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Lorsque Eusèbe eut atteint sa vingt-unième année, son père, M. Martin, qui était un homme de bon sens, lui dit:

—Eusèbe, vous n'êtes plus un enfant, il est temps de vous instruire. Vous n'aviez que huit ans lorsque vous perdîtes votre mère, ma femme bien-aimée. Ce fut un grand malheur, car son cœur aurait été pour vous un trésor d'affection. Cependant s'il était permis de croire aux compensations dans les destinées humaines, je penserais que cette perte, bien douloureuse sans doute, fut compensée. Votre mère vous eût tant gâté si elle eût vécu, qu'à l'heure où nous parlons, vous ne seriez même pas un homme.

J'ai été pour vous un père plein de sollicitude, souvenez-vous: depuis le jour où votre mère est morte, je vous ai laissé libre comme l'oiseau qui chante en ce moment sur le tilleul de la grande porte. L'été je vous ai donné des vêtements frais, l'hiver des vêtements chauds. Ma table a toujours été abondamment fournie: comme je ne vous ai jamais dit que vous mangiez trop, l'idée de trop manger ne vous est point venue. Je vous ai habitué à courir les champs et à travailler avec les paysans, ce qui vous a rendu fort et vigoureux.

En bonne morale, je ne vous devais pas autre chose. Néanmoins, je vous ai appris à lire et à écrire. Je ne puis vous dire à quel point je vous suis reconnaissant de n'avoir pas eu la tête dure; au lieu de m'occuper six mois, vous m'eussiez ennuyé deux ans, peut-être plus.

Quel est l'usage que vous avez fait du peu de savoir que je vous ai donné? Je ne m'en préoccupe pas. J'ai laissé ma bibliothèque entière à votre disposition parce que je sais que s'il n'est pas de bons livres, il n'en est point de mauvais. Les ouvrages que vous avez parcourus ont-ils formé ou déformé votre jugement? Je m'en inquiète peu, parce que nul ne pouvant savoir où se trouve le faux et où se cache le vrai, mes réflexions seraient probablement à l'envers de la raison.

—Généralement les livres m'ennuient, interrompit Eusèbe; jusqu'à présent je n'ai lu que les aventures d'un homme de mer nommé Robinson Crusoé et celles de Télémaque, fils d'Ulysse.

—Tant mieux, reprit M. Martin; peut-être aussi tant pis. J'aime mieux que vous vous soyez enthousiasmé pour Robinson que pour Paul et Virginie ou Faublas. Mais il peut bien se faire que je raisonne mal, parce qu'après tout Paul et Virginie, c'est la tendresse; Faublas, c'est l'amour; Robinson, n'est que l'égoïsme. Mais rien ne prouve que l'égoïsme, qui est un défaut, ne vaille pas plus à lui seul que la tendresse et l'amour, qui sont peut-être des qualités.

Maintenant, mon cher fils, recueillez-vous et m'écoutez: je vous ai donné le jour, il ne faut ni m'en savoir gré ni m'en vouloir: je n'ai fait qu'accomplir la loi naturelle. J'ai pourvu à vos besoins, la société m'en faisait un devoir. Je viens de compter une somme d'argent à un homme qui fait la traite des blancs, afin que vous soyez exempté du service militaire, ce qui ne doit pas vous empêcher de vous faire soldat plus tard si vous le jugez convenable. Aujourd'hui j'ai pris chez mon notaire le bien de votre mère; le voici; vous allez l'emporter. Voyez, il y a dans cette ceinture quarante-huit morceaux de papier de la Banque de France et cent pièces d'or. Chacun de ces morceaux de papier vaut cinquante pièces d'or; chaque pièce d'or vaut vingt de ces pièces blanches que je vous donne le dimanche quand vous allez jouer avec les polissons du village sur la place de l'église. En tout vous possédez cinquante mille francs, c'est-à-dire plus de pièces de vingt sous que nous ne récoltons de pommes en dix ans. Vous allez être riche pour les uns, pauvre pour les autres. Ne vous occupez ni de ceux qui sont au-dessus de vous ni de ceux qui sont au-dessous. Avec le revenu de cet argent vous avez de quoi vivre jusqu'au jour, où, après avoir étudié et appris la vie, vous vous déciderez à choisir une position. Si toutefois vous voulez vous éviter les soins d'un placement, il vous suffira de ne dépenser que dix francs par jour. De cette façon votre patrimoine durera cinq mille jours, c'est-à-dire quelque chose comme quatorze ans. Il y a gros à parier qu'au bout de ce laps de temps, je serai mort, et vous deviendrez naturellement possesseur de notre domaine de la Capelette, qui rapporte trois mille livres bon an mal an.

Je vous envoie à Paris, la ville civilisée par excellence. Jamais vous n'aurez théâtre plus beau pour étudier le monde. Profitez-en. Allez, Eusèbe, ne prenez pas le bien d'autrui: vous n'auriez pas d'excuse, puisque vous possédez. Ne déguisez jamais la vérité: le jeu n'en vaut pas la chandelle. Ne frappez point le faible, mais ne le défendez pas: vous vous feriez deux adversaires. Efforcez-vous de n'avoir point d'ennemis ni d'amis, ce qui est la même chose; et maintenant adieu, mon enfant, voici la diligence.

Le jeune homme sauta au cou de son père et l'embrassa avec effusion. M. Martin fut touché de cette étreinte qu'il n'attendait pas de son fils. D'une voix émue il lui dit:

—Sois heureux, cher enfant, sois heureux.

Le jeune homme partit. Son père, s'étant mis à la fenêtre un instant après, le regardait s'avancer sur la route.

—Eusèbe! lui cria-t-il, venez ici, je vous prie, et répondez:

Qui vous a donné l'idée de m'embrasser, et qui vous a enseigné cette démonstration affectueuse?

—Père, répondit le jeune homme, il y a dix ans M. le curé Jaucourt, qui est mort l'an dernier, m'ayant vu partager mon pain avec l'idiot du Moustier, m'embrassa comme je viens de vous embrasser quand vous avez partagé votre bien avec moi.

La diligence passait; d'un bond le jeune homme fut s'asseoir à côté du postillon.

M. Martin ferma sa fenêtre et dit, en essuyant avec son mouchoir à carreaux bleus et rouges une larme prête à tomber:

—Diables de prêtres! il faut toujours qu'ils mettent leur nez dans les familles!

La bêtise humaine (Eusèbe Martin)

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