheval, tout en jetant un dernier coup d’œil vers la fenêtre de la salle à manger, où s’était montrée un instant, pour disparaître presque aussitôt, la figure de la jeune personne dont nous venons de parler ; elle retournait sans doute à l’étage supérieur pour y donner ses soins inspirés par pure charité.
Quelle pouvait être cette jeune femme ? c’est à vous que je le demande. Le soir même était servi dans la salle à manger un petit dîner pour deux personnes : mistress Firkin, la femme de chambre de miss Crawley, se rendit alors auprès de sa maîtresse et y fit ses embarras en l’absence de la nouvelle garde-malade, assise en compagnie de miss Briggs devant un simple mais appétissant dîner.
Briggs était dominée par une trop vive émotion pour avoir la force d’avaler un morceau. La même jeune personne découpa une volaille avec une adresse remarquable et demanda la sauce d’une voix si bien articulée que la pauvre Briggs, qui l’avait devant elle, sauta sur sa chaise, faillit casser la saucière et retomba de nouveau dans son état d’affaissement et de torpeur.
« Vous ne feriez pas mal de donner un verre de vin à miss Briggs, dit la même personne à M. Bowls, le gros domestique de confiance. »
Il obéit à cet ordre ; miss Briggs prit le verre machinalement, l’avala de même, puis poussa un soupir et se mit à jouer avec son poulet sur son assiette.
« Je crois que nous pourrons faire notre service nous-mêmes, n’est-ce pas, miss Briggs ? dit la même personne avec un organe caressant ; nous vous remercions de vos bons offices, maître Bowls, et, si cela vous est égal, nous sonnerons quand nous aurons besoin de vous. »
Le sommelier descendit, et, chemin faisant, il accabla des plus horribles malédictions un pauvre domestique son subordonné.
« C’est pitié de vous voir dans cet état, miss Briggs, dit la jeune dame d’un air froid et légèrement moqueur.
– Ma bonne amie est si malade, et ne veut… eu… eu… pas me voir, sanglota miss Briggs dans un nouvel accès de douleur.
– Cela ne va plus si mal ; consolez-vous, chère miss Briggs, elle a un peu trop mangé ; voilà tout. Elle se sent beaucoup mieux ; elle sera dans peu complétement remise. Les ventouses et le traitement médical l’ont bien affaiblie ; mais dans peu elle aura repris ses forces. Je vous en prie, consolez-vous et prenez encore un verre de vin.
– Mais pourquoi ne veut-elle plus me voir ? disait miss Briggs en gémissant. Oh ! Mathilde ! après vingt-quatre ans d’affection la plus tendre, est-ce là le sort que vous réserviez à votre pauvre Arabelle ?
– Ne vous lamentez pas tant, pauvre Arabelle ! reprit l’autre avec un sourire imperceptible ; elle ne veut point vous voir parce qu’elle dit que vous ne la soignez pas aussi bien que moi. Allez ! je n’ai pas grand plaisir à rester sur pied toute ma nuit ; je vous céderais volontiers la place.
– N’ai-je pas pris soin de cette chère créature pendant longues années ? reprit Arabelle ; et maintenant…
– Maintenant elle en préfère une autre. Eh bien ! les malades ont des lubies ; il faut subir leurs caprices. Quand elle ira bien, je partirai.
– Jamais ! jamais ! s’écria Arabelle en fourrant la moitié de son nez dans son flacon de sels.
– Que voulez-vous dire, miss Briggs ? qu’elle n’ira jamais bien, ou que je ne partirai jamais ? reprit l’autre avec le même entrain. Peuh ! elle sera au mieux dans une quinzaine, et alors j’irai retrouver mes petits élèves à Crawley-la-Reine, et leur mère qui est bien plus malade que notre amie. Il ne faut pas être jalouse de moi, ma chère miss Briggs ; je suis une pauvre petite fille sans amis et bien inoffensive. Je ne prétends point vous supplanter dans les bonnes grâces de miss Crawley. Une semaine après mon départ, elle ne pensera plus à moi, tandis que son affection pour vous est l’ouvrage de bien des années. Donnez-moi un peu de vin, ma chère Briggs, et soyons amies ; car, je vous l’assure, j’ai bien besoin d’avoir des amis. »
La pauvre Briggs, au cœur tendre et sans fiel, répondit à cet appel en tendant silencieusement la main. Mais elle n’en était pas moins chagrine de se voir délaissée, et donnait un libre cours à ses amères récriminations contre les caprices de sa Mathilde. Au bout d’une demi-heure, après le repas terminé, miss Rebecca Sharp, car, chose qui vous surprendra sans doute, tel était le nom de la personne en question, miss Rebecca Sharp remonta vers la malade, et, avec les détours les plus polis, elle congédia l’infortunée Firkin.
« Merci, mistress Firkin, cela suffit, vous faites à merveille. Je vous sonnerai s’il manque quelque chose ; merci bien. »
Firkin descendit les escaliers, tourmentée par une effroyable tempête de jalousie, d’autant plus terrible qu’il la fallait renfermer au fond du cœur.
Était-ce le souffle de cette tempête qui entre-bâilla la porte du salon lorsqu’elle arriva sur le palier du premier étage ? Non, cette porte était doucement ouverte par la main de miss Briggs. Briggs avait fait le guet, Briggs avait entendu le bruit des pas de Firkin sur les marches de l’escalier, le choc de la cuiller contre les bords de la tasse que descendait la malheureuse exilée.
« Eh bien ! Firkin ? dit-elle comme l’autre entrait dans la pièce ; eh bien ! Jane ?
– Cela va de pis en pis, miss Briggs, dit Firkin en branlant la tête.
– Elle ne se sent donc pas mieux ?
– Elle ne m’a parlé qu’une seule fois. Je lui demandais si elle se trouvait plus à son aise ; elle m’a répondu de taire mon bec. Oh ! miss Briggs, je ne me serais jamais attendue à rien de pareil. »
Les grandes eaux recommencèrent à jouer.
« Quel est cette miss Sharp, Firkin ? Ah ! je ne me doutais guère, en prenant part aux réjouissances de Noël chez mes bons amis, le révérend Lionnel Delamarre et son aimable femme, non, je ne me doutais guère que je trouverais une étrangère installée à ma place dans les affections de cette chère, toujours chère Mathilde. »
Comme on peut le voir à son langage, miss Briggs possédait une teinture littéraire et sentimentale ; elle avait jadis publié, par souscription, un volume de poésie, les Chants d’un rossignol.
« Voyez-vous, miss Briggs, cette jeune fille leur a tourné l’esprit à tous, répondit Firkin ; sir Pitt aurait bien voulu la garder avec lui, mais il n’ose rien refuser à miss Crawley. Mistress Bute, au presbytère, n’en est pas moins entichée ; ils en sont tous à ne pouvoir se passer d’elle. Le capitaine l’aime à la folie, et M. Crawley en est jaloux. Depuis que miss Crawley a eu son indisposition, elle ne veut plus souffrir auprès d’elle que miss Sharp. Expliquez-moi cela, car pour moi je n’y comprends rien. On dirait qu’elle les a tous ensorcelés. »
Rebecca passa la nuit entière au chevet de miss Crawley. La nuit suivante, la bonne dame dormait d’un si profond sommeil que Rebecca eut le temps de prendre plusieurs heures de repos sur un sofa, au pied du lit de sa protectrice. Peu de jours après miss Crawley se trouva si bien qu’elle eut la force de se lever, et, pour son plus grand divertissement, Rebecca lui donna traits pour traits la représentation de miss Briggs et de sa douleur. Ses sanglots étouffés, sa manière de se frotter la face avec son mouchoir, tout cela fut rendu avec un si admirable naturel que miss Crawley reçut de la façon la plus gaie la visite des docteurs, ce qui les étonna davantage, car ils trouvaient toujours cette enfant du siècle en proie au plus terrible abattement, à toutes les horreurs de la mort, dès qu’elle éprouvait le moindre malaise.
Le capitaine Crawley ne manquait pas un seul jour de venir, et Rebecca lui faisait le bulletin de la santé de sa tante. La convalescence fut si rapide que bientôt la pauvre miss Briggs fut admise au bonheur de voir son amie. Les personnes au cœur sensible pourront seules se faire une idée des émotions larmoyantes de ce tempérament sentimental et du caractère touchant de cette entrevue.
Miss Crawley eut du plaisir à voir miss Briggs. Rebecca contrefaisait la pauvre fille à sa barbe avec une admirable gravité, et la caricature n’en était que plus piquante pour sa vénérable protectrice.
Les causes de la déplorable indisposition de miss Crawley et de son départ de la maison de son frère sont d’une nature si peu romantique, qu’on serait gêné de les expliquer dans un roman destiné à une société élégante et sentimentale. Comment, en effet, faire comprendre à une femme délicate et du grand monde que miss Crawley avait trop bu et trop mangé, et que l’abus du homard à un souper de la cure était l’origine de l’indisposition qu’elle s’obstinait à attribuer à l’humidité du temps ? Le malaise fut si violent que Mathilde, suivant l’expression du révérend, avait bien manqué de faire le grand saut. L’attente du testament avait donné la fièvre à toute la famille, et Rawdon Crawley se voyait à la tête de quarante mille livres pour le commencement de la saison de Londres. M. Crawley envoya à sa vieille tante un choix de ses brochures religieuses pour la préparer à quitter la Foire aux Vanités et Park-Lane pour un autre monde. Mais un excellent médecin de Southampton appelé à temps triompha du homard qui, un peu plus, serait devenu fatal à la vieille fille, et lui donna assez de force pour la mettre en état de revenir à Londres.
Le baronnet ne dissimula point son excessive mauvaise humeur sur le dénoûment de cette affaire.
Tandis que chacun se montrait fort empressé autour de miss Crawley, et que des messagers, envoyés d’heure en heure du presbytère, rapportaient des nouvelles de sa santé à ses affectionnés parents, dans une autre partie de la maison se trouvait une dame beaucoup plus malade, mais à qui on ne faisait aucune attention. C’était lady Crawley elle-même. En la voyant, le bon docteur avait secoué la tête : sir Pitt n’avait consenti à cette visite que parce qu’elle ne lui coûtait rien. Il tirait ainsi parti de l’indisposition de miss Crawley. On laissait milady toute seule dans sa chambre, abandonnée aux progrès du mal ; on ne prenait guère plus garde à elle qu’à une mauvaise herbe du parc.
Les jeunes demoiselles se trouvaient privées de l’inestimable enseignement de leur gouvernante ; car miss Sharp était une garde-malade si dévouée que miss Crawley ne voulait recevoir ses potions d’aucune autre main. Firkin était déjà supplantée longtemps avant le retour de sa maîtresse de Crawley-la-Reine. Mais cette fidèle domestique trouvait au moins dans sa tristesse une consolation à retourner à Londres, à voir miss Briggs, à souffrir avec elle les tortures de la jalousie, à partager avec elle les chagrins de leur disgrâce commune.
Le capitaine Rawdon s’était fait accorder un supplément de congé à cause de la maladie de sa tante, et il restait religieusement à la maison. Il était toujours à la porte de sa chambre, et il s’y trouva plus d’une fois face à face avec son père. Arrivait-il sans penser à mal par le corridor, aussitôt son père ouvrait sa porte, et la figure crochue du vieux baronnet apparaissait dans la fente. Quel motif avaient-ils de s’épier ainsi l’un l’autre ? Ah ! c’était sans doute un généreux sentiment de rivalité, c’était à qui serait le plus empressé autour du lit de la malade. Rebecca venait les consoler et leur rendre à tous deux du courage, ou plutôt elle le faisait tantôt pour l’un et tantôt pour l’autre. C’est que ces deux honnêtes personnages étaient bien désireux d’avoir des nouvelles de la malade par son messager de confiance.
Au dîner, où elle ne paraissait qu’une demi-heure, elle s’interposait pour les maintenir en bonne intelligence ; puis après, elle disparaissait pour le reste de la nuit. Alors Rawdon partait pour le dépôt, à Mudbury, laissant son papa dans la société de M. Horrocks et de son rhum. Miss Sharp passa ainsi une quinzaine bien fatigante et presque mortelle dans la chambre de miss Crawley ; mais ses petits nerfs semblaient être d’acier. Les fatigues et l’ennui qui sont le partage d’une garde-malade ne pouvaient lasser son dévouement à toute épreuve.
Jamais une plainte de sa part sur ses forces épuisées, sur les dérangements de la nuit, sur la mauvaise humeur de la malade, sur sa colère, sur ses terreurs de la mort ; car la vieille dame passait de longues heures à pousser des cris perçants dans l’effroi de cette autre vie dont elle n’avait jamais l’air de se douter quand elle était en bonne santé. Figurez-vous, aimable lectrice, une vieille femme mondaine, égoïste, désagréable, au cœur sec, se tordant au milieu des angoisses de la douleur et de l’épouvante ; mettez-vous bien ce tableau dans la tête, et, avant d’atteindre la vieillesse, apprenez à aimer et à prier !
Sharp veillait sur cette malade peu attrayante avec une patience inaltérable ; rien n’échappait à sa vigilance, et son zèle exemplaire lui faisait tout prévoir. Pendant cette maladie, elle se montra toujours alerte, dormant peu, éveillée au moindre bruit, et se contentant tout au plus de quelques instants de repos. À peine surprenait-on sur sa figure les traces de la fatigue. Son teint pouvait être un peu plus pâle, ses yeux marqués d’un cercle un peu plus noir que de coutume ; mais, hors de la chambre de la malade, on la trouvait toujours souriante, fraîche et bien mise, et, sous son peignoir et son bonnet, elle était aussi séduisante que dans les plus belles robes de bal.
Le capitaine, du moins, le pensait ainsi et l’aimait à en devenir fou. La flèche empennée de l’amour avait traversé son épaisse enveloppe. Six semaines de rapports continuels et de vie commune avaient suffi pour lui faire rendre les armes. Il mit dans sa confidence sa tante du presbytère et tous ceux qui voulaient l’entendre. Mistress Bute le plaisantait à ce propos ; depuis longtemps elle s’était aperçue de sa forte passion ; elle lui disait de prendre garde, et finissait par avouer que miss Sharp était la créature de l’Angleterre la plus vive, la plus adroite, la plus originale, la plus naturelle et la plus affectueuse. Rawdon ne devait pas jouer ainsi avec les affections de cette jeune fille ; car la chère miss Crawley ne le lui pardonnerait jamais. Elle aussi était dans l’admiration de la petite gouvernante, et l’aimait comme une fille. Le devoir commandait à Rawdon de retourner à son régiment, dans la Babylone moderne, et de ne point abuser des sentiments confiants d’une pauvre innocente.
Plus d’une fois cette excellente dame, touchée des peines de cœur du jeune militaire, lui donna l’occasion de voir miss Sharp à la cure et de la reconduire au château, comme nous l’avons vu plus haut. Quand de certains hommes vous aiment, mesdames, il ont beau voir la ligne et l’hameçon et tout l’attirail qui va servir à les prendre, ils n’en sont pas moins à tourner béants autour de l’amorce, il faut qu’ils y viennent et qu’ils l’avalent. Les voilà pris, les voilà frétillant sur le sable. Rawdon reconnut bien vite chez mistress Bute l’intention manifeste de le faire tomber dans les filets de Rebecca. Il ne voyait pas bien loin, il est vrai ; mais enfin un certain usage du monde faisait, à l’aide de la réflexion, pénétrer à travers les discours de mistress Bute une faible lueur dans cette âme enveloppée de ténèbres.
« Retenez bien mes paroles, Rawdon, lui disait-elle ; miss Sharp sera un jour de votre famille.
– Et à quel titre, mistress Bute ? disait l’officier en riant. Sera-ce comme ma cousine ? François est fort tendre avec elle ? est-ce là ce que vous voulez dire ?
– Mieux encore, reprenait mistress Bute avec un éclair dans les yeux. Elle ne sera pas pour Pitt, c’est là qu’est votre erreur. Non, non, ce pied-plat n’en goûtera pas, et puis d’ailleurs il a un engagement avec Jane de la Moutonnière. Vous autres hommes, vous avez les yeux bouchés ; vous êtes de crédules et aveugles créatures. S’il arrive quelque accident à lady Crawley, voulez-vous savoir ce qui en résultera ? Miss Sharp deviendra votre belle-mère. »
À cette annonce, le chevalier Rawdon Crawley, pour témoigner de sa surprise, souffla comme un cachalot. Il n’avait pas à dire non : l’inclination peu dissimulée de son père pour miss Sharp ne lui avait point échappé. Il connaissait fort bien le tempérament du vieux baronnet : c’était un homme fort peu en peine des délicatesses de conscience. Sans demander une plus longue explication, il entra au logis en tordant sa moustache, et bien convaincu qu’il tenait enfin le secret de la diplomatie de mistress Bute.
« En vérité, c’est très-mal, c’est très-mal, en vérité, pensa Rawdon ; cette pauvre femme ne cherche qu’à jeter le discrédit sur la pauvre enfant, pour l’empêcher d’entrer dans la famille et de devenir lady Crawley. »
Quand il fut seul avec Rebecca, il la plaisanta avec son bon goût ordinaire sur les inclinations du baronnet pour elle. Celle-ci redressa la tête avec un air de suprême dédain, le regarda en face et lui dit :
« Eh bien ! supposons qu’il soit fou de moi. Je le connais pour ce qu’il vaut, lui et bien d’autres de son espèce. Vous ne pensez pas au moins qu’il me fasse peur, capitaine Crawley. Vous n’avez pas dans la tête que je sois incapable de défendre mon honneur, dit cette petite femme avec un regard de reine.
– Oh !… ah !… hé !… vous êtes avertie… vous savez… et puis voilà… balbutia le tortilleur de moustaches.
– Croiriez-vous donc à quelque honteuse intrigue ? ? reprit-elle avec un accent d’indignation.
– Oh !… dieux !… en vérité… miss Rebecca, fit entendre le dragon à la langue pâteuse.
– Vous ne me supposez donc pas le sentiment de ma dignité personnelle, parce que je suis pauvre et sans amis, et que les gens riches eux-mêmes en manquent souvent ? Toute gouvernante que je suis, il ne faut pas croire que j’aie moins de jugement, de délicatesse, que je sois de moins bonne race que tous vos hobereaux de l’Hampshire ? Je suis une Montmorency, pensez-y bien. Une Montmorency ne vaut-elle pas une Crawley ? »
Lorsque miss Sharp, dans les grandes circonstances, faisait allusion à sa lignée maternelle, elle prenait un accent légèrement étranger qui ajoutait un grand charme à sa voix naturelle claire et sonore.
« Non, non, continua-t-elle en s’enflammant de plus en plus dans son apostrophe au capitaine ; je puis endurer la pauvreté, mais non le déshonneur ; l’oubli, mais non l’insulte, surtout l’insulte venant… de vous ! »
Son émotion prenant alors un libre cours, elle versa un torrent de larmes.
« Le diable m’emporte, miss Sharp… Rebecca… Pour l’amour du ciel… Sur mon âme, je donnerai bien mille livres… Arrêtez, Rebecca… »
Mais elle était déjà partie pour aller faire ce jour-là la promenade de miss Crawley. Ceci se passa avant l’indisposition mentionnée plus haut. Au dîner, Rebecca fut plus sémillante et plus gaie que jamais. Elle n’avait pas l’air de s’apercevoir des signes, des clignements d’yeux, des supplications maladroites de l’officier aux gardes ; elle le laissait à son humiliation et aux tortures de son fol amour. Chaque jour la grosse cavalerie de Crawley essuyait quelque nouvelle déroute. Le gros officier en perdait la tête et n’en était que plus fou et plus amoureux.
Si le baronnet de Crawley-la-Reine n’avait pas eu sans cesse devant les yeux la crainte de perdre l’héritage de sa sœur, il n’aurait jamais consenti à priver ses filles des utiles enseignements de leur incomparable gouvernante. Le vieux château, en son absence, avait l’air d’un désert, tant Rebecca avait su s’y rendre utile et agréable. Sir Pitt n’avait plus ses lettres copiées et corrigées ; ses écritures n’étaient plus au courant ; les affaires de sa maison et ses nombreux dossiers souffraient beaucoup depuis le départ de son petit secrétaire. Il était facile de voir quel besoin il avait d’un tel secours, d’après le style, la rédaction et l’orthographe des nombreuses lettres qu’il lui envoyait, avec prière et même avec recommandation expresse de les corriger. Presque chaque jour on apportait une lettre du baronnet, adressant à Becky les plus vives instances pour son retour ; à miss Crawley les raisonnements les plus pathétiques au sujet de l’interruption fielleuse apportée dans l’éducation de ses filles. C’était de la rhétorique perdue à l’endroit de miss Crawley.
Miss Briggs n’avait pas reçu positivement son congé comme demoiselle de compagnie ; mais sa place devenait une sinécure dérisoire. Elle vivait désormais ou dans le salon, en société du gros épagneul, ou de temps à autre dans le cabinet de la femme de charge, avec la maussade Firkin. Cependant, bien que la vieille dame ne voulût en aucune manière entendre au départ de Rebecca, celle-ci n’était point installée comme titulaire de l’emploi à Park-Lane. Miss Crawley, à l’exemple de beaucoup de gens riches, avait l’habitude d’accepter de ses inférieurs tous les services qu’elle pouvait en tirer, et, sans plus se faire de bile, de les camper là dès qu’elle n’en sentait plus le besoin. La reconnaissance chez certaines personnes riches est peu commune et presque inconnue ; elles reçoivent les services des gens nécessiteux comme chose qui leur est due. Et de quel droit vous plaindriez-vous, parasites et pauvres gueux ? Votre amitié pour les riches est à peu près aussi sincère que celle qu’ils vous témoignent en retour. C’est l’argent que vous aimez, et non pas l’homme ; et, si les rôles étaient intervertis entre Crésus et son laquais, vous savez bien, mendiants de bonne maison, de quel côté se tourneraient vos flatteries.
En dépit du naturel et de la vivacité de Rebecca, de ses airs toujours si avenants et si aimables, il pouvait bien se faire que notre vieille rusée de Londres, à laquelle on prodiguait ces trésors d’amitié, conçût quelques vagues soupçons sur le dévouement de sa garde-malade et nouvelle amie. Miss Crawley avait souvent ruminé ce principe dans sa tête, qu’on ne fait rien pour rien. Si elle jugeait les sentiments des autres sur les siens, elle devait arriver nécessairement à cette conclusion ; et le fond de ses réflexions devait être que ceux-là ne peuvent avoir d’amis, qui ne sont préoccupés que d’eux-mêmes.
Quoi qu’il en soit, Becky lui était d’une grande utilité et d’une grande distraction. Aussi la généreuse miss Crawley lui avait-elle donné deux robes neuves, un vieux collier et un châle. C’était à elle qu’elle se plaignait de ses amis les plus intimes : peut-on donner une plus grande preuve de confiance et d’amitié ? Elle lui bâtissait parfois les plus brillants projets d’avenir, comme, par exemple, de la marier à Clump, son apothicaire, ou de lui procurer quelque établissement avantageux du même genre ; le moins c’était de la renvoyer à Crawley-la-Reine quand elle serait lasse de l’avoir auprès d’elle et que la saison de Londres commencerait.
Dès que miss Crawley, entrée en convalescence, put descendre au salon, Becky lui chanta des romances et inventa mille moyens de la distraire. Quand elle fut assez bien pour sortir en voiture, Becky l’accompagna. Dans les promenades qu’elles firent ensemble, parmi toutes les maisons où l’amitié bienveillante de miss Crawley pouvait l’aider à s’introduire, miss Sharp dirigea ses tentatives du côté de Russell-Square, vers la maison de John Sedley esquire.
Avant d’en venir à une visite, bien des lettres avaient été échangées entre les deux amies. Pendant le temps de la résidence de Rebecca dans le Hampshire, leur amitié éternelle avait, s’il faut l’avouer, souffert une baisse considérable, et son grand âge la rendait si branlante et si caduque, qu’elle était menacée d’un prochain trépas. Et puis les deux jeunes filles avaient eu chacune à songer à leurs affaires ; tandis que Rebecca cherchait à s’avancer de plus en plus dans l’esprit de ceux dont elle dépendait, Amélia restait toujours absorbée dans la même idée. Les jeunes filles, en se retrouvant, se jetèrent dans les bras l’une de l’autre avec cette impétuosité qui caractérise les affections de la jeunesse. Rebecca joua son rôle dans cette rencontre avec la plus bruyante et la plus démonstrative tendresse. La pauvre Amélia rougit, embrassa son amie et se trouva coupable d’un peu de froideur à son égard.
Cette première entrevue fut très-courte. Amélia était prête à sortir. Miss Crawley attendait en bas dans sa voiture. Ses gens s’étonnaient de se trouver en pareil lieu, et regardaient l’honnête Sambo, le nègre de notre connaissance, comme un des naturels de l’endroit. Mais quand Amélia descendit avec sa figure sereine et souriante pour être présentée par son amie à miss Crawley, qui désirait la voir et était trop mal pour quitter sa voiture, l’aristocratie galonnée de Park-Lane fut plus que jamais surprise de rencontrer une pareille merveille à Bloomsbury, et miss Crawley se sentit prendre aux charmes de la figure aimable et rougissante de cette jeune fille, qui venait avec grâce et timidité présenter ses hommages à la protectrice de son amie.
« Quelle charmante tournure, ma chère, quelle douce voix ! dit miss Crawley pendant la route, après cette courte entrevue. Ma chère Sharp, votre jeune amie est charmante. Faites-la venir à Park-Lane, entendez-vous ? »
Miss Crawley avait bon goût, comme on voit : du naturel dans les manières, joint à un peu de timidité, avait le don de la charmer. Elle aimait les jolis minois, mais comme on aime à s’entourer de beaux tableaux et de belle porcelaine. Ce jour-là, à diverses reprises, elle parla avec enthousiasme d’Amélia ; elle en entretint son neveu Rawdon, qui vint religieusement partager, à dîner, le poulet de sa tante.
Rebecca s’empressa aussitôt d’ajouter qu’Amélia allait sous peu se marier au lieutenant Osborne ; que c’était une ancienne passion.
« Il appartient à un régiment de ligne ? » demanda le capitaine Crawley ; puis, après un petit effort de mémoire, il se souvint, ainsi qu’il convenait à un homme au service, qu’il devait être sur les cadres du ***e régiment.
Rebecca crut se rappeler que c’était en effet le numéro du régiment.
« Le capitaine, ajouta-t-elle, s’appelle le capitaine Dobbin.
– Une grande perche toute dégingandée, reprit Crawley, et qui s’en va de droite et de gauche ; ah ! je le connais bien. Osborne est un beau jeune homme avec d’épaisses moustaches noires.
– Colossales ! reprit Rebecca Sharp. Elles lui donnent de la fierté, je vous assure, à raison de leur dimension. »
Le capitaine Rawdon Crawley fit alors entendre un gros rire ; et les dames le pressant de s’expliquer, il se disposa à les satisfaire dès que son accès d’hilarité fut passé.
« Il s’imagine, dit-il, savoir jouer au billard. Je lui ai gagné deux cents livres sterling, au Cocotier. C’est qu’il a encore des prétentions, ce jeune imprudent. Il aurait joué sa chemise ce jour-là, sans son ami le capitaine Dobbin, qui l’a emmené de force ; que la peste l’étrangle !
– Rawdon, Rawdon, ne vous faites pas plus noir que vous n’êtes, reprit miss Crawley, fort réjouie de cette histoire.
– C’est que, voyez-vous, madame, ce garçon est jobard comme il n’y en a pas. Tarquin et Deuceace lui soutirent tout l’argent qu’ils veulent. Il irait au diable pour se faire voir avec des monseigneurs. Il leur paye des dîners à Greenwich, où ils amènent toute leur société.
– Et c’est ce qu’il y a de mieux en fait de société ?
– Excellente, miss Sharp, excellente, comme cela doit être. On n’en voit pas beaucoup comme cela. Ah ! ah ! ah ! »
Et le capitaine Rawdon de rire de plus belle, s’imaginant avoir fait une délicieuse plaisanterie.
« Rawdon ! Rawdon ! vous êtes une mauvaise langue ! lui cria sa tante.
– Son père est, à ce qu’on dit, un marchand de la Cité immensément riche ; et, ma foi, tous ces marchands de la Cité ont besoin d’être saignés. Nous ne sommes pas à bout de compte avec lui, je vous assure. Ah ! ah ! ah !
– Fi donc ! capitaine Crawley ! j’en informerai Amélia. Un mari joueur !
– Oh ! c’est affreux, n’est-ce pas ? » dit le capitaine d’un ton solennel. Puis il ajouta aussitôt comme frappé d’une soudaine inspiration : « Eh bien ! madame, vous devriez le recevoir ici.
– Est-il présentable ? demanda la tante.
– Présentable ? mais oui, comme tout le monde, répondit le capitaine Crawley. Il faudra l’avoir quand vous commencerez à recevoir un peu ; et sa… comment l’appelez-vous déjà ?… sa belle adorée… enfin, miss Sharp, vous savez bien… qu’il nous l’amène. Moi, je vais lui écrire un billet pour l’engager à venir, et nous verrons s’il est aussi fort au piquet qu’au billard. Son adresse, miss Sharp ? »
Miss Sharp donna à Crawley l’adresse du lieutenant, et, peu de jours après cette conversation, le lieutenant Osborne recevait une lettre couverte des jambages boiteux du capitaine Rawdon, avec une invitation de la part de miss Crawley. Rebecca envoya une autre invitation à sa chère Amélia, qui n’hésita point à accepter, quand elle eut appris que George devait être de la partie. Amélia, en conséquence, alla passer la matinée chez les dames de Park-Lane, si bienveillantes pour elle. Rebecca affecta un air de majestueuse protection. Elle était sans contredit plus adroite que son amie ; et, comme celle-ci se renfermait dans un rôle de douceur et d’abnégation et cédait à quiconque voulait la dominer, elle subit les usurpations de Rebecca avec une douceur et une bonté inaltérables. Miss Crawley se montrait d’une amabilité remarquable. Son enthousiasme pour la petite Amélia était poussé au fanatisme. Elle n’était pas plus gênée pour parler d’elle en sa présence que si c’eût été une poupée, une femme de chambre ou un tableau. Son admiration dépassait toute limite. J’admire fort cette admiration que le beau monde tient toujours au service d’une classe inférieure. On a de quoi être flatté de tant de condescendance. Cette bienveillance exagérée de miss Crawley finissait par peser beaucoup à la pauvre petite Amélia, et peut-être bien, parmi les trois dames de Park-Lane, la plus aimable à son goût était l’honnête miss Briggs. Elle sympathisait avec l’honnête Briggs comme avec une personne serviable et délaissée. Du reste, il lui manquait complétement ce qu’on appelle le savoir-faire.
George avait cru venir dîner en garçon avec le capitaine Crawley. La grande voiture bourgeoise des Osborne transporta leur héritier de Russell-Square à Park-Lane ; ses jeunes sœurs, qui n’étaient point invitées, dissimulèrent la mortification qu’elles éprouvaient de cette omission. Toutefois, elle cherchèrent le nom de sir Pitt Crawley dans le Dictionnaire de la noblesse, et étudièrent tous les détails donnés par ce livre sur la famille Crawley, sur sa généalogie, sur les Binkie et leur parenté, etc.… Rawdon Crawley fit à George Osborne un bon et aimable accueil ; il le loua sur son talent au billard, et se mit à sa disposition pour la revanche. Il adressa à Osborne quelques questions sur son régiment, et aurait engagé un piquet séance tenante, si miss Crawley n’avait formellement banni de sa maison toute espèce de jeu. Ce jour-là, le jeune lieutenant remporta sa bourse aussi pleine qu’il l’avait apportée, au grand déplaisir de son amphitryon. Cependant ils prirent rendez-vous pour aller voir, le lendemain, un cheval que Crawley voulait vendre, pour l’essayer au Park, dîner ensemble et passer la soirée en joyeuse compagnie.
« C’est-à-dire, si vous n’êtes pas à soupirer aux pieds de miss Sedley, fit Crawley avec un coup d’œil d’intelligence. Pour jolie, en voilà une qui l’est assurément, » eut-il la bonté d’ajouter.
Osborne ne devait point aller soupirer le lendemain ; il aurait donc un véritable plaisir à rejoindre le capitaine Crawley.
« Au fait, comment va la petite miss Sharp ? demanda George à son ami, tout en vidant un verre de liqueur. C’est une bonne petite fille. En êtes-vous contents, à Crawley-la-Reine ? continua-t-il d’un air de suffisance. Miss Sedley avait pour elle une grande tendresse, l’année dernière. »
Les petits yeux bleus du capitaine Crawley avaient lancé au lieutenant un regard plein de férocité, lorsque ce dernier s’était avancé pour renouer connaissance avec la jolie gouvernante. Mais l’accueil qu’il reçut de la jeune personne fut bien propre à apaiser toutes les jalousies qui pouvaient gonfler le cœur de l’officier aux gardes.
Après sa présentation à miss Crawley, Osborne se tourna vers Rebecca d’un air protecteur et hautain, et, se disposant à la prendre sous son bienveillant patronage, il lui tendit d’abord la main comme à l’ancienne amie d’Amélia, et lui dit :
« Eh bien ! miss Sharp, comment vous portez-vous ? »
En même temps, il allongeait la main gauche de son côté, s’attendant à la trouver toute fière de l’honneur qu’il lui faisait.
Miss Sharp lui présenta seulement son petit doigt, et lui fit un petit salut si glacial et si dédaigneux, que Rawdon Crawley, qui, de l’autre pièce, surveillait tous les détails de cette aventure, ne put s’empêcher de rire de l’embarras du lieutenant, qui d’abord avait tressailli, puis, après une pause, s’était décidé enfin, d’une manière assez maladroite, à prendre l’unique doigt qu’on lui tendait.
« Elle en revendrait au diable, par ma foi, se disait le capitaine ravi de son aplomb, tandis que le lieutenant, ne sachant comment entamer la conversation, demandait à Rebecca si elle se trouvait bien dans sa nouvelle place.
– Ma place ? dit miss Sharp avec froideur. Vous êtes bien bon d’y penser ! mais oui, c’est une assez bonne place. Les gages sont assez honnêtes ; cependant miss Wirt en a peut-être davantage pour l’engager à rester auprès de vos sœurs, à Russell-Square ; et comment vont ces jeunes dames ? quoique je puisse bien me dispenser de m’informer de leurs nouvelles.
– Que voulez-vous dire ? fit M. Osborne tout étonné.
– Ce que je veux dire ? Eh ! m’ont-elles jamais parlé ? m’ont-elles invitée chez elles pendant mon séjour chez Amélia ! Mais nous autres, pauvres gouvernantes, nous sommes habituées à ce manque d’égards.
– J’entends, chère miss Sharp ! fit Osborne d’une voix suppliante.
– Au moins dans certaines familles, continua Rebecca ; mais on n’en agit point ainsi dans la maison où je suis maintenant. L’or n’est pas si commun dans l’Hampshire que chez vous autres richards de la Cité ; mais là, au moins, j’y ai rencontré une bonne famille de la vieille noblesse anglaise. Le père de sir Pitt, vous le savez sans doute, a refusé la pairie. Voyez pourtant comme on m’y traite ; je suis on ne peut mieux. C’est en somme une excellente place. Mais c’est trop de bonté à vous de vous arrêter à ces détails. »
Osborne écumait. La petite gouvernante prenait un ton de supériorité et de persiflage qui mettait notre jeune lion sur les épines, et le sang-froid lui manquait pour couper court à cette piquante conversation.
« Vous n’avez pas, il me semble, toujours dédaigné de la sorte les familles de la Cité, reprit-il d’un ton hautain.
– Vous parlez de l’année dernière, quand je sentais encore derrière moi cette affreuse pension ? Oh ! alors vous avez raison. À tout prix, les jeunes pensionnaires veulent passer leurs jours de congé hors des murs de leur cachot. Mais voyez un peu, monsieur Osborne, comme dix-huit mois d’expérience nous changent ! dix-huit mois, remarquez-le bien, passés avec des personnes de bon ton et de noble race. Quant à cette bonne Amélia, c’est une perle, j’en tombe d’accord avec vous, et on aura toujours du plaisir à la revoir. Allons, vous voilà tout en belle humeur ; c’est qu’en effet ces bizarres habitants de la Cité !… Et M. Joe, comment va-t-il, l’étonnant M. Joseph ?
– Mais il me semble que l’année dernière il ne vous déplaisait pas trop, cet étonnant M. Joseph, dit Osborne avec un air de bonhomie.
– Ah ! c’est méchant ! Eh bien ! entre nous, mon amour pour lui ne m’a pas fait maigrir. Cependant, s’il m’eût demandé ce que vous avez l’air d’insinuer par vos regards fort charitables et fort significatifs, je n’aurais pas dit non, je l’avoue. »
Osborne arrêta sur elle un regard qui semblait dire : « En vérité, vous êtes bien bonne. »
« Ah ! c’eût été un grand honneur pour moi de vous avoir pour beau-frère, n’est-ce pas ? Moi, devenir la belle-sœur de George Osborne esquire, fils de John Osborne esquire, fils de… Quel était votre grand-papa, monsieur Osborne ? Voyons, ne vous fâchez pas. Ce n’est pas votre faute si vous avez un grand-papa. Et d’ailleurs, je suis parfaitement d’accord avec vous que j’aurais, sans répugnance, épousé M. Sedley. Que pouvait faire de mieux une pauvre fille sans fortune ? Maintenant vous avez tout mon secret. Je suis franche et ouverte, et, tout bien considéré, c’est fort galant à vous de rappeler cette circonstance, oui, fort galant et fort poli. Ma chère Amélia, M. Osborne et moi nous parlions du pauvre Joseph. Comment va-t-il ? »
George ne savait plus où donner de la tête, non pas que Rebecca eût raison contre lui, mais elle avait au moins réussi avec un plein succès à le mettre dans son tort. Il battit donc en retraite tout honteux et humilié, pensant que, s’il restait une minute de plus, il pourrait avoir à jouer un rôle assez ridicule sous les yeux d’Amélia.
Vaincu par Rebecca, ce n’est pas George qui aurait eu la petitesse de se venger d’une femme en racontant par derrière ses petites histoires scandaleuses. Il ne put toutefois s’empêcher de faire le lendemain au capitaine Crawley d’adroites confidences sur le compte de miss Rebecca : c’était une femme rusée, dangereuse, une coquette finie, etc., etc.… Crawley reçut tous ses détails en riant, et avant vingt-quatre heures Rebecca n’en ignorait pas un, tout lui était rapporté. Cela ajouta encore beaucoup à l’estime particulière qu’elle avait conçue pour M. Osborne. Je ne sais quel instinct de femme lui disait que ses premières tentatives amoureuses avaient échoué par lui, et elle l’affectionnait en conséquence.
« Il est de mon devoir de vous avertir, dit-il à Rawdon Crawley, qui venait de lui vendre son cheval et de lui gagner une vingtaine de guinées après le dîner ; il est de mon devoir de vous avertir, car je me connais en femmes, et je vous engage à vous tenir sur vos gardes.
– Merci bien, mon cher, dit Crawley avec un regard pétillant de reconnaissance ; vous avez l’œil trop pénétrant pour qu’on vous trompe. »
Et George le quitta, pensant tout à fait comme lui. En revoyant Amélia, il lui dit ce qu’il avait fait, et comme quoi il avait conseillé à Rawdon Crawley, un bon diable, un bon garçon, tout rond, d’être sur ses gardes contre cette astucieuse et fourbe miss Sharp.
« Contre qui ? demanda vivement Amélia.
– Contre votre amie la gouvernante. Ne faites donc pas ainsi l’étonnée.
– Oh ! George ! qu’avez-vous fait ? » dit Amélia.
Avec la pénétration féminine, que l’amour rend encore plus subtile, un instant lui avait suffi pour découvrir un secret qui avait échappé à miss Crawley, à l’innocente miss Briggs et surtout à la vue un peu obtuse du jeune lieutenant Osborne, aux épaisses moustaches.
Un jour que Rebecca était allée mettre son châle et son chapeau à l’étage supérieur, les deux amies profitèrent sans doute de l’occasion pour échanger leurs secrets et tramer quelqu’une de ces petites conspirations qui sont tout le bonheur de la vie féminine. Et nous, avec notre privilége de romancier qui nous introduit partout, il nous fut permis de voir Amélia se posant devant son amie Rebecca, lui prenant les deux mains et lui disant ces seules paroles :
« Je sais tout. »
Sur quoi Rebecca l’embrassa.
Pas un mot de plus ne fut échangé entre les deux jeunes femmes sur ce charmant secret ; mais il devait avant peu tomber dans le domaine public.
Peu après les événements que nous venons de rapporter, miss Rebecca Sharp se trouvant encore chez sa protectrice à Park-Lane, on vit dans Great-Gaunt-Street un écusson de plus figurer parmi ceux qui formaient déjà la décoration de ce funèbre quartier. Placé sur la façade de la maison de sir Pitt Crawley, il n’annonçait point cependant la mort du digne baronnet. C’était un écusson de femme. Quelques années auparavant il avait déjà servi pour la vieille mère de sir Pitt, feue la douairière lady Crawley. Après son temps d’exposition, l’écusson enlevé était resté à moisir dans quelque coin de la maison du baronnet. Il revit le jour en l’honneur de la pauvre Rose Dawson. Sir Pitt était veuf une seconde fois. Les armes écartelées sur l’écu avec celles du baronnet n’appartenaient point à la pauvre Rose : la fille du quincaillier n’avait point d’armoiries. Mais les anges peints sur l’écu ne pouvaient-ils pas aussi bien lui aller qu’à la mère de sir Pitt, ainsi que le resurgam écrit en devise, et accompagné pour support de la colombe et du serpent des Crawley ? Des armoiries, un écusson, le resurgam, quel sujet fécond pour moraliser !
M. Crawley avait apporté ses soins et ses consolations à cette femme délaissée sur son lit de souffrances ; et elle avait quitté le monde, raffermie par ses pieuses exhortations. Depuis bien des années il était seul à lui témoigner des égards et des attentions. Telle était dès longtemps l’unique consolation de cette âme faible et abandonnée. La matière chez elle avait longtemps survécu à l’esprit. Le cœur était mort pour qu’elle pût devenir la femme de sir Pitt.
Tandis qu’elle trépassait à Crawley, son mari était à Londres à négocier quelques-unes de ses innombrables spéculations et à se disputer avec ses hommes de loi. Il trouvait néanmoins le temps d’aller souvent à Park-Lane et d’écrire notes sur notes à Rebecca pour la supplier, la conjurer, lui commander de revenir à la campagne auprès de ses jeunes élèves, qui n’avaient plus personne pour les surveiller depuis la maladie de leur mère. Mais miss Crawley ne voulait pas entendre parler de départ ; car, bien que Londres ne possédât pas femme à la mode aussi disposée à mettre ses amis à l’écart, sans le moindre regret, dès qu’elle se sentait lasse de leur société, ni aussi prompte à s’en fatiguer, cependant elle était excessive dans ses attachements pendant toute leur durée, et sa passion pour Rebecca était encore dans sa première ardeur.
La nouvelle de la mort de lady Crawley ne donna pas lieu à une grande douleur ni à de longs commentaires dans la maison de miss Crawley.
« Je ferai bien de remettre ma soirée du trois, dit miss Crawley ; puis, après une pause, elle ajouta : Je pense que mon frère aura la convenance de ne pas convoler à de nouvelles noces.
– C’est pour le coup que Pitt serait furieux », remarqua Rawdon, toujours avec les mêmes sentiments fraternels pour son aîné.
Rebecca ne disait rien. Elle semblait, de toute la famille, la plus triste et la plus affectée de cet événement. Elle quitta ce jour-là le salon avant le départ de Rawdon. Mais, par le plus grand des hasards, ils se rencontrèrent en bas comme ce dernier allait partir, et ils eurent ensemble une longue conversation.
Le lendemain matin, Rebecca, regardant à la fenêtre, fit tressaillir miss Crawley, tranquillement occupée à lire un roman français, lorsqu’elle lui cria d’une voix alarmée :
« Voici sir Pitt, madame ! »
On entendit en même temps le baronnet frapper à la porte.
« Ma chère, je ne puis pas, je ne veux pas le voir. Dites à Bowls qu’il réponde que je suis sortie, ou descendez vous-même, et dites que je me sens trop mal pour recevoir personne. Mes nerfs sont trop agités pour qu’il me soit possible de supporter la vue de mon frère en ce moment. »
Cela dit, miss Crawley reprit son roman.
« Elle est trop malade pour vous voir, dit Rebecca, descendant vers sir Pitt, qui se disposait à monter.
– Tant mieux, répondit sir Pitt, j’avais à vous parler, miss Becky ; venez avec moi dans le salon. »
Ils entrèrent tous deux.
« J’ai absolument besoin de vous à Crawley-la-Reine, mademoiselle », dit le baronnet en fixant les yeux sur elle et en déposant sur la table ses gants noirs et son chapeau orné d’un large crêpe.
Ses yeux avaient une expression si étrange, il les arrêtait sur elle si fixement, que Rebecca Sharp fut presque sur le point de trembler de tous ses membres.
« J’espère partir bientôt, dit-elle à voix basse, quand miss Crawley ira mieux… et aller retrouver… mes chères élèves.
– Vous me dites cela depuis trois mois, Becky, répliqua sir Pitt, et vous n’en restez pas moins auprès de ma sœur, qui vous jettera de côté un de ces quatre matins, comme une paire de vieux souliers dont elle n’a plus que faire. Je vous le répète, j’ai absolument besoin de vous. Je m’en vais pour l’enterrement. Voulez-vous venir avec moi, oui ou non ?
– Je n’ose… je ne crois pas… il ne serait pas bien… de m’en aller seule avec vous, monsieur, dit Becky paraissant en proie à une violente agitation.
– Je vous le répète, j’ai besoin de vous, dit sir Pitt en frappant sur la table. Je ne puis rien faire sans vous. Je ne sais ce qui nous arriverait, si vous tardiez encore longtemps. La maison va tout de travers. Rien n’est plus à sa place. Tous mes comptes sont embrouillés. Il faut que vous reveniez. Revenez, chère Becky, revenez.
– Revenir ; mais à quel titre, monsieur ? murmura Rebecca.
– Revenez en qualité du lady Crawley, si vous le voulez, dit le baronnet, agitant son chapeau de deuil. Cela peut-il vous satisfaire ? Revenez, et vous serez ma femme. Vous le méritez à coup sûr. Au diable la naissance ; vous valez toutes les ladies du monde. Vous avez autant d’esprit dans votre petit doigt qu’il s’en trouve dans toutes les têtes réunies de toutes les femmes des baronnets du comté. Voulez-vous, oui ou non ?
– Oh ! sir Pitt, dit Rebecca fort émue.
– Dites oui, Becky, continua sir Pitt ; je suis vieux, mais encore solide au poste. J’ai au moins vingt ans devant moi. Je vous rendrai heureuse ; qu’en pensez-vous ? Vous ferez tout ce qui vous plaira ; vous dépenserez ce que vous voudrez ; rien ne vous sera refusé. Je vous constituerai un douaire en cas de mort ; tout se passera en règle. Hésitez-vous encore ? »
En même temps le baronnet tombait à ses genoux avec un air de vieux satyre.
Rebecca, la figure toute consternée, fit un mouvement en arrière. Dans le cours de cette histoire, nous ne l’avions pas encore vue manquer de sang-froid ; mais sa présence d’esprit lui fit ici complétement défaut. Les larmes les plus vraies coulèrent de ses yeux.
« Ah ! monsieur… ah ! sir Pitt, dit-elle, je suis… hélas !… déjà mariée ! »
1 Losange était un mot féminin, comme en atteste le Littré ou le dictionnaire de l’Académie Française 1762, qui fut d’abord utilisé au masculin par les géomètres, puis par des écrivains tels que Chateaubriand, jusqu’à ce que ce genre se généralise. On retrouve ce mot utilisé au masculin, plus loin dans le texte. (Note du correcteur – ELG.)