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L'HÉRITIER PRÉSOMPTIF D'UN TRÔNE DÉCOUVRE UNE MEILLEURE CARRIÈRE

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Table des matières

Le prieur médita, consulta son chapitre, et fit savoir au souverain que sept années d'études solitaires ayant exaspéré l'orgueil du jeune prince, la nécessité s'imposait de recourir à des remèdes nouveaux pour ramener cet esprit aux sentiments d'une humilité plus chrétienne.

Ces nouvelles tombèrent à la Cour comme la pluie sur une grenouillère: un grand tapage en résulta. La colère du Duc s'était bien un peu assoupie, avec le temps; mais dans l'âme marécageuse des sots, les rancunes de la vanité ne dorment jamais que d'un sommeil léger, toujours prêtes à coasser au moindre bruit qui les réveille: celles de Hardouin sursautèrent.

—Ah! le pendard! le mécréant! Ah! l'incorrigible hérétique! Ladre sans cliquette! Ane sans bât, chaperon sans tête! Un avorton qui n'est même pas capable de monter à cheval se mêle d'avoir des idées! Je t'en donnerai, moi, des idées! Je te montrerai de quel bois je me chauffe! Je me nomme Hardouin-le-Juste!

Le bâtard renchérissait:

—Assurément, mon frère cadet est brûlé par l'orgueil; tout ce qu'on peut espérer de lui, c'est qu'il fasse son salut dans un cloître, et cela encore lui sera difficile, avec les doctrines qu'il professe; hors de cet asile, il ne saura que nuire et répandre parmi vos peuples des erreurs dangereuses.

—Cornes de Belzébuth! Cela est sûr, criait le Duc.

—Voire, disait la Duchesse. Comment serait-ce possible à un enfant doté par tous les saints?

—Doté par le diable, madame! Sachez que les enfants trop bien doués font le désespoir des familles.

—Et la misère du monde, ajouta Ludovic, sitôt qu'ils deviennent des hommes.

Il ajouta bien d'autres choses, parlant tour à tour de la sécurité royale, de la tranquillité publique, de la morale outragée, du présent et de l'avenir, et il en parla si bien que la nécessité apparut nettement d'entraver tant de périls: à tout prix, il fallait réduire à l'impuissance un prétendant qu'on savait trop enclin à l'insoumission, et la manière la plus douce, la plus indulgente, la plus paternelle, serait de lui couper définitivement les cheveux, à défaut de la tête.

La Duchesse s'évanouit à l'idée de la tonsure et de son fils unique enfermé pour toujours derrière les grilles d'un monastère. Mais rien n'y fit rien, les perfidies du Bâtard prévalurent: le Prieur de la Fortunade reçut l'ordre de tondre Dieudonat et de l'attacher aux emplois les plus vils, pour mater son outrecuidance.

Ainsi fit-il. Le moinillon de dix-huit ans fut extrait de sa cellule philosophique, et reçut un froc neuf, de laine grossière et solide. Le Prieur ayant décidé de ne lui conférer les ordres qu'après un an de noviciat passé dans les cuisines, le Prince entra aux cuisines, un balai à la main.

—Apprenez l'humilité, lui dit le Prieur, et rentrez en vous-même.

Rentrer en lui, Dieudonat n'y songeait guère, puisqu'il n'aspirait qu'à en sortir; quant à se sentir humilié, il n'y songeait pas davantage: il n'ignorait pas que certaines besognes passent pour être dégradantes, mais cette appréciation lui semblait erronée et sa logique se refusait à l'admettre; non seulement il concevait mal qu'un labeur pût être déshonorant, lorsqu'il est honnête et nécessaire au bien commun; tout au contraire, il le jugeait honorable, et plus honorable encore quand la tâche comporte en elle-même peu d'agréments pour l'esprit ou de satisfactions pour l'orgueil.

C'est pourquoi, en descendant à l'office, il allait d'un pas si alerte et d'un cœur si léger, tout à la joie de se sentir enfin utile en quelque chose, pour la première fois de sa vie.

—Nourrir ses semblables, quelle mission! Manger est d'une urgence primordiale. Les hommes peuvent se passer de livres et de rois, mais non de pain! Dieu donne la subsistance à ses créatures: aide de cuisine, je serai l'aide de Dieu!

Il apprit vite son métier: il épluchait les légumes, rinçait les écuelles, lavait les carrelages; la règle monacale interdisant les viandes, il n'avait pas à redouter l'unique souillure qui lui eût fait horreur, celle du sang; le plaisir qu'il sut prendre à récurer les marmites procédait de son goût pour la netteté et pour la pureté; les cuivres resplendirent.

Les convers, d'abord intimidés par son auguste naissance, se familiarisaient en le trouvant cordial et sans morgue. Il devint gai.

—J'avais bien deviné! Un travail manuel est l'occupation du monde la plus récréative! On voit le résultat, au moins: il est tangible! Quand j'ai pelé trois cents carottes, elles sont trois cents, incontestables; quand ma soupe est cuite, on la mange, c'est mon œuvre, et elle manquerait si elle manquait: existe-t-il sur terre un philosophe qui puisse en dire autant?

Pour s'accompagner au travail, il comptait dans sa tête les quantités à faire, les quantités faites, leur proportion mathématique, et d'un numéro il étiquetait les unités à leur passage. Puis, quand un besoin de rêverie le reprenait par hasard, il ouvrait brusquement un fruit ou une racine, une salade ou un chou, et vite il regardait dedans, pour voir une chose toute neuve que personne n'avait vue avant lui; et de la sorte il donnait bien modestement une satisfaction à ce goût un peu égoïste que les mâles de l'espèce humaine professent pour la virginité.

Il avait d'autres amusements: le meilleur consistait à suivre dans le ciel l'ascension de l'église en ébauche, et il s'enthousiasmait à noter jour par jour les progrès du labeur.

—Bravo! Vivat! Hardi! Hurrah! Och, och! Et comme ils chantent, ces gaillards féconds! Je gagerais qu'ils se croient malheureux parce que leur travail est rude, et cependant ils chantent en dépit d'eux-mêmes, tant la joie s'impose à leur cœur!

Il regardait les bras se gonfler et les pierres s'asseoir.

—Étais-je naïf, le jour où je m'avisais de plaindre ces braves gens! Ils peinent? Qui donc ne peine pas? Or, si je ne m'abuse, la volonté de l'homme en peine n'a jamais conquis que deux joies, celle de l'effort et celle du résultat; nous connaissons tous la première, mais les manœuvres seuls connaissent pleinement la seconde. Vive l'effort qui réalise!

Et il riait.

—Quand je compare ce tâcheron qui remue des cailloux à mon pauvre père qui remue des armées, l'un faisant des maisons et l'autre des ruines, lequel des deux a donc le meilleur rôle, et le plus amusant? On est à l'aise dans les habits qui ont des trous plus que dans ceux qui ont des perles, et la vraie misère des humbles, ce n'est point d'avoir chaud ou froid, mais d'ignorer la somme de bonheur que comporte leur sort. Si on le leur disait, ils ne le croiraient pas.

Quelle que fût sa résignation, il persistait à envier ces maçons-là, qui se dépensaient plus que lui; pour se procurer le plaisir qu'il leur supposait, il se mit à rechercher dans le couvent les plus rudes corvées, estimant que sa joie serait en proportion de l'effort; il tira l'eau du puits, il scia les bûches, fendit le bois, et chargea sur son dos les paniers de légumes. La sueur lui coulait du front et son rire avalait des gouttes salées, dont la saveur lui plut comme une preuve.

—Hardi les muscles! Tendez-vous, les épaules! Que la volonté de ma tête dompte les lâchetés de ma bête. Je jouis de vivre, quand vous craquez de lassitude. A l'ouvrage, les bras! Même si votre travail n'amenait pas d'autre profit, j'aurais encore celui de vous avoir obligés à l'effort. Obéissez! Par la victoire qu'il nous donne sur nous, faute de nous la donner sur les obstacles, l'effort porte en lui-même sa propre récompense!

Sa joie fut grande, le jour où on l'admit à l'honneur de pétrir le pain: courbé sur le pétrin de bois, il enfonçait les bras dans la pâte et geignait à cœur joie; ses idées l'aidaient à pousser, et il se démenait en philosophant, avec des discours balbutiés qu'il scandait d'ahans:

—Dom Ambrosius, mon défunt précepteur, me reprochait parfois d'ergoter comme un hérétique, ahan! Je ne voudrais pas vous offenser, mon Dieu, mais comment se fait-il que dans vos Saintes Écritures, et dès les premières pages, je rencontre un verset où votre colère dit à l'homme: «Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front, ahan!» Que vous ayez tenu ce langage, je ne le révoque point en doute; mais, que vous ayez proféré une telle sentence comme une condamnation, et non pas comme une faveur, voilà ce que je ne parviens guère à concevoir, ahan! Certes, le pain est bon, mais la sueur n'est pas moins utile, ni moins bonne, ahan! Et si l'un nous procure la force de nos corps, l'autre entretient la santé de nos âmes; le pain est nourriture de la chair, mais l'action est l'hygiène de l'être tout entier, ahan! Rien n'est ennoblissant pour l'homme que l'effort, et en le condamnant à l'effort, vous l'obligiez à s'ennoblir, han!

Il s'interrompait pour souffler.

—Être content de soi, mon Dieu, après la tâche faite, n'est-ce pas meilleur que de se contenter sans rien faire? Mériter ne vaut-il pas mieux que jouir? Et si même on attache un grand prix à la jouissance, niera-t-on qu'elle soit plus délectable quand on l'a bien gagnée? Désirer, vouloir et espérer, tendre vers le but et rêver de lui, n'est-ce pas en profiter par avance et mieux qu'on ne saura faire quand on l'aura atteint? Savourer l'illusion, caresser la chimère, n'est-ce pas se griser d'une ivresse où l'imagination nous revêt l'avenir de charmes que la réalité va décevoir tantôt? En nous chassant du Paradis Terrestre, vous nous ouvriez le Paradis Intérieur, et pourquoi ne l'a-t-on pas dit, au lieu de raconter aux hommes que le devoir d'énergie est leur punition?

Il travaillait plus fort, quand son idée était d'en contredire une autre:

—Le fabuleux Eden où régnaient l'oisiveté, la profusion, et cet inévitable écœurement que donne la satiété, ahan! C'était le jardin du Diable et non pas celui du Seigneur, car Satan est patron là où l'homme n'a rien à faire, ahan! Il nous invente des passions pour employer nos forces, occuper nos loisirs, et nous mordons alors aux pommes qu'il nous offre, ahan! Mais l'Archange est venu et nous a délivrés en nous jetant hors du jardin, ahan!

Une mouche qui profitait de son occupation pour lui chatouiller la narine gauche le contraignit à s'interrompre:

—Plus je réfléchis à cette légende du Paradis Terrestre, mieux je sens que le texte n'est pas écrit pour nous; sans nul doute, cette apologie de la paresse fut rédigée par et pour des Orientaux, qui se plaisent à dormir à l'ombre, pendant les chaudes heures du jour: propos d'Asie! Mais un homme du Nord, ou simplement un homme, n'aurait pas inventé ce blasphème.

De fait, il se complaisait, chaque jour davantage, en son métier de souillon monastique, et il s'y adonnait, content de tout, chantant, riant, travaillant le plus qu'il pouvait, pensant tout juste assez pour récréer quelques minutes, parfaitement heureux et sans désir aucun.

—J'ai trouvé le havre du monde: je m'y installe pour la vie!

Une telle absence d'ambitions et d'appétits déconcertait les puissances chargées de réaliser tous les vœux de ce garçon. Qu'une faveur si exceptionnelle fût tombée tout juste sur le seul homme qui s'imaginait n'avoir besoin de rien, c'était pitié, vraiment! Le Diable n'y trouvait pas son compte. Il suscita donc un de ces passants bien intentionnés qui manquent rarement de venir nous gâter la vie sous prétexte de nous rendre service.

Dieudonat: Roman

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