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PREMIER CONTACT AVEC LES CLASSES DIRIGEANTES

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Table des matières

Exprès pour le satisfaire et dans la minute même où il formulait son vœu, un fait se produisit, à cent lieues de distance. Tout se tient ici-bas: la terre que nous croyons grande est bien petite, et le sera de plus en plus; des êtres qui sont hors de notre vue, que nous ne connaissons pas et qui ne nous soupçonnent pas davantage, trament nos destinées sans le savoir.

Lorsque Dieudonat fit son vœu, l'Archiduc Galéas, héritier de l'Empire, était assis dans son palais, où depuis deux semaines il s'ennuyait princièrement, et soudain il se leva, mû par une volonté subite: on l'eût étonné, bien plus encore qu'un autre homme, en lui révélant que cette volonté n'émanait pas de son libre arbitre et qu'un ressort l'avait poussé. Une fois debout, Galéas-le-Borgne déclara son intention formelle d'entreprendre sans délai un voyage à travers les royaumes et les duchés dont il aurait bientôt à recevoir l'hommage; peut-être même découvrirait-il, au cours de cette excursion, une épouse capable de le désennuyer?...

—Nous partons demain!

Les décisions de ce puissant seigneur n'étaient pas de celles qu'on discute: les préparatifs du départ furent ordonnés aussitôt, et, le sixième jour, son Altesse Sérénissime, entourée d'une fastueuse escorte, pénétrait sur les terres d'Hardouin, premier vassal de l'empire.

Pour héberger dignement son futur Suzerain, le Duc avait fait abattre par centaines des bêtes domestiques ou sauvages, que les cuisiniers dépeçaient; également, il avait fait rédiger par dom Ambrosius une belle phrase qu'il apprenait par cœur, bien que le cœur n'y fût pour rien, et dans laquelle il exprimait sa joie de recevoir un personnage si auguste:

—«Illustre descendant du seigneur Herculès et des trente-quatre Empereurs qui depuis des siècles rassemblent sous leur sceptre les barons de la chrétienté, généreux héritier de leur gloire et de leurs vertus, vous que l'espérance des peuples... vous que l'espérance des peuples...» Jamais je n'arriverai au bout de votre compliment, l'abbé; il est trop long et l'Archiduc passe pour n'être pas d'humeur accommodante.

—Il faut pourtant lui dire le tout, monseigneur, sans omettre une ligne, car il est jaloux de sa généalogie.

—Soit, soit, je dirai tout, à moins que je ne saute un mot, par-ci, par-là, mais il n'en saura rien, puisqu'il n'a pas lu mon discours.

Quand les courriers lui annoncèrent l'approche de Galéas, il sortit à sa rencontre: en grand apparat, mais fort ému, ayant à sa droite son fils, et l'abbé à sa gauche, précédé de ses gardes en armes et suivi de ses pages en falbalas, il chevauchait avec le plus de majesté possible, et, tout en chevauchant, l'œil intense et les lèvres mobiles, il répétait sa pénible harangue.

Bientôt les deux troupes furent en présence, et les trompettes sonnèrent. Le vieux seigneur descendit de cheval; il s'avança vers l'Archiduc qui l'attendait, à pied, sous les bannières.

—C'est pourtant vrai qu'il est borgne...

Cette constatation occupa tellement l'orateur qu'il devint incapable de penser à autre chose: «Borgne... Borgne...» La fixité de cet œil unique acheva de lui troubler la mémoire; il récita fort mal son compliment, ce qui l'irrita contre tout le monde, et notamment contre l'abbé. L'œil de Galéas n'exprimait qu'une demi-satisfaction. Une seconde fanfare mit fin aux embarras du Duc, et les hérauts de l'Empire invitèrent Dieudonat à se présenter pour la génuflexion.

Celui-ci s'avança, plein de cordialité, et, au lieu de plier le genou, il tendit la main, en disant:

—Bonjour, mon cousin.

Le candidat de l'Empire fronça deux sourcils et grogna:

—Sommes-nous en pays de fols?

Dom Ambrosius poussa son élève par derrière:

—Genou à terre, donc!

Mais, Dieudonat, se mit à rire:

—Pourquoi m'agenouillerais-je, si ce n'est pour prier Dieu ou pour jouer aux billes?

L'Archiduc se tourna vers son maître des cérémonies:

—N'ai-je pas entendu que celui-là nous refuse l'hommage?

Une brise inquiétante secoua les feuilles des trembles, et de très valeureux guerriers eurent froid, sous leur casque, à la racine des cheveux.

Mais Dieudonat n'y prenait garde; un spectacle plus intéressant attirait son attention: il venait d'apercevoir sur la hauteur de la route, en arrière des hallebardiers, la voiturette des Gutenberg qui, juste à ce moment, dévalait du coteau: des sergents d'armes arrêtaient à l'écart l'âne et le roulottier, mais l'aîné des enfants, avec une couple de ses frères, se faufilait sous les chevaux, en dépit des coups de hampes; finalement ce trio de loques et de faces hâves apparut entre les cuissards de la noblesse.

Galéas laissa tomber sur les fourmis humaines un regard lourd comme une masse d'armes; le bon Duc Hardouin, furieux du scandale, jura dans son for intérieur de faire pendre les malandrins qui donnaient une si déplorable idée de son peuple et de sa police; c'est alors que Dieudonat prit le jeune Hans par les guenilles de sa manche et le tira dans le milieu du cercle:

—Mon cher cousin, dit-il, je vous présente nos cousins Gutenberg.

—Hein?

—Oui, oui, oui, mes cousins et les vôtres! Autant que vous et moi, ceux-ci descendent d'Hercule et le sang de leurs veines est tout aussi royal que le vôtre et le mien: j'ai découvert la chose et vous l'expliquerai, ce soir, après la soupe.

L'héritier des trente-quatre empereurs n'en voulut pas entendre davantage; il tourna le dos, et cria formidablement:

—Mon cheval!

Tout le monde comprit; un page présenta le destrier; l'Archiduc l'empoigna par les crins et sauta en selle. Hardouin essayait d'improviser une supplication, mais sa voix se perdit dans un bruit de ferrailles, car le coursier de Galéas se cabrait sous l'éperon et pivotait sur ses sabots d'arrière. L'Archiduc s'en alla. Ses gens le suivirent.

Ambrosius épouvanté multipliait les signes de croix et se recommandant au ciel:

—Qu'est-ce qui se passe, mon Dieu, qu'est-ce qui va se passer?

Un bon moment, le Duc resta immobile au milieu du chemin, et quinaud, à contempler le dos de l'escorte en partance. Puis, fouetté par l'indignation, il escalada sa monture, tout comme l'Archiduc venait de faire, mais avec une agilité moindre. Il piqua des deux et sa fureur était telle contre Dieudonat, Galéas, Ambrosius, les roulottiers et les Empereurs, qu'il ensanglanta le ventre du cheval, totalement étranger aux affaires humaines. Où courait-il? Vers son manoir, pour y cacher sa honte. Les plumes de son panache s'essoufflaient à le suivre et la poussière tourbillonnait derrière lui; les manants, dans les labours, regardaient passer la colère équestre du maître et, en hochant la tête, ils pensaient:

—Ça va mal... Y a quelque chose qui va mal.

Le Duc se retira dans sa chambre, où il brisa les objets divers qui se présentaient à portée de sa main; quand il n'en trouva plus, il déchira ses vêtements: cette besogne initiale n'occupa qu'une demi-heure; après quoi, le puissant seigneur s'assit pour souffler, car il en avait grand besoin. Fidèle à son principe de ne rien décider dans le courroux, il voulait attendre que son âme fût en repos. La sérénité ne lui revint qu'aux approches du soir. Alors, il manda le chapelain pour réclamer de lui une explication de l'étrange attitude que son disciple avait tenue.

Dom Ambrosius comparut: il n'avait pas confiance et restait sur le seuil.

—Avancez, dom Ambrosius. Je suis calme; remettez-vous. Je vous aime, vous le savez; je vous ai commis l'éducation de mon fils, et c'est là une preuve de mon estime grande; mais, je ne suis pas content. Quelle algarade nous a-t-il faite, et quelle lubie l'a pris? Pouvez-vous m'expliquer cette conduite?

—Monseigneur, je vais vous dire, c'est par l'arithmétique...

—Je ne connais pas l'arithmétique, mais il vous appartenait de la lui interdire, si elle est incompatible avec la notion des devoirs les plus élémentaires.

—Monseigneur, cet enfant-là est trop doué: il détruit tout!

—Bah, bah! C'est le Saint-Esprit qui le travaille; mais vous qui êtes le gouverneur, vous devez diriger son esprit.

—Il m'échappe, monseigneur, il va trop vite! Il n'a qu'à dire: «Je veux comprendre», et il comprend! Il comprend trop, il comprend tout, les causes finales et les causes originelles, les conséquences et les subséquences, tout, monseigneur! «Je veux comprendre.» Ça y est! Son vœu se réalise, et rien ne lui résiste. Grâce au Diable, sans doute, car il raisonne, monseigneur! Pas une vérité n'y peut tenir: l'hérésie le guette, monseigneur!

—Donnez-lui des calottes.

—Il les reçoit avec une douceur angélique, monseigneur, et sans jamais se fâcher ni bouder; il est même ravi, quand je le gifle, parce que cela prouve, dit-il, que je n'ai plus rien à répondre et que son jugement est bon.

—Empêchez-le de lire.

—Je vous assure, monseigneur, que les livres ne l'ont pas perverti; je n'en possède guère, mais ils sont de bons livres, et parmi ceux que je lui offre, il ne tolère plus que la géométrie et l'Évangile.

—Vous voulez dire «Les Évangiles...»

—Non, monseigneur! Il en a délibérément supprimé trois qui le gênaient pour croire au quatrième.

—Édifiez-le par la lecture de l'Histoire sainte.

—Elle ne l'édifie pas du tout, il s'en faut! Il admire les Prophètes, mais si vous entendiez comme il juge Abraham et Jacob, David et Salomon, Judith et Dalila! Il est toujours pour les vaincus ou pour les éclopés, et il m'a demandé, un jour,—c'est à ne pas oser redire un tel blasphème, monseigneur!—si la sainte Bible n'est pas l'histoire de tous les vices, racontée aux enfants pour leur apprendre ce que les hommes ne doivent pas faire. N'imaginait-il pas que chaque patriarche incarne un gros péché, et que le Dieu d'Israël les résume tous à lui seul? Il soutient que Jéhovah est frère de Moloch!

—Je ne connais ni ce Moloch, ni sa famille, mais je sais qu'il faut honorer Dieu le Père, et tout ce que vous me racontez de cet enfant marque beaucoup d'orgueil.

—Non, monseigneur! Il est modeste et se tient pour le frère des plus humbles animaux; il leur parle, il les écoute, et j'imaginerais qu'ils sont l'unique compagnie dans laquelle il prenne plaisir: ce dont je suis bien sûr, c'est qu'il la préfère à la mienne.

—Est-ce possible?

—Il cause avec des fourmis plus volontiers qu'avec moi, et il tire de leur fréquentation des aphorismes qui vous feraient dresser les cheveux sur la tête: à l'entendre, les bêtes possèdent le maximum de vérité permis aux créatures terrestres, avec le minimum de prétention; il en conclut qu'elles obtiennent ainsi la quiétude relative, qui est le maximum de bonheur, et c'est pourquoi, monseigneur, non seulement il les admire, mais je vous assure que, par minutes, il les envie.

—Eh! l'abbé, prenons garde! Ses vœux se réalisent, et s'il avait la fantaisie de devenir chien ou pourceau...

—Il ne l'aura pas, monseigneur. Parce que son excès d'intelligence lui a fait découvrir les limites de l'intelligence, il déclare qu'un entendement limité engendre l'erreur illimitée...

—Ta, ta, ta... je n'entends rien à ces fadaises. Parlez plus clairement, l'abbé.

—En d'autres termes, monseigneur, cela revient à dire qu'il ne consentirait pas à risquer, pour sa part, l'erreur d'une décision à prendre.

—L'abbé, l'abbé! Que dites-vous là? Il aura des décisions à prendre, quand il régnera à ma place.

—Je crains bien, monseigneur, que cet enfant-là soit trop intelligent pour accepter un trône: il s'en jugera indigne, et le refusera par conscience.

—L'abbé, l'abbé! Mes peuples comptent sur lui et j'ai compté sur vous, l'abbé! Vous avez mal élevé mon fils, et je vous ferai pendre.

—Ce n'est pas ma faute, monseigneur, c'est la faute du Saint-Esprit!

—Ferai-je pendre le Saint-Esprit, et me le conseillerez-vous, méchant que vous êtes?

—De grâce, monseigneur, ne vous courroucez pas!

—Voilà qui est bien dit, l'abbé; un juge doit s'abstenir de toute passion, au moment de rendre ses arrêts. Ne parlez plus et laissez-moi réfléchir.

Quelques instants s'écoulèrent.

—J'ai réfléchi, l'abbé. Il est tout à fait certain que vous avez mal dirigé un enfant bien doué: c'est une faute grave. Je suis un souverain plein de justice, qui ne doit laisser aucune défaillance impunie: venez que je vous embrasse, car je vous aime de tout mon cœur et je suis désolé de ce qui vous arrive.

Il embrassa dom Ambrosius, qu'en effet il aimait beaucoup, et pour être bien sûr que des sentiments d'affection personnelle n'entraveraient point les œuvres de sa justice, il ordonna de le pendre sans retard.

Dom Ambrosius protesta de son mieux, mais sans aucun succès: bel et bien, il fut accroché aux créneaux, car sa naissance roturière ne lui permettait pas de prétendre aux honneurs de la décapitation.

Dieudonat: Roman

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