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IV

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Paris est le rêve de tous les provinciaux. Riches ou pauvres veulent y venir, au moins une fois: les premiers pour y jouir de la vie; les seconds pour essayer de s'enrichir. Nul ne peut se figurer les désillusions de l'arrivant, parce que chacun s'imagine Paris à sa manière. Pour quelques-uns la capitale est une grappe de palais; pour d'autres, les maisons sont bâties d'or et de rubis.

Paris ne répond jamais à l'idée qu'on s'était faite de lui; pour l'aimer et l'admirer il faut le connaître. Les Méridionaux surtout font piteuse mine en abordant la capitale. Leur imagination, plus vive que celle des gens du Nord,—oui, plus vive!—a paré de mille façons la métropole. Comme pour les punir de ces châteaux en pensée, le hasard les a de tout temps fait entrer par l'endroit le plus laid de la ville. Avant l'établissement du chemin de fer, les gens du Midi arrivaient par la barrière d'Enfer; pour eux Paris avait l'air d'un bouge; maintenant il n'a l'air de rien.

Eusèbe, son inévitable valise sous le bras, sortit de la gare marchant droit devant lui.

Il vit la Seine qu'il trouva étroite; puis un pont qui lui sembla mesquin. Tout à coup son regard se dérida, il venait d'apercevoir le jardin du Muséum.

—A la bonne heure, dit-il, voilà une belle et vaste propriété; le maître l'a fait cultiver d'une admirable façon. Il est fort malheureux qu'il ait eu l'idée de placer un factionnaire à la porte pour empêcher d'entrer; c'est ridicule. Il est vrai qu'il y a, dit-on, beaucoup de voleurs dans cette immense ville.

Eusèbe Martin, s'approchant du dragon qui gardait le jardin sous la forme débonnaire d'un fantassin, lui dit:

—Comment s'appelle, je vous prie, ce magnifique clos?

—Clos! répéta le soldat; connais pas.

—Je vous demande le nom de cet enclos?

—Enclos! inconnu au régiment.

—Pardon, reprit Eusèbe avec douceur; je vous demande, mon ami, le nom de ce jardin que vous gardez si bien?

—Ah! ah! répondit le fils de Mars, fallait vous expliquer tégoriquement, jène home; ça s'appelle le Jardin des Plantes.

—Merci, dit Eusèbe; mais en s'en allant il fit cette réflexion, qui lui parut sensée:

—Jardin des Plantes, ceci n'est pas un nom. Tous les jardins possèdent des plantes; les plantes naissent dans les jardins; et un jardin qui n'aurait pas de plantes ne serait pas un jardin. Évidemment ce soldat m'a trompé.

Avisant un vieillard à barbe blanche qui, assis sur un banc, paraissait avoir affermé le soleil à l'heure, le jeune homme se découvrit respectueusement et lui dit:

—Je suis étranger, monsieur, excusez ma demande, je désirerais connaître le nom du superbe parc que voici.

—Monsieur, répondit le vieux bonhomme avec aménité, je suis enchanté de pouvoir vous renseigner; l'établissement que vous voyez derrière cette grille est le jardin du roi.

—Vous voulez dire de l'empereur?

—Je veux dire ce que je dis, et croyez-moi, monsieur, il sied mal à un enfant de votre âge de vouloir mystifier un vieillard. Si c'est pour cela que vous vous êtes arrêté, vous eussiez mieux fait de passer tranquillement votre chemin.

Eusèbe Martin ne sachant que répondre, continua sa route en pensant qu'il n'était vraiment pas heureux; depuis qu'il était parti de la Capelette il tombait de Charybde en Scylla. L'employé l'avait morigéné, les deux voyageurs avaient voulu le berner, le cocher l'avait insulté, le soldat s'était moqué de lui, le vieillard l'avait rudoyé, et il disait avec raison qu'il aurait bien de la peine à apprendre la vie et que le peuple de Paris n'était pas aussi civilisé qu'on le voulait bien dire.

Comme il en était là de ses raisonnements, il entendit des cris stridents poussés par une femme; la foule s'assemblait près d'elle, il fit comme la foule.

—Qu'a cette femme? demanda-t-il à son voisin.

—Son mari, répondit le spectateur, était un Auvergnat, marchand de bric à brac, qui loua cette boutique il y a six mois; les affaires n'ont pas été bonnes pour lui. Sa femme est une mégère, son propriétaire un juif âpre au gain qui le voulait faire expulser; le pauvre homme n'a pu supporter tant de misères, il vient de se pendre. De ma place vous pourriez le voir se balancer au bout de sa corde; on a été prévenir le commissaire.

Eusèbe étendit les bras, bouscula les curieux, et d'un bond pénétra dans la boutique, son couteau à la main.

—Arrêtez, s'écrièrent les spectateurs.—Arrêtez, jeune homme; vous allez vous faire une mauvaise affaire.—Attendez la justice.—Ne touchez pas au pendu, c'est la loi; vous allez vous faire une mauvaise affaire.

Sans écouter toutes ces remontrances, le jeune homme avait coupé la corde et assis le pauvre suicidé sur une chaise; d'un revers de main il avait repoussé la foule qui interceptait l'air, et à genoux devant l'Auvergnat, il attendait avec anxiété que la vie vînt à reparaître.

Tout à coup une rumeur se fit dans le groupe.

—Voilà le commissaire!—c'est M. Bézieux; place au commissaire.

Le magistrat s'avançait avec calme, son visage était bienveillant, son regard perçant et doux se promenait sur la foule. Le représentant de la loi arrivait lentement, mais sans ennui, constater le sinistre qui venait de lui être dénoncé.

—Où est le suicidé? demanda le magistrat.

Le foule se tut un instant, paraissant hésiter entre le silence et la délation. Cependant les mauvais instincts prenant le dessus, trois ou quatre personnes s'écrièrent, en montrant Eusèbe:

—C'est ce jeune homme qui a coupé la corde; on n'a pas pu le retenir.

—Il a bien fait, très-bien fait, dit le magistrat. Quoique plus jeune que vous tous, il a donné une grande preuve de bon sens. Sachez que c'est un absurde préjugé que celui qui fait croire qu'il y a danger de porter secours à un suicidé ou à un homme assassiné avant l'arrivée de la justice. Les magistrats viennent constater le fait et voilà tout. Le devoir des citoyens est d'empêcher par tous les moyens possibles la mort d'un de leurs semblables. La tradition stupide qui fait supposer au vulgaire qu'on ne doit point secourir un homme en danger, n'est cependant pas sans fondement. Il est malheureusement arrivé au moyen âge, et même avant et après, que quelques individus s'étant approché pour assister des gens assassinés, furent pris eux-mêmes pour les meurtriers et exécutés comme tels; mais aujourd'hui, au temps de lumières où nous sommes, avec les immenses moyens d'action que lui fournit l'administration, la justice ne peut pas se tromper: elle ne se trompe plus.

—Je ne m'y fierais pas, marmota un chiffonnier qui avait assisté avec le plus grand calme au drame dont la boutique avait été le théâtre; je ne m'y fierais pas, certainement. Je ne dis pas que la justice se trompe, mais je ne m'y fierais pas: on voit tant de choses extraordinaires!

—Monsieur, dit le commissaire à Eusèbe, qui anxieux suivait attentivement les mouvements convulsifs de l'Auvergnat; je vous fais mon sincère compliment sur votre sang-froid en cette circonstance.

—Il n'y a pas de quoi, répondit le fils de M. Martin assez embarrassé.

—Je vous demande pardon, reprit le commissaire, qui se méprenait sur la réponse du jeune homme; un homme, quel qu'il soit, est toujours un homme; en cette qualité, il fait partie de cette grande famille qu'on nomme l'humanité.

—Certainement, monsieur, vous avez bien raison, dit le jeune homme, qui cherchait inutilement à trouver de la profondeur dans la prud'hommerie de l'officier ministériel; puis il ajouta: Cet homme, monsieur, a été poussé dans son abominable action par la pauvreté. Je désirerais lui venir en aide.

—Ce sentiment vous honore.

—Voici, reprit le jeune Limousin, un papier de la banque de France qui vaut cinquante louis, et chaque louis, comme vous devez le savoir, vaut vingt pièces de vingt sous. Veuillez le remettre à cet homme, mais à la condition qu'il ne recommencera que lorsqu'il n'aura plus d'argent. Il est probable que lorsque ce moment arrivera, Dieu, qui m'a placé sur son chemin pour le sauver, pourvoira de nouveau à sa destinée.

Le magistrat regardait attentivement Eusèbe. Sa mise plus que simple, la façon avec laquelle il s'exprimait, sa timidité, ses gestes, et jusqu'à la ceinture qui renfermait son trésor, jetèrent le fonctionnaire dans une perplexité qu'il ne cherchait pas à cacher. Cet honorable magistrat, qui, par les habitudes de sa profession, savait juger les hommes du premier coup d'œil, ne se rendait pas un compte exact de l'être singulier qu'il avait devant lui. Le greffier, qui comprenait ce qui se passait dans le cerveau du commissaire, n'était guère plus avancé que son supérieur. Cependant, comme un murmure bienveillant et quelques paroles laudatives en faveur du jeune homme couraient dans le cercle, le fonctionnaire pensa qu'il serait peu digne de ne pas faire un petit discours. S'adressant tantôt à la foule, tantôt à Eusèbe, il dit:

—Certes, s'il est beau et rare de joindre le sang-froid et la raison à la jeunesse, il n'est pas moins honorable d'y ajouter la philanthropie. Non-seulement vous avez voulu sauver cet homme et vous l'avez sauvé, mais vous voulez, dans une intention que j'appellerai sublime, assurer l'existence qu'il vous doit. De tels actes, monsieur, honorent trop celui qui les commet pour qu'il soit besoin de l'en remercier; il en trouve le payement dans son cœur, et la conscience du bien qu'il a fait est sa récompense. Permettez-moi donc, monsieur, de vous demander votre nom, afin qu'il soit connu de l'administration supérieure, qui sait apprécier tous les dévouements.

—Je me nomme Eusèbe Martin.

—Seriez-vous parent de M. Martin du tribunal de commerce?

—Je ne le crois pas; j'arrive du Limousin. Je ne connais personne à Paris.

—Vous êtes bien jeune?

—Vingt-un ans.

—A la bonne heure; car si vous n'étiez pas majeur, je ne pourrais accepter votre don.

—Je ne sais pas, dit Eusèbe.

Le commissaire regarda son greffier avec étonnement.

—Avez-vous une profession?

—Non. Je suis venu à Paris pour admirer la civilisation et étudier la vie.

—Étudier la vie, dit le greffier, qui avait le mot pour rire; ce n'est pas un médecin.

Le commissaire se perdait en conjectures.

—Que fait votre père? reprit-il.

—Mon père, monsieur, habite la Capelette; par profession, il cherche dans la vie où se trouve le faux et où se trouve le vrai.

—Veuillez me suivre, reprit sèchement le fonctionnaire en faisant signe à la foule de s'écarter.

Eusèbe s'inclina sans répondre, et marcha à côté du commissaire, ce qui lui permit d'entendre le greffier dire à son patron:

—Le pauvre garçon est fou à lier.

A quoi le patron répondit:

—Ce n'est pas difficile à voir.

Eusèbe se sentit rougir, non de crainte, mais de honte; il pensa qu'on le prenait pour un fou parce qu'il était ignorant de toutes choses.

Ce départ inattendu fut interprété de différentes manières par les curieux qui n'avaient pas entendu le dialogue.

—On va peut-être lui donner la croix, dit un naïf commissionnaire.

—La croix! plus souvent que c'est les commissaires qui donnent la croix maintenant! reprit un vaurien en blouse blanche.

—Pourquoi pas?

—Parce que c'est pas en leur pouvoir.

—Il aurait bien assez de pouvoir pour te faire ficher dedans, peut-être, mauvais polisson.

—La belle malice!

—Voyez-vous? dit une femme coiffée d'un mouchoir, voyez-vous? il a commencé par dire qu'il avait bien fait de couper la corde, et, pour changer, il l'emmène tout de même.

—Fallait pas qu'il y aille.

Un quart d'heure après, naturellement, un médecin fendit la foule en criant:

—Où est le malade?

Le malade était dans un coin, à ruminer un moyen pour se faire donner les mille francs par le commissaire à l'insu de sa femme.

La femme avait suivi le commissaire, dans l'espoir de toucher l'argent sans son mari.

La bêtise humaine (Eusèbe Martin)

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