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LA MARGUERITE

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Il était dix heures du soir. Il neigeait. Paris tout encapuchonné, comme un bénédictin dans son blanc linceul, se disposait à courir les aventures.

C'était la nuit du mardi gras; les derniers Romains, les Parisiens de la décadence, voulaient encore une fois, avant les jours sombres du carême, se couronner de roses et jeter leurs derniers bonnets par-dessus le dernier moulin de Montmartre.

Tout s'en va! les moulins, les carnavals et Paris lui-même.

Un vrai Parisien de la vraie décadence, Octave de Parisis, se préparait à cette belle nuit de carnaval, à l'ambassade de ——. Il se déguisait en Faust, cherchant l'amour: «un jeune gentilhomme vêtu de pourpre et brodé d'or, le petit manteau de soie roide sur l'épaule, la plume de coq au chapeau, une longue épée affilée au côté.»

Allait-il, comme le vrai Faust, faire l'expérience de la vie? Et devait-il se dire aussi comme Faust: «Quel que soit l'habit que j'endosse, en sentirai-je moins les déchirements et les angoisses de mon coeur?»

Octave prit un chandelier à deux branches pour se regarder dans une glace. Il voulait voir s'il avait bien l'allure de Faust. «Non, dit-il, j'aime mieux, bien décidément le bonnet et la houppelande du docteur.» Il revêtit l'autre costume.

Ce fut alors que Monjoyeux le surprit dans sa répétition, je veux dire au moment où il s'étudiait devant le miroir. «Bravo! dit Monjoyeux en entrant, voilà le Docteur de la Science. J'espère bien que tu vas leur dire de fortes vérités, cette nuit, à ces païens qui ne croient pas à Jupiter, le dieu des dieux, le dieu d'Homère, de Phidias et d'Apelles.—Moi! dit Octave en serrant la main de son ami, je n'ai pas une pareille prétention.—Alors, pourquoi t'es-tu habillé en docteur Faust?—Pour effeuiller quelques Marguerites, s'il en reste.—Des mots, des mots, des mots! Je croyais que tu lisais La Rochefoucauld et non Rivarol.—Depuis que je sais par coeur La Rochefoucauld, je ne lis plus.—Tu as peut-être raison. La Rochefoucauld prend notre esprit après avoir pris notre coeur. Crois-moi, retrempe-toi dans Homère, Théocrite et toutes les bonnes bêtes de l'antiquité.—Veux-tu fumer?—Non, je ne fume plus.—Pourquoi?—Parce que c'est décidément trop à la mode de fumer. Je ne veux plus être de mon temps.—Homme antique!—Je venais te prier de venir demain voir ma Junon. Je veux qu'elle te rajeunisse de près de deux mille ans. Vois-tu, mon cher, l'antiquité c'est l'éternel pays des vingt ans, c'est le paradis retrouvé, c'est….—Chut! tu vas prêcher. L'heure est mal choisie, pour moi qui vais m'encarnavaliser. Parlons des Junons que nous avons «sculptées» à Monaco.—Ne parlons plus, pour parler bien. Je vais à la Cérémonie du Malade imaginaire: voilà mon carnaval; à minuit je serai couché, car je me lève matin. Adieu. Veux-tu voir une belle journée, lève-toi matin.

C'est un ancien qui a dit cela.—Adieu, tu sais mon opinion sur les sept sages de la Grèce.—Oui, parce que tu ne les connais pas. Si tu les avais relus, tu ne dirais pas cette nuit tant de sottises à la dernière mode, ô homme d'esprit.»

Et Monjoyeux souleva la portière en damas rouge pour sortir. «Encore un mot: s'il te reste une heure, relis Goëthe pour ne pas faire trop d'anachronismes.—Tu as raison, j'y avais pensé. Pour représenter Faust, il faudrait avoir la science de Faust, la science du diable. —Donne ton âme au diable! mais tu l'as donnée si souvent que le diable n'en voudrait plus. Adieu.»

Octave alla à sa bibliothèque et prit le livre de Goëthe. Il le feuilleta d'abord et y pénétra bientôt, non pas avec la vaine curiosité d'un désoeuvré spirituel qui court les fêtes du carnaval, mais avec la curiosité d'un homme qui cherche le mot de la vie.

Il sonna son groom, le citoyen Égalité, un nègre haut en couleur. «Egalité, mets du bois au feu et avertis le cocher que je ne sortirai qu'à onze heures.»

A onze heures, Octave avait pénétré les profondeurs du génie de Goëthe.

Je ne vais pas faire ici le tour de Goëthe. Il faudrait avoir le temps de faire le tour du monde. C'est une figure très étudiée, qui garde le sourire de bronze du sphynx: nul ne lui arrachera son dernier mot. Tout un monde est sorti de ses mains puissantes,—tout un monde: le paradis de l'amour, l'Olympe du beau et des passions. Mais, quoi qu'en disent les initiés, la lumière de Goëthe n'est pas le soleil: il a trop aimé l'heure nocturne. Quel miracle que le génie! Dieu n'a créé qu'une femme, Goëthe en a créé deux. Ève, elle-même, est-elle plus vivante en notre esprit que Marguerite et Mignon, ces deux symboles radieux qui voyagent à jamais dans le ciel idéal, mais qui demeurent femmes? Car Goëthe le panthéiste les a pétries en pleine pâte humaine. Là est le caractère du génie de Goëthe. Tout en parcourant les mondes dans ses poésies légendaires, il ne perd jamais pied; les personnages de sa comédie vont heurter les nues, sans cesser une heure d'être des hommes. Voilà pourquoi il est grand et humain dans le sens de l'art. Voilà pourquoi sa renommée étend ses frontières, pourquoi la France le traduit en vers et en prose, en peinture et en musique.

La pendule sonna minuit. Il n'était que onze heures. «C'est étrange, dit Pariais, c'est la troisième fois que j'entends sonner minuit.»

Il regarda le cadran. Il lui sembla que la petite aiguille tournait aussi vite que la grande. «Qu'est-ce que cela? dit-il.»

Rêvait-il? Était-il devenu le jouet de ces somnolences lucides qui jettent l'âme dans les pénombres çà et là rayonnantes de la seconde vue?

Il se souvint qu'un soir Lamartine l'avait inquiété dans son athéisme en lui parlant de l'âme des choses: cette vie insaisissable qui s'agite dans l'horloge, dans la lampe, dans l'air, dans le feu, dans le mur; qui parle par la voix des cloches, du vent, de la pluie, des échos, des flammes, du silence. «Quelle folie, dit-il en rejetant les affres nocturnes qui tombaient sur lui comme un suaire, il n'y a d'âme que dans le corps—et peut-être même qu'il n'y a pas d'âme du tout.»

Il se remit devant l'âtre et rouvrit son livre. Il prit un charme étrange à cette lecture; pour la première fois son esprit fut illuminé de toutes les lumières fantastiques du chef-d'oeuvre allemand. «Un peu plus, dit-il en se promenant et se voyant dans un miroir de Murano, suspendu au-dessus d'une console, je me croirais Faust lui-même, mais où est Marguerite?» Goëthe a raison:

Faust chercha la science et trouva Marguerite.

Et Parisis pensa à toutes les femmes qui avaient traversé sa vie. Un cortège de figures rieuses et éplorées passa dans son souvenir.

Cependant il était onze heures. Il jeta sur son épaule son pardessus de fourrures et sonna Égalité.

Comme il partait, il se vit encore dans le miroir de Venise. Il s'imagina qu'il se voyait double. «Satan,—dit-il, tout indigné contre lui-même,—tu as beau faire, tu n'es plus qu'un pauvre diable. On ne croit plus à Dieu, pourquoi croirait-on à Satan?»

Don Juan de Parisis, ou plutôt ce soir Parisis-Faust, avait à peine traversé le premier salon de l'ambassade, qu'il vit devant lui, mais fuyant d'un pas discret, une Marguerite, non pas celle d'Ary Scheffer, mais celle de Goëthe lui-même.

Octave atteignit bientôt cette Marguerite dans un embarras de

mascarades, causé par un houx gigantesque qui piquait tout le monde.

«Dis-moi, Marguerite, tu savais donc que je me déguiserais en

Faust?—Oui je le savais.»

Et Octave qui ne voulait jamais douter de rien: «Tu ne viens pas ici pour aller à l'Église? Veux-tu faire ton salut avec moi?—Je n'ai pas un péché sur la conscience.—Cela te sera compté plus tard. Viens—Mais vous êtes le diable, Faust!—Le diable n'a-t il pas emmené Jésus sur la montagne? La vertu ne triomphe que quand elle est en danger.—Et sur quelle montagne veux-tu m'emmener, Satan?—Là, à l'ombre de cette haie de femmes qui dansent.—Eh bien! parlez, tentateur.»

Octave parla. Et, selon sa coutume, il parla bien. Mais la Marguerite n'était plus la fille de Goëthe; elle n'en avait que le masque. C'était un coeur vaillant qui n'avait pas peur du diable, quoiqu'elle eût peur de l'amour.

Ce fut une jolie escarmouche de mots spirituels, tendres, passionnés quelquefois, plus souvent railleurs.

La Marguerite cachait son émotion par une gaieté d'emprunt.

«O femme! dit tout à coup Octave. Jusqu'ici vous n'avez parlé que pour masquer votre âme et votre coeur. Soyez franche une fois: pourquoi vous êtes-vous déguisée en Marguerite?—Pourquoi vous êtes-vous déguisé en Faust?—Je n'en sais rien. Une bêtise! Dès que je me suis vu ici, j'aurais voulu être sur la Jungfrau. Un homme bien né comme moi ne devrait se déguiser qu'en Pierrot.—Eh bien! c'est comme moi, qui ne suis pas plus mal née que vous: j'aurais dû me déguiser en Colombine.—O ma Colombine!—Chut! on vous écoute! Vous auriez le duel de Pierrot. Adieu, nous nous retrouverons. Voulez-vous mon secret?—J'écoute avec mon coeur.—Je me suis déguisée en Marguerite, parce que vous vous êtes déguisé en Faust.—Qui vous avait dit mon déguisement?—Je sais tout.—Marguerite, je vous aime.—Un peu.—Beaucoup.—Pas un mot de plus, car vous diriez: Pas du tout!»

Marguerite disparut comme par enchantement. M. de Parisis eut beau se soulever sur la pointe des pieds, il lui fut impossible de savoir dans quel tourbillon elle s'était évanouie.

«C'est dommage, dit-il. Elle est un peu maigre, ce qui prouve qu'elle est jeune, mais elle est charmante, et je suis tout enivré de la fraîche senteur des vingt ans qu'elle répandait autour d'elle. Mais, après tout, il ne faut jamais s'attarder, surtout au bal masqué, où un homme de mauvaise intention doit amorcer une aventure toutes les cinq minutes.»

Les grandes dames

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