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FACHEUSES CONSÉQUENCES D'UNE BONNE ACTION

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Table des matières

Vers ce temps-là, le duc Hardouin tomba gravement malade; les médecins déclarèrent sa vie en danger, peut-être pour avoir l'honneur de la lui rendre, et le pays s'affola; l'idée de voir le sceptre aux mains du terrible Ludovic épouvantait la population, et les égoïsmes en péril se rappelèrent l'héritier légitime enfermé dans un cloître. Tant qu'il s'était agi de lui seul, ils avaient pris son mal en patience; mais à présent il s'agissait d'eux-mêmes, et la captivité d'un innocent parut intolérable; elle le devenait d'autant plus que le fauteur d'une telle injustice allait mourir; des députations partirent pour la Fortunade, d'où elles devaient ramener Dieudonat.

Leur voyage fut inutile. Le Prieur se remémorait trop bien l'exemple de dom Ambrosius, pendu aux créneaux du manoir: il veillait sur son prisonnier, le gardant de toute communication avec le siècle, et chaque soir il l'enfermait dans sa cellule, à double tour de clef. Il accueillit les députés avec tendresse, les caressa, fit l'éloge de leur zèle et celui du prince qu'il gardait, qu'il aimait comme un fils. Pourtant, que faire? Il avait des ordres formels et déplorait son impuissance; il offrit, avec ses regrets, une collation et de menus souvenirs, des médailles et des médaillons, des affiques d'étain et des ampoules qui préservent des maladies: puis il renvoya en douceur les bonnes gens qui saluaient. Après quoi, il se frotta les mains, bien convaincu d'avoir éludé un cas difficile.

Mais les habiletés humaines n'empêchent plus un mal d'advenir, quand la logique des événements l'a rendu nécessaire. Ne serait-ce point à cause de cela que certains hommes, un peu plus faits que d'autres à l'image de Dieu, sont admis au triste privilège de prévoir les choses encore lointaines et de les prophétiser? Ne serait-ce pas aussi pour cette même raison que les Orientaux, bien décidés à accepter la logique plutôt qu'à l'étudier, se résignent à tout et disent: «C'était écrit!»

Rien n'empêcha donc l'héritier présomptif d'apprendre les nouvelles qu'on s'appliquait à lui cacher, et il les apprit de la façon la plus simple: d'abord, il entendit les cloches du couvent qui s'ébranlaient à une heure insolite; puis, dans le frisson des brises qui balançaient les fleurs et les arbrisseaux du jardin, il perçut la petite voix de cloches très lointaines, et il put en conclure que tout le pays sonnait vers Dieu; puis les moines entonnèrent les psaumes des agonisants, pour un illustre personnage qu'on ne leur nommait point; par les manants qui apportaient la dîme et par les frères quêteurs qui rentraient au monastère avec leurs besaces et les histoires du monde, Onésime fut renseigné, et charitablement il renseigna son camarade.

—Le mourant pour lequel on prie, c'est ton père! Tu vas être Duc: le pays te réclame!

A ces mots, Dieudonat joignit les mains, tout ému de tendresse filiale, et un cri monta de son cœur à ses lèvres:

—Que mon père soit sauvé, ô Dieu! Rendez la santé à mon père!

Le miracle se fit et le Duc fut guéri.

Comme il convenait, les premières actions du convalescent furent des actions de grâces, et les secondes, des actes de colère. Qu'on eût, avant sa mort, disposé de son trône et cassé ses décisions, cette criminelle audace méritait bien quelques potences. Il y réfléchissait quand les ambassadeurs revinrent de la Fortunade, et fort mal à propos se présentèrent aux portes du château, bannières déployées, pour demander le rappel du prince disgracié. Hardouin les reçut avec un visage impétueux et les invita violemment à se mêler de leurs affaires: en ce temps-là, le bonheur et le malheur des peuples n'étaient point de leur compétence; tout le monde le savait, citadins ou vilains, et personne ne contestait un axiome si véridique. Cette fois, cependant, les sujets protestèrent contre les décisions du maître: ce Dieudonat, qu'on leur enlevait cruellement, c'était leur œuvre, prétendaient-ils, puisque Dieu l'avait fait à leur prière! En résistant aux volontés du souverain, ils avaient conscience d'obéir aux volontés célestes, qui rendent les hommes si forts contre leurs adversaires, et si fermes dans leurs idées. Ils se mutinèrent donc, et pour mieux témoigner de leur mécontentement, ils accrochèrent à des arbres les collecteurs de l'impôt. A vrai dire, ces modestes fonctionnaires n'étaient pour rien dans le litige, mais leur mission ici-bas consiste tout spécialement à n'être aimés de personne, en temps de paix, et à être pendus tout de suite, en temps de troubles: c'est pourquoi les monarques considèrent à juste titre que ces sortes d'exécutions sont une insulte à leur propre personne bien plus qu'un préjudice à celle de leurs commis. Hardouin-le-Juste se fâcha de plus en plus fort, et mit son point d'honneur à venger son prestige; cette vengeance comporta des pendaisons nouvelles, et les choses allèrent de mal en pis.

Elles allaient d'autant plus mal que le Bâtard s'appliquait méchamment à entretenir le courroux dans l'âme de son père: il lui montait la tête, comme on a coutume de dire chez les petits bourgeois, bien que ce résultat soit plus particulièrement aisé à obtenir chez les puissants de la terre qui déjà, par habitude, portent la tête haute.

Depuis les derniers événements, Ludovic était exécré plus qu'autrefois, car on devinait le rôle de son influence. Mais l'inimitié des braves gens lui valait la sympathie des braves: écorcheurs et routiers réclamaient ce capitaine aventureux, avec qui on battrait campagne; des vivats lancés en son honneur sortaient, la nuit, des cabarets; sa gloire s'écrivait sur les murs, au charbon ou à la pointe du poignard. L'ambition créait un parti, la peur en constituait un autre, les groupes se formaient, et les subdivisions dans les groupes, avec des controverses, des querelles, pour cela, pour ceci. Les uns voulaient asseoir Dieudonat sur le trône, sans délai; les autres préféraient attendre que le Duc fût retombé malade et enterré; d'autres ne voulaient rien du tout, mais péroraient quand même. On discutait, on disputait, la discorde se mit partout, le potentat ne décolérait plus, et l'existence cessa d'être tenable dans ce pays naguère si heureux.

Ludovic jugea le moment opportun pour supprimer définitivement son frère.

—Toujours il en ira de la sorte, dit-il, tant que les mauvaises têtes auront un chef tout-puissant.

Le monarque gronda:

—Tout-puissant? Nul autre que moi n'a de puissance, ici!

—Je ne voudrais pas inquiéter Votre Seigneurie, mais il est prudent de concevoir les plus sérieuses appréhensions, maintenant que votre second fils connaît le pouvoir surnaturel dont il dispose, pour votre malheur.

—Il le connaît! Qui ose dire qu'il le connaît?

—Moi, et je ne le répète que par grand amour de mon père, et je ne l'affirme qu'avec certitude; mes renseignements sont précis.

—Les moines ont juré sur leur tête de ne révéler rien!

—Ils ont pu oublier leur serment, au bout de huit années, et peut-être ont-ils trop compté sur votre mort qu'on annonçait; la vérité est que l'ambitieux félon use quotidiennement de sa magie pour guérir des marmiteux et laver des marmites; il en peut user aussi bien contre votre sceptre ou vos jours: vous êtes à sa merci. Quelque chagrin que je puisse éprouver si je trouble votre repos, je remplis un devoir en vous avertissant.

Le Duc, furieux, s'écria:

—On oublie donc que je m'appelle le Juste et que je fais justice? Je les avais prévenus, ces moines! Tant pis pour eux, s'ils ont voulu leur sort!

Le soir même, une troupe partit, avec ordre d'occuper le couvent, de le raser et de tuer tout.

Quand les gens d'armes arrivèrent, au milieu de la nuit, Dieudonat, enfermé dans sa cellule, dormait le vigoureux sommeil de ses vingt ans; tout d'abord, il n'entendit rien du tumulte; les routiers, pour être bien sûrs que le Prince ne leur échapperait sous aucun déguisement, égorgeaient tout le monde; cette besogne durait depuis une demi-heure, lorsque Onésime, qui vivait encore et qui continuait à avoir les meilleures intentions, se chargea d'indiquer aux tueurs la retraite de celui qu'ils cherchaient.

Il accourut contre la porte close et, en la cognant, il criait à son ami:

—Sauve-toi, Dieudonat! On nous tue!

Les assassins arrivaient derrière lui.

—Tue! Tue! Le Prince est là!

Ils abattirent le pauvre Zime à coups de hache sur le crâne et brisèrent la porte avec les mêmes outils; du sang et des cheveux courts entrèrent par les fentes; le prince fut éclaboussé au visage. Hésiterait-il, en de telles circonstances, à user de son pouvoir magique? Il ordonna:

—Que ce massacre cesse! Amen!

Instantanément, le massacre cessa. Mais la porte croulait; les hommes se ruèrent dans la cellule, à la lueur des torches, et reconnurent leur proie.

—C'est lui! Tue! Tue!

Alors, un fait étrange se produisit: ces brigands pouvaient bien crier encore, mais ils ne pouvaient plus tuer; tout en hurlant avec fureur, ils se rangeaient tranquillement, en demi-cercle, derrière le Prince; sans qu'une seule main se levât sur lui, ils le poignardaient de regards farouches, et leurs armes pendaient au bout de leurs bras immobiles.

Dieudonat, sans se soucier d'eux, s'était jeté sur le cadavre d'Onésime et il l'embrassait en pleurant; il entendit les guerriers qui ricanaient derrière lui, et la colère qu'un autre eût ressentie fut dans son âme une immense pitié pour la victime et les bourreaux. Il se tourna doucement vers les égorgeurs et demanda:

—Pourquoi avez-vous tué cet enfant qui n'a jamais fait aucun mal?

—Ordre du Duc et de Ludovic: nous tuons tout!

—Pourquoi le Duc mon père a-t-il donné cet ordre?

—Pour te supprimer, toi, et ceux qui conspirent avec toi!

—Alors, pourquoi ne me frappez-vous point?

Les soldats s'entre-regardaient d'un air stupide, et chacun d'eux attendait qu'un autre expliquât la raison qui empêchait leurs actes d'être d'accord avec leur volonté; faute de mieux, ils recoururent à une sorte de rire qui expliquait au moins leur embarras.

—Avez-vous donc cessé de me haïr, depuis que vous m'avez trouvé?

—Nous te haïssons! Nous sommes les amis de Ludovic!

—Et vous voulez ma mort?

—Oui, oui! A mort, le Présomptif! A mort!

Ils s'agitaient en braillant, avec des visages féroces, et leurs haches ensanglantées continuaient à frémir inutilement dans leurs poings.

Le moine leva les yeux au ciel:

—O Dieu, mon Dieu, de quel triste pouvoir avez-vous muni le faiseur de miracles, auquel on n'obéit que malgré soi, qui peut tout sur les gestes, et rien sur les pensées? Je commande à la matière et les âmes m'échappent! Mais votre leçon n'est que trop intelligible, Seigneur, et je ne l'oublierai pas, car je viens d'apprendre que les hommes, si brutes ou ineptes soient-ils, tiennent à leurs idées plus qu'à nulle autre chose, et qu'ils consentiront à tout, hormis à renoncer la forme de sottise ou de méchanceté qu'ils ont au for intérieur, et qu'ils veulent inviolable, parce qu'elle est leur âme même, c'est-à-dire leur raison d'être.

Les mercenaires comprirent vaguement que cette harangue tendait à les traiter de sots et de méchants, voire de brutes; ils s'en offusquèrent; ils désiraient beaucoup décapiter l'orateur, au risque de faire en ce bas monde et d'envoyer dans l'autre un martyr de plus. Mais leurs muscles persistaient à leur refuser la satisfaction de cette fantaisie. Pour se consoler, ils vociféraient:

—Vive Ludovic! Ludovic sur le trône! Au gibet, Dieudonat, et ceux qui conspirent avec lui!

Le Prince passa devant eux. Pour sortir de sa cellule, il dut enjamber le corps de celui qui, durant des mois, avait été le compagnon de ses travaux et de sa quiétude; il vit sur les dalles l'innocente cervelle qui n'avait pensé à rien, jamais, et que pourtant on avait ouverte; il sentit son cœur se soulever, fit un signe de croix, et se tournant vers les hommes d'armes, il sentencia:

—Vous ne tuerez plus jamais; je le souhaite. Ainsi soit-il.

Puis, dans l'ombre du corridor, il s'en alla, sans considérer qu'il venait de priver ces braves gens de leur unique gagne-pain; on ne saurait penser à tout, alors même qu'on est supérieurement doué.

Les brigands s'en rendirent mieux compte, malgré leur courte intelligence. Par compensation du tort qu'on leur faisait, ils se mirent à piller le couvent, puisqu'on ne leur avait interdit que le meurtre; ils découvrirent le Prieur, auquel ils arrachèrent par tortures le secret des trésors cachés, tout en ayant grand soin de ne pas le faire périr sur le chevalet. Ce jeu de patience, d'ailleurs, parut les amuser considérablement. Le digne abbé avait beau supplier:

—Tuez-moi, par charité! Achevez-moi!

—C'est défendu.

Lorsqu'ils le virent dûment estropié pour le reste de ses jours et de ses nuits, ils le transportèrent avec précaution, mais sans douceur, dans le jardin du cloître: après quoi, ils mirent le feu au couvent, ce qui ne leur était interdit par personne, et ils se retirèrent chargés de butin, or et orfrois, orfèvreries, vases sacrés et tissus précieux, toutes choses qu'on avait coutume d'emporter, en ces âges de piété profonde, après chaque descente militaire dans une maison religieuse.

Pendant ce temps, l'héritier s'éloignait à travers la campagne.

—Avant toutes choses, il faut délivrer le couvent de ma dangereuse présence.

Ne connaissant point le pays, il marchait au hasard, en suivant un sentier pierreux qui montait à travers un grand bois.

Après qu'il eut cheminé sous la voûte des arbres pendant plus de deux heures, il atteignit le plateau qui dominait la montagne; sur cette hauteur, les branches étaient moins touffues et le voyageur put apercevoir au-dessus de sa tête le ciel teinté de rose; il pensa que le soleil allait se lever et c'est pourquoi, avant de redescendre l'autre versant de la montagne, il souhaita regarder encore les lieux qu'il avait habités, pour les saluer d'un adieu. Il escalada la roche et se retourna vers la plaine. Horreur! En place de l'aube qu'il croyait voir à l'horizon, un immense foyer flambait, jaune et rouge, par-delà le dôme bleu de la forêt.

—Le couvent brûle! Ils ont mis le feu au couvent! Flammes, éteignez-vous! Je le veux, je l'ordonne!

Les flammes s'apaisèrent à son ordre, et lui s'affala sur la roche; il sanglotait dans ses mains, redressant la tête par minutes pour voir diminuer le feu.

—Hélas! l'église inachevée dont j'admirais la brave ascension, qu'en reste-t-il? Et de la bibliothèque où s'entassait toute la pensée des siècles, et de la cellule où la misère de notre esprit s'est révélée à moi, et des cuisines où j'ai appris à connaître le bienfait d'un travail manuel, que reste-t-il?

Des flammèches et des étincelles s'élançaient toujours du brasier, et tourbillonnaient en nuées; sur le ciel qui commençait à pâlir du côté de l'Orient, des torsades de fumée opaque s'enroulaient dans la brise et fuyaient avec elle.

—En lumières, les livres s'envolent! En ténèbres, les livres planent! Les feuillets noircis sont oiseaux! Les grandes idées sont nuages! C'est de l'effort accumulé que le vent charrie sur ma tête et qui va retomber en poussière, disséminée aux quatre coins du monde! C'est de la pensée en cendres, bonne désormais à salir un brin d'herbe! O néant, néant de l'effort!

Dans la nuit finissante, le moine eut froid et grelotta. Enfin, le soleil parut; les flammes qui achevaient de mourir, clartés de tout à l'heure, devinrent obscures sous le resplendissement des rayons qui doraient la campagne.

—Oui, oui, c'est dit! La pensée de l'homme n'est une lueur que pour la nuit; mais quand le plein jour tombe sur elle, elle n'est plus qu'un brouillard terne.

Il se leva.

—Cette leçon-là aussi, je la comprends, mon Dieu, et je sais où aller.

Une âme exaltée l'inspirait. Tout debout sur la cime, dans sa robe de bure, il étendit les bras et sa silhouette aux larges manches se découpa au milieu du ciel matinal, comme celle d'un aigle qui va prendre son vol.

D'un dernier regard, il embrassa le pays qu'il allait quitter pour toujours; le couvent n'était plus qu'un monceau de charbons d'où s'échappaient des bouffées rousses.

—Adieu, maison! Tu fus une demeure paisible: voilà ce que les hommes font de la paix d'autrui...

Il battait l'air de ses deux mains ouvertes et humait l'odeur des charbons.

—La paix d'autrui, voilà ce que j'en fais moi-même! J'apporte le désastre chez ceux qui me recueillent, et pour cela, mon Dieu, il suffit que je diffère de vos autres enfants par ma naissance et par vos dons. Le malheur s'attache à celui qui ne ressemble pas à tous; il est nuisible à son insu! Des ruines se sont faites en moi, pendant que j'étudiais dans les livres, et des ruines autour de moi, pendant que j'épluchais les carottes. L'être d'exception ne peut vivre qu'en solitude! Conduisez-moi dans le désert, mon Dieu, et permettez que je n'analyse plus rien, puisque l'analyse m'égare. Pour que je vive en paix, faites que je redevienne simple, et pour que je cesse de nuire, faites que je demeure seul!

Ses bras retombèrent, sa tête s'inclina vers sa poitrine, et celui qui, tout à l'heure, semblait prendre son essor, comme un aigle, s'abattit sur les genoux, comme un homme.

Dieudonat: Roman

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