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DIEUDONAT SE RECONNAIT DOUÉ D'UNE VERTU QUI L'EMPÊCHERA D'EN AVOIR AUCUNE

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Table des matières

Parmi les convers qui vaquaient aux travaux inférieurs du couvent, frère Onésime était sans conteste le plus lourd et le plus rustaud: il balayait le cloître, la cour et les couloirs, car toute autre besogne eût semblé trop ardue pour être confiée à son intelligence; en raison de cette simplicité, le gars vivait en butte aux plaisanteries des niais, qui l'appelaient Zime, comme pour lui retirer encore quelque chose sur le peu qu'il tenait du ciel et des hommes. Naturellement, Dieudonat avait trouvé du charme à l'excessive candeur de ce nigaud, et celui-ci le vénérait; ils prenaient plaisir à la compagnie l'un de l'autre, et lorsque leur tâche était faite, ils riaient de bon cœur ensemble.

Un jour, Onésime qui, entre autres malfaçons, possédait quelques dents gâtées, se mit à souffrir d'une molaire et à se tordre sur les dalles de la cuisine. L'événement semblait de faible importance, et néanmoins, à cause de ce menu fait, le sort allait changer pour des provinces entières: par centaines de mille, des hommes qui déjeunaient tranquillement au loin, sans se douter de rien, entraient dans une phase effrayante de leur existence, parce qu'un imperceptible point noir venait de se révéler dans la deuxième molaire d'un serviteur de moines.

Les convers regardaient leur Zime se rouler sur le sol ou s'envoyer des coups de poing aux mâchoires, et ils riaient avec cette bonne humeur dont on accueille si volontiers la souffrance des gens qu'on a coutume de trouver ridicules. Quand il ne les amusa plus, ils le laissèrent, et son unique ami se rapprocha pour lui offrir des gargarismes, des simples, et tout doucement il le caressait avec des paroles affectueuses; mais le patient criait à tue-tête. Il hurla ainsi pendant une heure, entremêlant ses cris de bizarres propos, toujours les mêmes: «C'est défendu... Si ce n'était pas défendu... Pourquoi est-ce défendu?...» Il avait l'air de se débattre contre une obsession ou une tentation, et il tournait vers son protecteur des regards langoureux. Enfin, à bout de forces, il murmura:

—Si tu voulais...

—Quoi donc?

—Dieudonat, si tu voulais bien...

—Quoi, mon cousin?

—Me guérir...

—Mais, pauvre Zime, je ne demanderais pas mieux, s'il dépendait de moi; j'ai essayé de tout; je ne sais plus que faire.

—Un mot... Dis seulement un mot!

—Je t'en ai tant dit, que j'ai honte de toujours parler sans rien faire.

—Tu n'as pas dit le bon; dis-le, si tu as pitié.

—J'ai pitié de toi.

—Alors, dis-le! Tout haut, vite, pendant qu'il n'y a personne, dis-le! «Je souhaite qu'il soit guéri.» Dis ça, et je serai guéri!

—Quelle folie te prend? Notre-Seigneur et les saints accomplissent seuls des miracles.

—Dis vite!

—Ton enfantillage me chagrine.

—Il ne veut pas dire! Il ne m'aime pas! Il veut que je souffre! Et moi, je n'en peux plus... Parle donc!

Le prince-cuisinier secoua la tête avec tristesse, devant la persistance de cette pitoyable lubie, et, par condescendance, il dit à haute voix:

—Je souhaite que tu sois guéri.

Aussitôt, Onésime cessa de se tordre sur les dalles, redressa le nez et regarda les murs, comme pour y chercher un renseignement sur lui-même; puis il se leva d'un bond guilleret, la face hilare, et se mit à danser au milieu de la cuisine; l'autre le contemplait avec stupéfaction.

—Que c'est bon, de n'avoir plus mal!

—Tu n'as plus mal?

—Plus du tout! Tu vois si c'était facile? Mais ne le raconte pas, je t'en conjure: le Prieur me mettrait au cachot!

—Comment peux-tu croire qu'une parole de moi?...

—Ah! mon bon ami, mon sauveur, c'est donc vrai que tu ne sais pas?

—Quoi?

—Ce qu'on nous défend de te dire.

—J'ignore et ne comprends pas.

—Ecoute! Tu m'as soulagé et je ne suis pas un ingrat: moi aussi, je te rendrai service. Mais ne me trahis pas, au moins! Viens, que je te dise à l'oreille... Il y a un sort sur toi, depuis ta naissance: tous tes vœux sont exaucés.

—Quelle histoire!

—Personne ne l'ignore, excepté toi. Et même on raconte que ton père t'a enfermé dans un couvent à cause de ça. Tous tes vœux, tu comprends? Tous! Tu viens d'en faire un, me voilà sur pieds! Et guéri pour toujours, tu sais? Car tes vœux sont irrévocables. Si tu ne me crois pas, essaie sur autre chose. Ordonne que... que... que... Je ne trouve rien, moi, quand je cherche.

—Tu divagues, mon pauvre Zime.

—Essaie!

—Certes non, je n'essaierai pas!

Dieudonat se remit tranquillement au travail; il se refusait, même pour une minute, à supposer qu'il pût être vraiment investi du pouvoir surhumain, et la seule hypothèse d'une outrecuidance à ce point saugrenue lui semblait aussi coupable que grotesque, offensante pour Dieu tout autant que pour la raison.

—Les hommes ont un goût singulier pour la superstition, et l'on dirait que, plus ils sont naïfs, plus ils ont besoin de mystère; le surnaturel les attire beaucoup plus que le naturel; ceux qui comprennent peu de chose raffolent de ce que personne ne peut comprendre, et c'est une espèce de revanche que le ciel leur accorde quand il ouvre pour eux les régions du rêve, interdites aux esprits forts.

En devisant ainsi avec lui-même, il cherchait dans un chou très pâle de petites limaces brunes, et il conclut:

—Heureux les pauvres d'esprit; le scepticisme est un luxe à l'usage exclusif des richards, richards d'esprit, qui devraient bien cacher ce luxe-là, et surtout se garder d'en faire aumône aux pauvres.

A ce moment, l'eau vint à lui manquer pour y rincer son chou; il se leva, prit un seau vide et, par plaisanterie, il s'écria gaiement:

—Je souhaite que mon seau se remplisse d'eau claire.

Dans l'instant même, l'anse devint lourde au bout de son bras gauche; il sentit le poids, tourna la tête vers sa main, vit le miracle, et, de stupeur, lâcha le seau plein de liquide. Le seau roula sur les dalles, mais l'eau ne s'en écoulait pas.

—Tu vois, fit Onésime, la seille reste pleine: tes vœux sont irrévocables, je te le disais!

Le Prince était devenu aussi pâle que son chou; il contemplait avec épouvante ce disque d'eau verticale et tranquille qui refusait de se répandre sur le sol, et, cette fois, il comprit toute la vérité:

—Mon Dieu, mon Dieu! De quelle terrible faveur m'avez-vous accablé? Mon impuissance, que je connais, va être surchargée d'une puissance que je ne connais pas!

Onésime restait abasourdi devant cette tristesse.

—Tu te désoles? Et pourquoi donc? Il faut te réjouir, au contraire, et remercier le Seigneur! N'avais-tu donc pas remarqué comme tes cuivres brillent dès que tu les astiques, comme la rouille s'en va des marmites, comme la cheminée cesse de fumer, aussitôt que tu le souhaites?

—Aussitôt... Oui, tu dis bien: «Aussitôt...» Et cela signifie: «Trop vite!» Car me voilà privé, entre toutes les créatures, de cette ardeur à l'espoir qu'on nomme le Désir, de cette ardeur à l'ouvrage qui s'appelle l'Effort. Innocent ami! Comprends donc que je suis désormais pauvre au delà des pauvres, et dénué à l'infini, puisque je n'aurai plus l'envie de rien, ayant la possibilité de tout.

—C'est pourtant bien commode.

—J'ai mis huit années à apprendre que l'Effort est l'unique noblesse de l'homme; en une minute, j'apprends que l'effort m'est interdit. Qu'est-ce qu'il me reste, alors?

—Il te reste... il te reste... de faire ce que tu veux, tiens!

—Le bien et le mal...

—Tu m'en as fait, du bien!

—Es-tu sûr que tu ne le paieras pas très cher?

—Payer? fit Onésime; je ne possède ni sou ni maille.

Ce disant, il éclata de rire; mais sa gaieté, cette fois, fut pénible au jeune sage qui sentit un frisson entre les deux épaules, et qui regarda longuement son humble camarade, comme s'il eût pressenti que bientôt ce garçon rachèterait de sa vie le soulagement d'une minute.

Il dit: «Vos desseins sont impénétrables, mon Dieu! Que votre volonté soit accomplie!»

Il se signa, s'assit sur un escabeau, prit un second chou et le fendit, en s'efforçant de ne plus penser.

Mais le beau temps de la paix intérieure était fini.

A dater de ce jour, le Prince resta hanté par l'obsession d'un souci: ne jamais formuler un vœu, afin de laisser quelque latitude à l'énergie de l'effort, sans lequel la vie n'est pas vivre.

Il n'osait plus vouloir, il ne se permettait plus de souhaiter, dans la crainte de voir le souhait se réaliser avant le geste; dès qu'il sentait naître en son âme l'embryon d'un désir, il l'immobilisait au fond de lui. Pareil à un jeune géant qui a peur de sa force et même de son ombre, il ne marchait plus qu'avec l'appréhension d'effleurer les êtres ou les choses, fût-ce mentalement; et parce que l'action de son pouvoir excessif lui semblait plus périlleuse pour lui que pour les autres, il en arrivait à se dissocier lui-même, en éloignant son esprit de son corps, en séparant la volonté qui meut de la bête qui effectue.

En vain, il s'acharnait aux dures besognes: l'effort brutal est sans joie quand l'esprit n'y coopère point; le travail perdit tout son charme, et Dieudonat en perdit sa gaieté. Il devint une force automatique, et déjà il sentait approcher l'heure où il ne s'agiterait plus qu'à la manière d'un mort qui continue à remuer.

Dieudonat: Roman

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