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PREMIER CONTACT AVEC LES CLASSES DIRIGEABLES

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Table des matières

Il se produisit au cours d'une promenade.

Dieudonat était sorti du manoir en compagnie de dom Ambrosius, et ils cheminaient hygiéniquement sur la grand'route, après le repas de midi. C'était une belle journée d'octobre: un ciel encore lilas enveloppait des arbres encore jaunes, en arrière desquels un enchevêtrement de branches défeuillées mettait des fonds de nuées violettes; les mousses faisaient un sol de bronze, semé d'or, et, parmi les rayons obliques du soleil, le froid dardait malicieusement ses premières flèches.

—Le fond de l'air est frais, dit l'aumônier.

—Où est-il, monsieur l'abbé, le fond de l'air?

L'ecclésiastique, sans répondre, haussa les sourcils, ce qui est la plus discrète façon d'indiquer un désir de hausser les épaules.

—Voyons, trottez, courez, soyez de votre âge, au lieu de marcher comme un margrave, et de vous travailler la cervelle.

—Eh! monsieur l'abbé, ma cotte de fourrure est lourde, et je me fais vieux.

—Onze ans, n'est-ce pas?

—Oui bien; je suis un décagénaire.

Ils suivaient la route, et tout à coup ils virent, sur leur droite, une petite fumée bleue qui s'élevait d'entre les arbres. En forêt, le moindre événement dégage l'inquiétude: peut-être avons-nous conservé ce souvenir héréditaire du temps où nos premiers aïeux vivaient au fond des bois, peu confortablement et sans sécurité; il faut même croire que l'espèce humaine a prolongé longtemps cette existence-là, puisqu'une cinquantaine de siècles, plus ou moins civilisés, ne suffit pas encore à nous débarrasser de nos terreurs préhistoriques.

Avec une prudence instinctive, l'abbé et son élève obliquèrent sur la gauche pour gagner insensiblement le milieu de la chaussée, mais ils continuèrent à marcher devant eux; leur courage fut récompensé et le tableau qu'ils virent les rassura aussitôt.

Dans une minuscule clairière, sous des bouleaux inoffensifs, entre un ruisselet d'eau vive et un petit feu de branches mortes, une famille grouillait, composée d'une femme, d'un homme, d'un âne et de cinq marmots en guenilles; cette progéniture s'étageait d'année en année: cinq ans, quatre ans, trois ans, deux ans; le plus jeune avait douze mois et la mère était enceinte; le père tressait des paniers de joncs, pendant que l'âne essayait de brouter en exhibant une échine pelée. Tout près du quadrupède une voiturette peinte en jaune, encombrée de sales hardes, somnolait sur ses roues mal jointes.

Le prêtre observa charitablement:

—Dieu bénit les nombreuses familles.

—Je vois bien, repartit le Prince.

Il s'était arrêté, et les pauvres petits pauvres, flairant l'aubaine d'un riche, s'avançaient à la queue-leu-leu, dans l'espoir de tendre la main. Le père souleva son bonnet et se remit à l'ouvrage. Dieudonat, dans l'automne retentissant, jeta un cri:

—Bonjour!

Mais, son précepteur le prit par le bras et lui dit à mi-voix:

—Monseigneur défend que vous parliez au monde, et vous allez prendre de la vermine; venez.

L'héritier se dégagea doucement et s'avança avec un jeune sourire vers le foyer des prolétaires.

—Vous devez avoir froid, dit-il, car le fond de l'air n'est pas chauffé, aujourd'hui.

—Ni le fond de l'eau, dit la femme qui tirait du ruisseau une botte de joncs.

Elle parlait sans aménité, et Dieudonat en fut chagrin. Il pensa: «Les pauvres manquent d'indulgence pour les riches et peut-être n'ont-ils pas tort.»

La femme essuya ses mains mouillées à la futaine de sa robe, et le futur gentilhomme eut un peu honte de ses mains gantées; il les cacha derrière son dos. Ensuite, il vit la mère qui ramassait dans l'herbe le plus jeune de ses rejetons et l'installait dans la voiture, en ramenant sur lui un pan de bâche verte; il se sentit plus mal à l'aise que jamais dans son surcot de pesantes fourrures. Tout au moins, il souhaitait de se montrer aimable et il cherchait une entrée en matière; il eut quelque peine à la trouver:

—Il est bien, là, le petit garçon?

La mère grogna:

—C'est une fille!

Puis, sans plus s'occuper du joli jouvenceau, elle alla attiser son feu sous la marmite. Mais Dieudonat voulait causer:

—Elle aime bien aller en voiture, la petite fille?

—Quand on marche, répondit le père, sans ça elle pleure.

—Vous marchez beaucoup?

—Autant qu'il faut pour vendre.

—Vous demeurez loin?

—On demeure partout.

—Je veux dire, votre maison, où vous couchez, elle est loin d'ici?

—La voilà.

—Cette voiture ouverte! Vous dormez là? En plein air?

—Où on se trouve.

—Et vous pouvez y tenir tous?

—On n'est pas gros, on se tasse, les plus lourds au fond, avec la bâche par-dessus.

—Oh!

Le Prince était profondément étonné et le père ne l'était guère moins, de voir quelqu'un qui s'étonnait d'une chose si simple.

—Alors, dit l'enfant, cette voiture-là, c'est comme une espèce de nid, dans le bois, un nid qui roule...

L'homme rit bonnement.

—Et vos petits, c'est tout comme des oiselets...

—On est ce qu'on peut.

Le disciple de dom Ambrosius se tourna vers son gouverneur qui lui apparut sur cette route déserte comme le représentant des sociétés humaines, et son œil implora une explication sur la différence excessive qui règne entre les fils d'Adam.

—Il me semble, dit-il, que ces gens-ci ont prolongé un peu tard les mœurs et habitudes du Paradis Terrestre; je crois qu'ils ont tort, car la température a bien changé depuis notre aïeul commun, et le fond de l'air est devenu froid.

Il ôta son surcot, délibérément, et il s'approcha de la voiture; l'aîné des bambins venait d'y grimper pour montrer ses talents, et il se blottissait contre sa sœur cadette. Dieudonat, en leur souriant, étendit sur eux sa fourrure.

—Petits frères, dit-il, voilà un peu de duvet pour votre nid.

La mère quitta la marmite et courut à la marmaille; le père lâcha ses joncs:

—Dis merci, Hans! Dis merci au seigneur qui te donne un beau manteau!

Mais Hans baissa le nez et ne souffla mot: il serrait sur son épaule la bonne couverture neuve, et il riait d'un air sournois.

—Hans! cria le chemineau.

—Ne gâtez pas son plaisir, dit l'enfant ducal, ni le mien... Mais, je vous prie, pourquoi l'appelez-vous «anse»?

—Hans; c'est un nom.

—Dans votre pays, sans doute?

—Peut-être bien, je ne sais pas.

—Où avez-vous pris l'idée de lui donner un tel nom?

—C'est le mien, celui de mon père aussi, et de mon grand-père.

—Ah?

—Oui, il y a comme ça une règle dans la famille, que toujours l'aîné doit s'appeler Hans. L'ancien me l'a dit et son ancien le lui avait dit; je le dirai au gars quand il sera grand.

—Pour quelle raison?...

—Dame, je ne peux pas expliquer, mais il paraît que ça doit être, rapport à un autre grand-père, dans les temps passés, qui aurait fait quelque chose de bien, pour son époque; il portait ce nom-là, et alors on a mis la règle que l'aîné s'appellera comme lui, en souvenir.

—Vous ne savez pas ce qu'il a fait, votre aïeul?

—On ne sait plus.

—Comment s'appelait-il?

—Hans!

—J'entends: mais, son autre nom?

—Ah! notre nom? Gutenberg.

—Hans Gutenberg est votre aïeul?

—De père en fils: vous le connaissez? Qu'est-ce qu'il a fait?

—Un monde.

Le chemineau se mit à rire et le damoiseau le contempla: il lui vit une barbe drue et sale, des yeux empreints de bonté plutôt que d'intelligence, un front bas et déjà ridé.

—Est-ce que vous savez lire, Hans Gutenberg?

—Lire? A quoi ça me servirait pour faire des paniers? Ma foi, non, je ne sais pas lire.

Le roulottier riait de bon cœur. Dieudonat en eut quelque malaise et même un peu froid dans le dos: son surcot lui manqua; il se tourna pitoyablement vers l'aumônier, qui conclut:

—Vous allez prendre un rhume, maintenant, sans manteau; il faut marcher, et rentrer.

—Vous avez raison l'abbé. Allons.

Le père et la mère lancèrent sur la route un duo glapissant:

—Merci bien, mon bon seigneur, merci, à une autre fois!

Le prince ôta son toquet:

—Je vous salue, Hans Gutenberg.

Puis, il se mit en route, pendant que le couple, penché sur la voiture, en tirait le manteau et le soupesait, caressait la fourrure, fouillait les manches et y découvrait un foulard en soie d'Orient, oublié.

—Faut le rendre, dit l'homme.

—T'es pas fou? dit la femme: il en a d'autres à la maison, ce gars-là.

Pendant ce temps, Dieudonat marchait tête baissée.

—C'est triste, l'abbé.

—Trottez, répliqua dom Ambrosius, réchauffez-vous.

—Je pense...

—Vous réfléchirez à la maison. Je ne vous blâme pas d'imiter saint Martin, mais encore siérait-il de ne pas vous enrhumer. Trottez!

Afin de concilier l'obéissance avec son désir personnel, l'adolescent se mit à trotter sur place, à côté de son gouverneur, et, tout en sautillant, il suivait son idée:

—L'abbé, pourquoi n'a-t-il donné que la moitié de son manteau, saint Martin?

—Pour garder l'autre moitié, mon ami, et, ce faisant, il obéissait strictement au Seigneur qui nous recommande d'aimer le prochain autant que nous-mêmes, et pas davantage: en sorte que ces deux parts égales se présentent à nous comme un symbole d'égalité dans la fraternité.

—On peut supposer aussi que ce manteau n'avait point de manches, car ses deux moitiés eussent été incommodes.

—C'était une cape. Courez maintenant.

—Et puis, cette égalité fraternelle (je cours, l'abbé, vous voyez bien) ne me semble guère de mise chez les hommes.

—Courez, vous dis-je, et pour que cette rencontre d'une famille déchue vous soit de quelque profit, vous rédigerez votre prochain devoir de style sur l'hérédité des familles et l'inégalité des conditions sociales. Un point, c'est tout.

Le maître avait l'habitude de clore par cette formule finale les dictées et les discussions. L'élève prit le pas gymnastique, et sitôt qu'il fut dans sa chambre, il se mit au travail avec un zèle dont les résultats furent, en tout point, déplorables.

Partant de ce principe que, pour venir au monde, il avait eu besoin d'un père et d'une mère, qui jadis avaient eu le même besoin, il déroula sa généalogie, et découvrit avec stupeur que vingt générations seulement nécessitaient plus de deux millions d'ancêtres. Poussant son calcul jusqu'au premier siècle de l'ère chrétienne, il vint à constater que, depuis cette époque peu reculée, il avait collectionné personnellement dix-huit quatrillons, quatorze trillions, cinq cent quatre-vingt-trois billions, trois cent trente-trois millions, trois cent trente-trois mille trois cent trente-trois pères et juste autant de mères.

—Oh là! Je savais bien que notre famille possède un nombre respectable d'aïeux, et que ce nombre fait notre noblesse, mais je ne me croyais pas si noble: car voilà que je détiens à moi seul plus d'ascendants que la terre n'eut d'hommes depuis que le monde est monde. Cela est fort curieux... Sans compter que l'abbé en utilisa tout autant pour sa part, et que le petit Hans n'en a pas moins, et que chacun de nos valets, sans excepter les aides de cuisine, peut revendiquer un chiffre égal.

Il vérifia ses calculs, qu'il trouva justes.

—Il n'y a point d'erreur: concluons. Puisque le total d'une seule famille est supérieur au total de l'humanité, c'est donc que les mêmes individus ont servi plusieurs fois? Non seulement, ils doivent figurer au même moment sur différentes branches du même arbre généalogique, mais encore ils s'y représentent avec une fréquence indubitable; les croisements et recroisements consanguins ont dû s'effectuer dans des proportions stupéfiantes, et chaque alliance ou mésalliance a suffi pour introduire, dans les familles les plus fermées, un nombre incalculable de parentés...

Encore ignorait-il l'existence des amours illicites, et il ne tablait que sur le mariage, sans hypothèse aucune des intrusions que peuvent occasionner le hasard, l'herbe tendre, les voyages, et toutes circonstances généralement quelconques, prévues et interdites par le neuvième commandement de Dieu.

—Nous sommes tous cousins, cela est évident, et même il est de nécessité mathématique que nous ayons été cousins un nombre indéfini de fois. Notre palefrenier descend de Charlemagne, en droite ligne, tout comme le roulottier descend de Gutenberg: branche déchue... Et moi aussi, je suis capétien! Un point, c'est tout.

Il ferma son cahier.

—Sans aucun doute, cette vérité est peu connue, si j'en juge par les rapports rêches et rogues que les hommes semblent avoir entre eux: ce serait leur rendre un précieux service, que de les avertir de l'erreur où ils tombent lorsqu'ils se croient de castes différentes; s'ils savaient mieux leur parenté, ils en useraient plus doucement les uns avec les autres, et simplifieraient bien des choses.

Si peu qu'il eût appris du monde et de la vie sociale, il en devinait bien davantage, et sa précoce intelligence, enchaînant les effets aux causes, voyait clairement que la morgue engendre des abus qui causeront des misères, par lesquelles seront enfantées des rancunes. Sa petite tête se mit à travailler sur ce thème, durant une bonne heure, au bout de laquelle il souhaita de pouvoir quelque peu divulguer aux puissants et aux humbles l'utile vérité que son arithmétique venait de mettre au monde.

Un souhait? Le Diable n'attendait que cela.

Dieudonat: Roman

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