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LA LÉGENDE DES PARISIS

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Le soir, Parisis alla voir ses amis au Café Anglais, dans ce numéro 16 qui serait la vraie loge infernale de ces dernières années—s'il y avait eu une loge infernale.

Il y trouva Monjoyeux—sculpteur et comédien d'aventure—qui ouvrait ses mains pleines de paradoxes;—le marquis de Villeroy, un ambitieux qui ne vivait que la nuit; le vicomte de Miravault, un chercheur de millions qui avait peur de perdre son temps et qui buvait du vin de Champagne arithmétiquement; le prince Rio, surnommé dans le monde des filles le prince Bleu,—le prince passé au bleu—qui faisait tourner la tête—de l'autre côté—à Mlle Tournesol; Antonio, Harken et d'Aspremont, qui enseignaient l'histoire de la main gauche, depuis Diane de Poitiers jusqu'à Mme de Pompadour, à quatre demoiselles ne doutant pas que ces messieurs ne leur payassent à toutes un cachet pour avoir si bien écouté.

On avait soupaillé en tourmentant quelques perdreaux, en écorniflant quelques mandarines, en se faisant les dents à quelques pommes d'api.

Ces dames revenaient du bal; leurs bouquets étaient éparpillés et effeuillés comme leur vertu, un peu moins flétris pourtant. On respirait une odeur de vin répandu, de fleurs fanées, de chevelures dénouées, de poudre à la maréchale. En un mot, une petite gouache des anciennes orgies. «Quelles sont les nouvelles du jour? demanda Villeroy.—Khalil-Bey a acheté Brunehaut, répondit le prince.—Est-ce une femme? demanda Mlle Ophélia.—Non, c'est une reine.—Il y a quelques déclarations de forfait et quelques naissances illustrer. Vermout va bien, il fait des siennes: il lui est né sept enfants: _Javanais, Dona-Sol, Bonjour, Bonsoir, Comment-vas-tu, Revolver et N'y-vas-pas

Parisis était soucieux; les autres nuits il ne passait qu'une heure en cette belle académie du savoir-vivre, mais il était éblouissant. Il raillait les hommes, il se moquait des femmes, il avivait l'esprit de tout le monde par une verve de grand cru; Monjoyeux lui-même, un fort en gueule du plus haut style, était souvent battu à ce duel où on se jetait à la figure les mots les plus vifs.

Miravault, qui comptait les minutes avec avarice, regarda à sa montre: «Voilà dix-sept minutes que Parisis n'a pas dit un mot, je lui donne trois minutes pour se relever de cette déchéance, sinon je lui enlève sa royauté.—J'abdique, dit Octave.—Voyons, vas-tu jouer au beau ténébreux?—Est-ce que tu as perdu au jeu ou à l'amour?—A l'amour! qui perd gagne; au jeu! qu'est-ce qu'une poignée d'or?—Tu as bien raison, quand on est en train de manger le fonds avant les revenus. Mais enfin qu'as-tu donc?—Ce que j'ai…?»

Octave voulait ne pas parler, il murmura pourtant, à demi-voix: «J'ai peur d'être amoureux.»

Mlle Tournesol se tourna naturellement vers lui. «De moi? demanda-t-elle.—Si c'était de toi, je ne serais pas soucieux.—Ah! ça, t'imagines-tu donc, dit le prince Rio, qu'un homme est perdu sans rémission parce qu'il est amoureux?—Mais jusqu'ici, dit Mlle Trente-six-Vertus, vous n'avez donc jamais été amoureux!

—Non.—Comment, vous qui avez été aimé de toutes les femmes de

Paris?»

Octave ne répondit pas. Le prince se chargea de répondre pour lui. «S'il a été aimé, c'est qu'il n'aimait pas. Vieille chanson.—Ah! oui, dit Mlle Ophélia qui avait de la littérature: Qui fait amour, amour le suit

Le prince mit la main sur le marbre de Mlle Ophélia. «Monsieur! lui dit-elle en levant la tête avec une noble indignation, vous attentez à mon honneur! Ce que j'ai de plus cher!—Ce que tu as de plus cher!—Oui, puisque je le vends tous les jours.—Voilà un beau mot, dit Monjoyeux. C'est du La Rochefoucauld.—Oui, Ophélia doit être la fille de cette chiffonnière de Gavarni qui reçoit une aumône d'un galant homme et qui lui dit pour le remercier:«Dieu vous garde de mes filles!»—«Ne parlons pas légèrement des chiffonniers, reprit Monjoyeux, on connaît mes titres de noblesse.»

Octave était de plus en plus égaré dans sa rêverie. Sa belle figure, plutôt rieuse que pensive, avait pris ce soir-là un caractère de mélancolie amère. Son regard semblait perdu dans je ne sais quel horizon lointain et triste. «Voyons, Octave! nous sommes en carnaval et d'ailleurs, pour des philosophes comme nous, la vie est un carnaval perpétuel. Est-ce que tu lui ferais l'honneur de la prendre au sérieux? Peut-être.—Ce que c'est que de nous! dit Monjoyeux; parce que celui-ci aura rencontré, ce soir dans un salon, ou cette après-midi au bord du Lac, quelque figure de romance ou de keepsake, il n'est plus un homme!—Qui sait? dit Octave, c'est peut-être parce que je suis devenu un homme que je suis triste.»

Sur ce beau mot on fit silence. «Ah! je devine, dit tout à coup le prince, car je sais ton secret. Tu es amoureux, donc tu as peur. Le dernier des Parisis a toujours eu peur de l'amour. Il y a une terrible légende sur les Parisis, messieurs!—Prince, dit Monjoyeux, vous dites cela comme dans la tour de Nesle, vous auriez dû nous appeler Messeigneurs.—Voyons la légende? dit Mlle Tournesol.—Pas un mot, dit Octave d'un air ennuyé.—D'ailleurs, reprit le prince, je ne sais cette légende que par ouï-dire.—Eh bien! dit Octave, tu la liras dans Nostradamus, car elle y est. Tu ne te rappelles pas qu'il parle du dernier des Parisis!»

Mlle Tournesol voulut rassurer Octave en lui disant que s'il le voulait bien,—et elle aussi,—il ne serait pas le dernier des Parisis. Il ne daigna pas lui répondre.

Une demi-heure après, deux femmes s'étaient endormies sur un divan; deux autres avaient décidé deux hommes à faire un mariage de raison, si bien qu'il ne resta plus dans le célèbre cabinet que Parisis, Monjoyeux, d'Aspremont et le prince Bleu, qui depuis une heure déjà était le prince Gris. «Quelle est donc cette légende? demanda Monjoyeux à Parisis.—Une bêtise du vieux temps, mon cher. Vous savez que je ne crois à rien, pas même au diable: eh bien! depuis que j'ai l'âge de raison, c'est-à-dire l'âge de folie, cette légende m'a toujours inquiété. Est-ce que vous croyez au diable, vous?—Oui, la nuit, quand je n'ai pas soupé. Il me serait d'ailleurs désagréable de ne pas y croire du tout, car Satan prouve l'existence de Dieu. Dites-moi votre légende.—D'ailleurs, dit le prince, s'il ne vous le dit pas, je vous la dirai.»

Monjoyeux insista: le prince allait parler. Octave aima mieux conter lui-même. Voici comment il conta:

«C'était au quinzième siècle, au temps des grandes guerres: Jehan de Parisis allait se marier avec la plus belle fille du pays. Mais voilà qu'à l'heure des fiançailles, le roi Charles VII le prit au passage pour la guerre. Il fit des prodiges d'héroïsme devant Orléans. Il voulut revenir pour son mariage, car il portait déjà l'anneau des fiançailles. Dieu s'ait s'il avait le mal du pays! Mais comme c'était un des meilleurs capitaines de cette vaillante armée, Dunois l'obligea encore à l'héroïsme. Il recevait les lettres les plus tendres et les plus désespérées; Blanche de Champauvert se mourait de ne pas le voir revenir. Enfin, entre deux batailles il courut en toute hâte se jeter aux pieds de sa chère abandonnée.

«Quand il entra dans le château, tout le monde pleurait.

«Blanche se meurt! Blanche est morte! lui dit-on. Et la mère et les soeurs et les enfants jetaient les hauts cris. Quand il saisit la main de Blanche, elle respirait encore: il semblait qu'elle l'eût attendu pour mourir. «—C'est toi, dit-elle. Dieu soit béni, puisque je t'ai revu sur la terre. Il lui parla, elle ne répondit pas.

«Il éclata dans sa douleur. Il se jeta sur Blanche et baisa tristement «ses lèvres muettes comme s'il voulait prendre la mort dans un baiser.—Oh! Seigneur, s'écria-t-il, vous que j'ai prié à Rome, vous que j'ai aimé partout, vous que mes aïeux ont glorifié aux croisades, Seigneur, prenez mon âme ou rendez-moi Blanche!

«Il était tombé agenouillé, il priait avec ferveur, la figure baignée de larmes. Sa fiancée, qui n'était plus qu'une fiancée de marbre, ne le voyait pas pleurer. La famille avait fui ce spectacle. Minuit sonnait au beffroi.

«Une figure apparut au très pieux Jehan de Parisis, c'était la Mort couverte d'un suaire, avec ses yeux creux et sa bouche sans lèvres. Il eut peur, mais il se jeta entre la Mort et sa fiancée.

«La Mort, plus forte que lui, l'éloigna du lit et se pencha pour saisir la jeune fille.

«Il supplia la Mort. Et comme elle le regardait avec son rire horrible, il prit son épée et frappa d'une main terrible.

«L'épée se brisa. «—Oh! Seigneur! Seigneur! s'écria-t-il, ayez pitié de moi.»

«Un ange apparut devant lui qui se pencha à son tour sur la jeune fille et lui donna un baiser divin. Mais ce baiser, comme celui de Jehan de Parisis, ne la réveilla point.

«L'ange s'évanouit et la Mort resta seule devant le lit de Blanche. —Puisque Dieu ne m'entend pas, s'écria Jehan de Parisis, que l'Enfer me secoure.»

«Un autre ange apparut, c'était l'ange des ténèbres. La Mort se redressa comme si elle dût obéir à celui-là. «—Que me veux-tu? dit l'ange des ténèbres à Jehan de Parisis.—Je te demande la vie de ma fiancée.—Elle vivra, mais cela coûtera cher à ton coeur et à ton âme. Chaque heure de sa vie sera payée par toi par un siècle de damnation. Le fils qui naîtra de son sein sera condamné à sa naissance.—Non! pas mon fils. J'accepte les siècles de damnation, mais que la Mort ne me prenne pas mon fils.—Ton petit-fils?—Non! Je suis le dernier des Parisis, je veux que l'arbre porte encore longtemps des branches.—Eh bien! dit Satan qui se cachait sous la figure d'un ange des ténèbres, tu ne seras pas le dernier des Parisis. Ta race vivra encore quatre siècles après la mort de ton premier-né, mais tous les Parisis seront marqués du signe fatal, tous périront tragiquement. Inscris bien ces mots dans ton coeur pour qu'ils soient légués de père en fils, de siècle en siècle, jusqu'au dernier des Parisis.»

«Et Jehan de Parisis vit ces mots imprimés en lettres de feu sur le suaire de la Mort.

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