Читать книгу La route des hippies - Tome 2 - Wolfgang Bendick - Страница 8
NIRVANA
ОглавлениеLe lendemain matin j’arrive à Johor Bahru, petit village de pêcheurs semblable à celui de Penang, avec également un port pour les chalands qui peuvent être équipés de voiles et qui maintiennent la liaison avec les îles en faisant la navette pour les gros cargos. Chaque fois que j’en vois un, déjà depuis Penang et les Nicobars, je m’imagine d’aménager un tel navire pour poursuivre le voyage. Ils ne doivent pas être chers, car j’en aperçois partout qui, sans doute par manque de cargaison, tanguent doucement, tout en se remplissant d’eau de pluie et pourrissent lentement. En face et atteignable par un pont depuis peu, je vois Singapour, un des plus grands ports au monde, ville-état comme Monaco ou le Liechtenstein, des noms qui sonnent comme des espèces trébuchantes ! En bordure de ville, pas loin de l’eau, je trouve un hébergement bon marché, propre et tranquille, fréquenté seulement par de rares Malaisiens et Chinois.
En soirée je me rends dans cette petite ville. Je n’en crois pas mes yeux : partout ont été aménagés des théâtres de rue abrités, des autels avec des statues et des guirlandes de fleurs, les rues grouillent de gens joyeux. C’est la fête des ‘esprits affamés’ qui s’étend sur toute une semaine. Certes je suis affamé, mais pas encore un esprit, et j’envisage malgré tout de profiter des festivités ! Sur les autels on fait des offrandes, la plupart du temps des aliments et des plats sucrés, artistiquement préparés et offerts aux esprits sur des feuilles de palmier ou des plateaux, ainsi qu’aux âmes qui n’ont pas encore trouvé la sérénité à cause de leur karma ou pour d’autres raisons. Ainsi ne pas vénérer les ancêtres défunts est une grande négligence à ses devoirs, et ceux-ci pourraient bien se venger pour un manque d’attention ! En plus il y a des délais : les théologiens d’ici arriveront à savoir combien de temps une âme va errer, avant de pouvoir accéder au paradis ou intégrer un autre corps. En tout cas elle est affamée, elle veut être nourrie au moins une fois par an et divertie avec du théâtre et de la musique. L’état de l’esprit ne semble pas toujours être agréable, et tout le monde a commis des fautes. C’est pourquoi vivants et morts font la fête ensemble. Des familles préoccupées amènent les mets les plus délicieux, mais seuls les esprits ont droit à y toucher. Il est important que d’ici le petit matin tout ait disparu. C’est comme à Noël, sauf que dans le premier cas la table est vidée de ses dons ! Heureusement il y a les pauvres qui assument la tâche des ancêtres, ou bien des voyageurs comme moi ou Klaus que je viens de rencontrer devant une scène improvisée.
Les musiciens assis dans la rue devant la scène sont en train de s’échauffer un peu, tandis que derrière les coulisses on s’affaire également et les spectateurs commencent à se rassembler. Ça y est, c’est parti ! Pendant que l’orchestre joue une petite ouverture et que flûtes, cors, instruments à cordes, timbales, xylophones unissent leurs timbres dans un air chinois mélodieux, le premier acteur apparait d’un bond sur la scène dans un magnifique costume scintillant, avec un masque artistique devant le visage, ou une coiffe en pointe bordée d’or sur la tête, et avec aux pieds des escarpins finement ouvragés en velours. Puis c’est au tour des autres acteurs, également vêtus de magnifiques habits d’apparat, de faire leur apparition. Ils chantent pour se produire ou jouent en silence, tandis que des chanteurs spéciaux ou des récitants accompagnent leurs agissements. Tous les mouvements, notamment ceux des mains et des pieds, sont accentués presque jusqu’au grotesque, et semblent avoir une certaine symbolique. Des pas de danse gracieux en trottinant changent avec d’autres plus lourds dans un ballet étincelant. Des scènes tragiques du monde des démons alternent avec des scènes chantées. L’orchestre qui est tout à son élément, semble être en compétition avec les acteurs pour savoir qui a le rôle principal.
Leurs instruments ressemblent à première vue à des instruments primitifs : les xylophones de toutes tailles, couchés ou debout, se composent de petites plaques de bambou de tailles différentes reliées entre elles par des ficelles, avec par en-dessous et suspendus, des récipients ouverts en argile ou des calebasses servant de caisse de résonance. Les tambours, les timbales, les gongs, les cymbales, tout semble fait main, ce qui expliquerait ce timbre particulier ‘chinois’. A cela s’ajoutent les instruments à cordes au son proche de celui du sitar, ainsi que d’autres instruments à cordes pincées et des instruments à vent en bois et en métal, tous avec ce timbre spécifique de l’est de l’Asie. Sur de nombreuses places de cette petite ville avaient lieu des représentations semblables. Cette musique était et devait être forte, car les esprits n’étaient pas simplement affamés mais aussi durs d’oreille. Une autre sorte de théâtre, c’étaient les représentations de marionnettes, sous forme de poupées actionnées par le haut avec des fils comme chez nous, ou par le bas avec des bâtons. Les orchestres étaient ici en rapport plus petits et le public parfois aussi. Je découvris également une variation de ces jeux de marionnettes, le théâtre d’ombres, où les personnages se déplaçaient derrière un fin écran éclairé par un projecteur en arrière-plan, ce qui fait que les spectateurs comme nous ne voyaient que les silhouettes et les magnifiques paysages brumeux des collines chinoises...
Klaus et moi nous nous laissons à présent porter par le flot humain à travers la ville. Plus il est tard, plus les ruelles s’éclaircissent et les musiciens couvrent peu à peu leurs instruments. Tout en nous approchant des autels, nous dégustons plus ou moins en secret les friandises. Klaus loge par hasard à 300 mètres seulement de moi dans un lotissement sur pilotis situé non pas dans l’eau, mais sur la terre ferme. On dirait qu’il est fait pour les touristes, en tout cas Klaus en est le seul occupant, et pour le prix de ma chambre il a une maison entière, disons plutôt une cabane ‘sur’ et ‘en’ bambou, avec des murs tressés et un toit de jonc. Il m’invite fumer un joint de ‘bonne nuit’, après s’être procuré sur le marché un peu d’herbe de bouddha, qui est comme un épi pressé avec des petites feuilles oblongues et à l’intérieur encore quelques graines de semence. Elle est un peu poisseuse, sent la résine, et est enveloppé tout autour d’un fin brin d’herbe et me rappelle fortement l’herbe de Pokhara. J’ai fourré dans ma poche ma pipe en écume de mer et le tabac du Rajula, il n’a que du papier à cigarettes. Avec précaution nous faisons chacun un mélange, lui en spécialiste un cornet de trois feuilles, moi une pipe.
C’est parti ! Nous commençons par son joint, et la première bouffée s’achève chez moi comme chez lui par une quinte de toux. Ensuite nous veillons à inhaler avec la fumée en même temps un peu d’air frais. Une marque de cigarettes avait déjà lancé quelque chose de ce genre sur le marché, la ‘cigarette avec zone d’air frais’, je crois que c’est Reno avec ses épouvantables cigarettes au menthol! Il devrait exister des feuilles pré-perforées ! Bien que la première bouffée a littéralement été renversante et même si nous ne nous en sommes pas rendus compte de suite à cause de la quinte de toux, maintenant on entend chanter les angelots ou le chœur des esprits affamés ! C’est magnifique : la cabane de bambou craque légèrement sous l’effet de la brise marine et semble nous murmurer quelque chose à l’oreille, même si nous ne comprenons pas tout à fait son langage. Ce doit être un vent du sud, j’entends dans le voisinage un piano, de doux sons mélodieux et envoutants. Je me dis quand même que ce n’est pas possible, car une cabane en bambou ne résisterait jamais au poids d’un piano ! Tout se transforme en son, même l’obscurité. A travers le tressage du toit nous voyons étinceler les étoiles, à moins que ce ne soient les gouttes de pluie qui perlent au-dessus du toit comme des étincelles ?! Nous oublions alors le joint dans le cendrier et la pipe. Nous sommes partis !
Soudain le soleil transperce le toit et nous réveille. L’humidité de la pluie nocturne forme une légère nappe de brouillard au-dessus du sol, comme une mer peu profonde d’où émergent les piliers des cabanes. Les oiseaux dans les palmiers et dans les sous-bois qui étaient jusqu’à présent restés silencieux pour ne pas troubler notre sommeil, démarrent en trombe comme les orchestres de la veille au soir. Quelques cormorans ou d’autres oiseaux d’eau entonnent en croassant depuis le rivage leur hymne au soleil, tandis que de Singapour retentit au-dessus la baie la corne de brume d’un géant des mers ! Waouh, quelle nuit!
Je l’invite ensuite chez moi dans l’auberge à prendre un muesli, après avoir acheté en passant dans une boutique une bouteille de lait et un petit savon de Marseille. Quel luxe après ces quelques mois où j’ai dû m’en passer ! Puis nous nous rendons au port de pêche où je me sens tellement bien en respirant ce mélange d’odeur de vase, de poisson et d’eau. Tout le monde vaque à ses occupations comme des fourmis, sauf nous qui sommes les seuls à ne rien faire et à rester assis sur la digue, en essayant de passer inaperçus. Dans l’après-midi nous allons au cinéma où apparemment il y a aussi des séances pour les esprits affamés, qui devront se serrer sur les quelques sièges restés vides, car la plupart est occupés. Les scénarios des films chinois sont si exagérés qu’ils ne passent pas pour des films-kitsch, mais pour un art en soi. La plupart du temps il y a beaucoup de bagarres et les têtes volent ! Heureusement ici aussi les bons survivent presque toujours, même s’ils se trouvent empêtrés dans des situations si tourmentées que toute la salle hurle d’effroi : un combattant à l’épée défend une belle princesse contre une horde d’enragés, de toutes parts sifflent les coups d’épée, les lames se cognent, les étincelles jaillissent sous les fers, et au moment où tout le monde pense que c’en est fini pour le pauvre malheureux, il se prend par son toupet de cheveux attaché en l’air et s’élève dans les airs d’où il règle rapidement son compte aux méchants ! Ou bien le héros peut voler tel Superman, mais dans un décor exotique peuplé de jeunes filles maquillées de toutes les couleurs et qui ont toutes un grain de beauté sur la joue ! Le soir, retour au théâtre de rue et à la musique populaire jusque tard dans la nuit.
Le lendemain matin je fais la grasse matinée puis lave mon linge, car par chance il y a l’eau chaude dans les douches de mon auberge, il faut donc en profiter! Je remplis un lavabo d’eau, râpe avec le couteau des flocons de savon que j’y ajoute et y plonge mes guenilles. Comme je n’ai plus qu’un exemplaire de chaque vêtement, je m’entoure le ventre de la moustiquaire, malaxe bien le tout jusqu’à ce que l’eau soit bien noire, laisse macérer un moment, la vide, rince bien deux fois, essore l’ensemble que je suspends pour finir à une corde dehors, en attendant que tout soit sec pour le diner. Klaus qui a déniché une fumerie à opium dans une ruelle, vient me trouver et me demande si je veux l’accompagner, car ça le tente. Si je ne veux pas fumer, je peux au moins surveiller que tout se passe bien. Il n’a pas plus que moi la moindre idée de ce que c’est, mais dans notre enfance on nous avait appris que ‘essayer vaut mieux qu’étudier’! Bien sûr que je viens, car quitter l’Asie du Sud-Est sans avoir fumé de l’opium, ce serait comme boire du coca-cola dans une brasserie, ou quelque chose comme ça en tout cas ! J’ai quelques scrupules à cause de mes objets de valeur, mais à y regarder de plus près en fait je n’en ai plus du tout ! Le billet du bateau est à mon nom, les vingt dollars qui restent sont des traveller-chèques, quant à mon passeport, personne ne me le volera aujourd’hui. Par précaution je mets tout ça dans mon caleçon lavé de frais, sauf la pochette ventrale avec le passeport que je donne au chef du boui-boui à opium qui l’enferme dans son coffre. Il faut bien que la lessive serve à quelque chose ! D’autres font aussi comme cela.
Un Chinois plutôt maigre et légèrement voûté nous conduit alors par un rideau dans une pièce faiblement éclairée, où de chaque côté sont alignés trois lits rudimentaires, les trois de droite étant déjà occupés par des hommes au sourire illuminé qui somnolent pacifiquement. Il nous demande de nous mettre à l’aise, chacun sur un des lits étroits pourvus d’un oreiller. Nous avons déjà réglé notre consommation à l’accueil auprès du gardien de nos objets précieux, et nous nous allongeons donc chacun sur sa banquette, curieux de savoir ce qui va se passer en suite. Le Chinois vient me trouver en premier avec une lampe à pétrole. D’un tissu il déballe un bloc brunâtre de la taille d’une balle de ping-pong, dont il découpe un petit morceau qu’il enfourne sur une sorte d’aiguille à tricoter. Il le tient alors ainsi au-dessus du cylindre de la lampe jusqu’à ce qu’il fasse des bulles, tout en tournant lentement l’aiguille comme un petit morceau de pain qu’on sort d’une fondue au fromage. Sauf qu’ici personne ne doit savoir ce que c’est, si tant est encore qu’ils connaissent le fromage ! Puis il étale la boulette dans le minuscule fourneau de la pipe qui est monté sur un tuyau de bambou d’environ quarante centimètres de long, et qui me rappelle beaucoup les pipes de glands que nous mettions parfois dans la bouche dans notre enfance pour imiter les adultes. Il me passe ensuite le tuyau et me fait comprendre que je dois aspirer. Je le mets à la bouche et inhale, tandis qu’il tient la lampe allumée contre le fourneau de la pipe. Mais je ne sens pas la fumée en inspirant, ni ne la vois en expirant, à tel point que je me demande s’il ne se paye pas ma tête. Je proteste alors et réclame une autre bouffée, ce qui me demande beaucoup d’effort. En inhalant à nouveau, je sens le pétrole et un goût bizarre, mais pas la moindre fumée... Je veux le lui dire, mais je n’arrive pas à sortir un mot, comme dans un rêve où l’on veut crier quelque chose et qu’aucun son ne sort de la bouche. « Qu’importe ! », me dis-je, je me sens tellement bien et si léger, comme un voile de fumée qui plane dans l’espace. C’est le nirvana ! Une douce sensation me traverse, je laisse vagabonder et venir librement mes pensées, des sons planent et envahissent les airs, dès la première bouffée j’avais oublié toute inquiétude concernant mes papiers. Là où je suis à présent, je n’en ai plus besoin…!
En reprenant lentement conscience de la présence du lit en bois sous mon corps, de la pièce autour de moi plongée dans une demi-obscurité et de mon corps qui retrouve lentement son poids, je sais que je reviens de loin, et même de très loin…! J’ai pénétré des mondes inaccessibles aux mortels. Les autres banquettes sont vides, hormis celle de Klaus qui commence à bouger à nouveau. J’éprouve une sensation de bonheur extrême et me dis que si un tel état peut être atteint par la méditation, ça vaut le coup d’essayer! Cela m’amène à une autre réflexion : ne se pourrait-il pas que les religions respectives des différents cercles culturels se basent sur les expériences des ‘initiés’ aux drogues en usage dans le pays ? Là par exemple où le Bouddhisme et le concept de ‘nirvana’ ont leur berceau, pousse le pavot. De même l’Islam aurait pu naitre de visions dues à la consommation de haschich. Et le Christianisme ? De l’ivresse de l’alcool ? Bon, et bien alors : « A votre santé ! »…
Nous marchâmes ensuite dans les rues où la fête des esprits affamés était à son apogée, et comme nous avions également faim et ne pouvions attendre jusqu’à minuit comme eux, nous achetâmes auprès des stands ambulants des friandises chinoises délicieuses.
Le lendemain je me préparais intérieurement et extérieurement à Singapour sur laquelle couraient les bruits les plus fous, comme l’interdiction de cracher sous peine d’amende. Ces pauvres Indiens auront des choses à avaler…! Jeter un mégot et laisser tomber ses déchets, c’est quinze dollars à régler sur le champ, uriner dans la rue c’est la prison qui vous attend, et vomir au moins la maison d’arrêt! Quant à chier, la peine de mort ! Non, stop ! Elle est réservée à la détention de drogues ! Les cheveux longs, c’est la prison, la tonsure et l’extradition, les trois à la fois pour le même prix ! Ce n’est pas un pays pour les Hippies! Et je veux m’y rendre ? Non, je ‘dois’, puisque mon bateau m’y attend ! Klaus me tailla la barbe avec mes ciseaux à ongles et me rectifia la coupe de cheveux. J’avais l’impression de rentrer dans un ordre religieux ! J’étais douché et mes fringues étaient lavées à défaut d’être repassées. Stop ! Il manquait encore le lavage de cerveau ! Mais peut-être que le fait d’avoir fumé de l’opium hier pouvait être reconnu comme tel ? J’avais curé ma pipe en écume de mer à fond, et fait brûler dans son fourneau par précaution, un peu d’encens que les esprits affamés avaient daigné me céder. On ne sait jamais jusqu’où les chiens de bergers allemands peuvent être exportés ! Je renversai alors mon sac à dos pour m’assurer qu’il n’y avait pas une quelconque ‘spécialité’ sous forme de miettes à l’intérieur… Klaus roula un dernier joint d’adieu que nous fumâmes en rejoignant le bus, puis ce fut la dernière accolade, le dernier signe. Les voyages sont un enchainement d’adieux…
Le bus traverse à présent le pont qui sert également de passage au train en direction de Singapour. Je m’étais dit qu’avec le bus qui doit respecter ses horaires, j’arriverais sans obstacles de l’autre côté, mais non ! Singapour est un pays à lui tout seul, et bien que petit, il est grand de par ses chicanes. Je dois descendre maintenant. Le bus continue sa route sans moi. « Vous êtes Hippie ? », me demande le douanier qui est blanc, comme c’est le cas à tous les postes clefs de la ville. « Non ! », lui dis-je, reniant ainsi ma communauté religieuse comme un Juif sous le Troisième Reich ! J’ai l’impression d’être un peu un imposteur et me demande pourquoi on ne peut pas être dans ce monde tel que l’on est réellement, et pourquoi il faut toujours se soumettre aux attentes des gardiens extravagants de la morale ? « Vous avez des drogues ? Vous en prenez ? », poursuit-il. Les tampons sur mon passeport ne sont pas particulièrement une marque de recommandation. Je lui présente alors mon billet de bateau qui est la condition préalable à l’obtention d’un visa pour une journée. Il me fait néanmoins tout déballer, ce que je trouve ridicule et lui fais savoir : « Vous perdez votre temps ! », lui dis-je, alors qu’il me demande pourquoi je souris. « C’est vous qui perdez votre temps, stupides Hippies, pourquoi ne travaillez-vous donc pas comme tout le monde ? », me rétorque-t-il. Boum ! Boum! Boum! Les tampons cognent sur mon passeport. Je suis soulagé. « Bienvenue à Singapour ! », tel est le souhait auquel j’ai droit en récupérant mon passeport et ma carte de santé. Je suis à Singapour, cette ville qui a semblé être jusqu’à présent le plus gros obstacle de mon périple !...
J’allai d’abord au port où mon bateau n’était pas encore amarré, il ne devait l’être que dans l’après-midi. De là où je me trouvais, je n’en avais qu’une vision limitée du port, mais elle était suffisante pour constater qu’il devait être énorme et accessible directement de la mer sans accès par un fleuve! Je laissai mon sac à dos au gardien d’une des barrières et me mis en chemin en direction de la ville. On a volontiers présenté Singapour comme l’exemple parfait de la coexistence pacifique de différentes races et cultures. Toutefois ici aussi, en 1966 je crois, eurent lieu des soulèvements. Il ne semblait pas exclu à long terme que quelqu’un développe un sentiment de supériorité par rapport aux autres. Ici chaque communauté vivait dans son propre quartier. Si le terme de ‘ghetto’ est exagéré, les barrières raciales existaient pourtant de manière évidente ! Seul l’argent mettait les gens plus sur un pied d’égalité et provoquait l’effritement des vieilles coutumes. Chaque quartier avait son mode de construction spécifique qui était tout particulièrement reconnaissable aux temples. Chinois, Indiens, Malaisiens se partageaient à la fois l’île, le travail et le commerce. Et bien sûr les Blancs, surtout les Anglais, étaient et sont très actifs dans tous les domaines. Singapour faisait partie du ‘British Commonwealth of Nations’, qui englobait quasiment toutes les anciennes colonies anglaises et était étroitement lié au pays-mère. Surtout les bases militaires telles que Gibraltar, Aden, Hongkong et ici Singapour, et partout ailleurs dans le monde, avaient une importance primordiale. C’était une mafia légale. Mais ce qui me sautait aux yeux ici, c’étaient les fameux rickshaws-vélos, ces vélos avec un sidecar accolé comme mon vieux mammouth, sauf que lui était un peu obèse comparé à ces engins plutôt anorexiques ! Si j’avais levé l’ancre au départ avec un tel engin, je n’aurais pas risqué de couler une bielle, dans le pire des cas seulement de me chopper des crampes aux mollets et un derrière de babouin !