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LE DETROIT DE SUNDA

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Vers cinq heures je reviens au port. Des bâtiments et des mâts blancs dominent le hangar devant moi, il y a aussi une cheminée noire avec un ‘A’ blanc incrusté. En contournant le hangar, il apparait devant moi : ‘l’Australasia’ avec sa coque peinte en gris, ses six écoutilles, ses quatre ponts, un ‘ navire-mixte’ datant apparemment des années 50 mais encore impec ! Il peut, à en juger par ses superstructures, transporter 200 à 250 passagers. En m’approchant, quelle n’est pas ma surprise de voir sur le pont principal des personnes me faire signe. Quelques enfants et une femme s’écrient : « Hé ! Wolfi ! ». Ce sont les Cartwright, les émigrants irlandais. Le papa est encore sur l’embarcadère en train d’embarquer leur véhicule qui est suspendu et hissé à bord au moyen d’une grue. Après un grand « hello! », j’arrive sur le pont par une passerelle où l’on m’accueille d’un « Bienvenue à bord ! » C’est ensuite le contrôle des billets, un steward prend mon sac à dos et me fait descendre en passant par de longs couloirs et escaliers jusque devant une porte, la dernière à tribord. Cela me plait bien ! La cabine sera ainsi d’autant plus facile à retrouver à tout moment, étant donné qu’il y a des douzaines de portes semblables alignées les unes à côté des autres !

Le steward frappe à la porte et me fait entrer. Et

qui vois-je là en train de déballer sa valise ? C’est John, l’Américain avec qui j’avais déjà partagé la cabine sur le Rajula ! « Hé, Wolfi ! », s’exclame-t-il tout à la joie de sa surprise. A Kuala Lumpur ça n’avait pas marché avec son job et c’est comme ça qu’il avait décidé de partir en Australie, tant qu’il lui restait suffisamment d’argent. Il avait demandé un billet il y a trois semaines et obtenu par hasard le deuxième des deux billets dont la réservation avait été annulée ! Les opérations de chargement et de déchargement du fret, ainsi que le transfert de la nourriture, durent encore toute la nuit. Mon sommeil est accompagné du battement doux des générateurs. Au matin deux remorqueurs viennent le long du navire et prennent les aussières. Il y a peu de monde sur le quai pour les adieux, car la plupart des passagers sont des Australiens de retour d’un séjour de deux semaines en Asie du sud-est et quelques émigrants comme les Cartwright, plus John et moi…

Lentement le navire se propulse à travers le bassin du port et se dirige vers la môle. A présent je me rends compte des dimensions du port. Les navires sont répartis sur de nombreux bassins, serrés les uns contre les autres à cause du manque de place. Singapour est la plaque tournante de l’est de l’Asie et tous les navires y font escale, ne serait-ce que pour remplir les réservoirs dans leurs doubles fonds de pétrole brut bon marché. Tandis que d’autres navires glissent dans le port tout près de nous, un souffle de nostalgie des pays lointains me balaye à la vue des pavillons et des couleurs des cheminées. J’en connais bien la moitié depuis l’époque de mes aventures de ‘devant le mât’. Maintenant c’est derrière en quelque sorte. John est à mes côtés, nous n’avons pas besoin de nous dire quoi que ce soit, nous éprouvons tous deux les mêmes sensations. Combien de fois avons-nous ressenti cela du temps où nous parcourions les mers, cette sensation à la fois de tristesse et de bonheur au moment où les grues se rapetissent, les cordages de remorquage lâchés tombent à l’eau, où les remorqueurs changent de cap et tout fumant regagnent lentement le port, ou attendent paresseusement un autre navire qui rentre. TUUUUT, TUUUUT, TUUUUT. La corne de brume retentit, le pavillon passe de la hampe arrière à la corne du mât de signalisation. On entend quelque part le tintement d’un transmetteur d’ordres, puis le plein régime du moteur. Le bouillonnement de la cheminée mêlé aux légères nuées de gaz d’échappement flotte au-dessus du pont. Quelques mouettes nous accompagnent encore un peu, mais elles ne tardent pas à fatiguer et préfèrent suivre un chalutier qui rentre au port.

Sept jours de virée en mer à nous reposer et nous nourrir nous attendent. Nous bourlinguons en longeant les innombrables îles indonésiennes. Nous croisons l’équateur presque sans nous en rendre compte, cinq heures après avoir appareillé de Singapour en direction du sud. Si la passerelle n’avait pas actionné la corne de brume trois fois pour annoncer notre traversée aux esprits de la mer, personne ne s’en serait rendu compte ! A cette occasion un bal costumé est donné dans la soirée au cours duquel Neptune et ses esprits de la mer apparaissent, ce qui réjouit les passagers, et plus particulièrement la douzaine d’enfants qui se trouvent à bord. Il règne une agitation fébrile dans ces eaux, car d’innombrables bateaux de pêche sillonnent la mer, des bacs circulent dans toutes les directions, ce à quoi s’ajoutent les cargos qui le plus souvent suivent un cap parallèle, vu qu’ils ont tous le même objectif, le détroit de Sunda, un chas d’aiguille d’environ vingt kilomètres de large entre Sumatra et Java et un des détroits les plus empruntés au monde. En trichant je me suis frayé un chemin jusqu’à la passerelle de commandement avec John et nous nous tenons un peu à l’écart derrière, car la tension là en haut est très forte. De temps en temps nous sursautons quand au-dessus de nous retentit la corne de brume pour réveiller un éventuel ‘dormeur’, avant que la situation ne devienne périlleuse. Très souvent nous changeons de cap pour éviter une collision, du fait que l’autre ne veut pas bouger, pensant que ce sont ses eaux territoriales. Nous passons heureusement le détroit dans la matinée à un moment où la luminosité et la vue sont bonnes. Nous avons alors le champ libre à présent et nous n’avons plus que les îles de Noël comme obstacle sur notre route. Notre cap est pour les six jours à venir presque plein sud.

Parfois je m’insinue avec John de nuit à l’avant du bateau sur le gaillard d’avant. Dans ces eaux tropicales on trouve de temps en temps de grandes surfaces de plancton fluorescent, et quand le navire traverse un de ces endroits, la vague d’étrave se pare d’un vert phosphorescent, et les vagues qui s’étendent de là forment un éventail lumineux. Quel calme ici à l’avant ! On n’entend même pas la machine dont le bruit est sinon perceptible à tous les endroits du navire. Le bateau est équipé d’un énorme moteur diesel de huit cylindres, haut de trois étages et fort de 9.000 cv ! Ici ne sont légèrement perceptibles que le pouls du bateau - la rotation de l’hélice. En regardant en arrière nous voyons les feux de position, vert à tribord et rouge à bâbord, ainsi que la lueur de la lanterne du mât de misaine. Toutes les fenêtres des installations qui donnent sur l’avant sont obscurcies.

Le lendemain soir John me demande si j’ai toujours mon tabac et la pipe, ce qui me rappelle quelque chose quatre semaines en arrière. « Bien sûr, j’en ai encore un peu, pourquoi ? », lui dis-je. Il agite alors un petit sachet d’herbe. « Quelle témérité, et en plus à travers Singapour! », poursuis-je. Il se met alors à rire : « Tu crois qu’ils supposent qu’un vieux retraité comme moi fume de l’herbe? » Nous sommes tous deux morts de rire, tellement la came est bonne. De la vraie herbe de Bouddha! Le soir nous restons souvent le long du bastingage, pendant que les festivités à l’intérieur vont bon train. Nous regardons dehors dans la nuit comme autrefois quand nous étions de vigie. Chacun s’adonne à ses souvenirs et pour quiconque est déjà allé en mer ces heures sont sacrées. Il communique alors avec l’univers.

Pendant deux jours la mer est agitée malgré un temps magnifique. Le navire montre ce dont il est capable : il prend à l’avant passablement d’eau et à l’arrière on a l’impression d’être dans un ascenseur. Avant qu’une vague ne puisse nous submerger, il se cabre comme un nageur qui nage ‘le papillon’ et comme s’il voulait reprendre de l’air. La promenade sur le pont se transforme en une randonnée à travers monts et vallées. Pendant que l’on atteint le sommet de notre ascension abrupte, le pont s’incline soudain, on se met à courir et on glisse quasiment jusqu’en bas. La proue retombe dans le vide, le vent balaye comme un voile vers le milieu du navire l’eau qui s’écoule encore pour faire place à une nouvelle vague. Et encore plein dedans, à tel point qu’on croit pendant un moment que le navire va s’arrêter! La salle à manger se vide de plus en plus à chaque repas, hormis John et moi qui sommes presque les seuls hôtes. Les stewards sont attentionnés avec nous, nous nous sommes tous rassemblés à la même table pour leur épargner les longs trajets et leur éviter de casser trop de vaisselle ! Petit à petit nous quittons la région vallonnée, et les passagers tout chamboulés osent ressortir des toilettes. En observant le ciel de nuit en direction du sud, je remarque cinq étoiles tout là-haut qui comme par magie attirent à elles mon regard et qui constituent ce que tous les soirs je recherche en premier dans le ciel : la Croix du Sud. C’est le point d’orientation de l’hémisphère sud, tout comme l’étoile polaire guide les marins dans l’hémisphère nord. Les jours trainent en longueur, mais c’est ce qui fait la beauté d’un voyage en mer. Patrick, l’Irlandais, tire parfois une bouffée de pipe avec nous et nous parle alors de la folle guerre fratricide et meurtrière en Irlande et de ses espoirs pour l’avenir. De temps en temps nous faisons une partie de ping-pong avec ses enfants, nous buvons une bière avec les autres passagers, nous regardons un film au cinéma ou nous plongeons dans la piscine sur le pont canots. Les ponts promenade qui sont des grandes surfaces en planches en tek et qui suivent la courbure de la coque, occupent presque plus des 2/3 de la longueur du navire. J’observe l’équipage en train de passer le pont à la brosse, de laver la peinture ou de peindre. Cela avait été ma vie pendant trois années, suivies de trois autres d’école. Combien de temps va durer le voyage, trois ans aussi ? Je m’imagine être un morceau de bois flottant en mer, qui avait autrefois une fonction et qui à présent flotte au gré de l’eau... Où sera-t-il donc rejeté ? Sera-t-il à nouveau utile à quelque chose ?

Nous allons bientôt arriver à Fremantle. Je songe à l’époque où je m’étais procuré le visa à Munich. C’était encore pendant le temps scolaire et j’avais demandé un visa d’immigration. Si seulement ils avaient su à l’école pourquoi j’avais séché ce jour-là! J’envisageais de rester ici un peu plus longtemps et avant tout de travailler, étant donné qu’on m’avait dit que les salaires étaient élevés. En plus pour un visa touristique il fallait un billet d’avion retour, et je ne voulais pas rentrer, je voulais continuer ma route ! Qui plus est l’Australie cherchait des immigrants, des immigrants blancs aux yeux bleus si possible. Mais à l’époque je ne savais rien de cette politique d’immigration… Je trouverai surement tout de suite du travail et ma vie sera à nouveau un peu mieux réglée. Dans mon passeport il est dit que je dois avoir cinquante dollars à mon arrivée comme ‘capital relais’, ce qui fait un peu l’objet de mes soucis, vu que je n’en ai que cinq. Je dis à John : « Ils ne vont quand même pas me balancer à l’eau! ». Il me rétorque : « Ils peuvent bien t’embêter s’ils veulent ! Je te prête les cinquante dollars et tu me les rendras après la douane ! » C’était la solution!

La route des hippies - Tome 2

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