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III

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Le soir du même jour, Eusèbe arrivait au chemin de fer. Il s'approcha du guichet et dit à l'employé:

—Je voudrais aller à Paris.

—Quelle place désirez-vous?

—Celle où l'on est le mieux.

—Cinquante-quatre francs, répondit l'employé.

Eusèbe sortit trois louis et reçut six francs de menue monnaie.

—Voilà, pensa-t-il, un homme fort supérieur; il n'a pas mis une seconde pour compter ce qui me revenait.

—Et maintenant, demanda-t-il, pourriez-vous me dire, monsieur, où je dois prendre la voiture?

—Le train, voulez-vous dire?

—Je ne sais si le véhicule qui doit me transporter se nomme ainsi, répondit Eusèbe avec timidité.

—Véhicule! s'écria l'employé, qu'appelez-vous véhicule, je vous prie? vous moquez-vous? Voici votre wagon; une autre fois tâchez d'être poli, si c'est possible.

—Cet homme, se dit Eusèbe, n'est point un esprit supérieur, c'est plus qu'un sot, c'est un ignorant.

Le voyage d'Eusèbe n'offrit aucun incident. Seul dans une diligence de première classe, il ôta les coussins, les mit à terre, et plaçant sa valise sous sa tête en manière d'oreiller, il s'endormit jusqu'au jour d'un sommeil paisible.

Lorsqu'il s'éveilla, il avait passé Orléans; ses yeux mi-ouverts se portèrent sur la campagne, et un cri d'admiration s'échappa de sa poitrine.

—Oh! les belles terres, les belles campagnes! s'écria-t-il; comme tout cela est admirablement cultivé! quels soins et quel travail! Mon père avait raison; la civilisation n'a pas encore pénétré dans les départements du centre. Il y a quinze heures que j'ai quitté la Capelette, mais quelle différence! Pourquoi le sol est-il si fécond ici, si aride là-bas? c'est pourtant la même terre, mais ce n'est point la même industrie. Ici, point d'immenses solitudes ni de terrains incultes; les champs sont plus peuplés que nos villes, les bras abondent, les instruments aratoires sont perfectionnés. Aussi quelle abondance, quelle richesse! Tout le monde a l'air heureux et content; tout cela est beau et grand!

Au moment où il faisait ces réflexions à haute voix, le train ralentit sa marche. On approchait d'une station; Eusèbe observait attentivement des gens groupés, attendant contre une barrière que le convoi fût passé pour passer à leur tour. Le bruit fait par la soupape de dégagement de la locomotive effraya un cheval attelé à une charrette; la pauvre bête, saisie d'effroi, hennissait et se dressait sur ses pieds de derrière; un homme armé d'un fouet sortit d'un cabaret et se mit à frapper l'animal à tour de bras. Plus il frappait, plus le cheval se cabrait. Enfin, brisant ses traits, la bête furieuse s'élança contre la barrière qu'elle frappa de sa tête, et tomba morte. L'homme vociférait comme un charretier qu'il était.

—Certes, se disait Eusèbe, voilà qui est fort mal; le tort est à l'homme, non à la bête; si l'homme n'eût pas abandonné le cheval, le cheval n'aurait pas eu peur; si le cheval n'avait pas eu peur, l'homme n'aurait pas songé à le frapper; si l'homme ne l'eût pas frappé, le cheval ne serait pas mort. Cet homme est peut-être un sauvage arrivé depuis peu parmi des gens policés. Cependant cela n'est guère probable, puisqu'il parle presque correctement. Mon père aurait-il raison, lorsqu'il dit que les extrêmes se touchent, et que le dernier mot de la civilisation est peut-être le premier de la barbarie?

Eusèbe en était là de ses réflexions, lorsque deux voyageurs entrèrent dans le wagon qu'il occupait. Bien qu'on ne fût qu'aux premiers jours de septembre, les deux nouveaux venus portaient des casquettes et des bottes fourrées, de vastes cabans couvraient leurs vêtements et leurs figures disparaissaient sous d'immenses cache-nez de laine.

—Ma foi, dit l'un d'eux, voici l'hiver qui commence; il fait un petit zéphir qui n'est pas gentil du tout. Si vous voulez, nous allons en griller un pour nous mettre en appétit.

En écoutant ces paroles, Eusèbe fut en proie à une vive curiosité. Les costumes hétéroclites de ses deux compagnons de route lui donnaient à penser qu'il allait avoir à étudier des voyageurs venant des rives les plus lointaines. A en juger par leurs fourrures, la Moscovie devait leur avoir donné le jour. En entendant parler «d'en griller un,» il s'était attendu à un repas extraordinaire, et il s'apprêtait à être tout yeux et tout oreilles pour approfondir les mœurs des étrangers que le hasard jetait sur son chemin.

Au grand désappointement du jeune homme, le voyageur sortit des cigares de sa poche et en alluma un, après en avoir offert à son compagnon, puis à Eusèbe, qui avait refusé.

—Vous ne fumez pas, jeune homme? demanda-t-il.

—Non, monsieur.

—Bah! Quel âge avez-vous donc?

—Vingt-un ans passés.

—Vingt-un ans! et vous ne fumez pas? Mais d'où diable sortez-vous, mon jeune ami?

—Je sors de la Capelette, un domaine, près de Saint-Brice, en Limousin; je vais à Paris pour m'instruire, et je ne saurais être votre ami, puisque je vous vois pour la première fois.

—Ne vous fâchez pas, jeune homme; je n'ai pas dit cela pour vous blesser.

—Je le sais, dit Eusèbe; au contraire, vous m'offriez votre tabac roulé. Je vous suis reconnaissant.

—Ah! vous êtes du pays de M. de Pourceaugnac? demanda le voyageur qui n'avait pas encore parlé.

—Je ne le connais pas, répondit Eusèbe; mon père et moi vivions fort retirés.

—Il est à mettre sous verre! s'écria le fumeur; il faut le faire encadrer. Comment, jeune homme, vous ne connaissez pas le plus gai des héros de Molière?

—Je ne suis jamais sorti de la Capelette, monsieur, et ma condition ne me permet point de connaître des héros. J'ignore même où Molière se trouve situé.

Les deux voyageurs partirent d'un immense éclat de rire.

—Messieurs, dit Eusèbe, lorsque l'hilarité de ses voisins eut cessé, vous vous moquez de moi parce que je suis ignorant, ce n'est point une bonne action, je vous assure. Vous m'avez indiscrètement questionné, j'ai répondu; je pouvais me taire. Remarquez, je vous prie, que vous vous êtes occupés de mes affaires, et que je ne me mêlais pas des vôtres. Je ne vous ai demandé ni d'où vous veniez, ni qui vous étiez; lorsque vous avez ri de moi, j'aurais pu vous jeter par les fenêtres; je ne l'ai pas fait.

—Par les fenêtres! Comme vous y allez, mon cher monsieur.

—Je l'aurais pu certainement, dit Eusèbe avec simplicité.

—Permettez, reprit le second voyageur; nous n'avons pas voulu vous être désagréables. Vous avez la tête trop près du bonnet. J'ai l'habitude de voyager beaucoup; voici dix ans que mon ami et moi nous courons les routes. Chaque fois que nous nous trouvons en compagnie, nous demandons, comme cela se fait, d'où on vient et où l'on va. Ça fait passer le temps, et ça ne fait de mal à personne.

—Ne voyagez-vous que pour cela? demanda Eusèbe.

—Quelle plaisanterie! Nous sommes voyageurs de commerce, nous représentons deux des premières maisons de Paris.

—Quelle que soit ma simplicité, répondit le Limousin, je pense qu'il n'y a pas à Paris de premières maisons, et qu'il ne saurait y en avoir; puisque aussi bien les premières en arrivant du nord, sont les dernières quand on vient du sud.

On arrivait à Paris. En descendant du wagon, Martin le fils entendit l'un de ses voisins dire à l'autre:

—Je crois que ce gaillard-là nous a fait poser.

Sa valise à la main, Eusèbe sortait de la gare, lorsqu'un cocher lui cria:

—Voilà, bourgeois! Où faut-il vous conduire? où allez-vous, mon bourgeois?

—Je ne sais, répondit Eusèbe!

—Ce n'est pas moi qui vous le dirai.

—Je ne vous l'ai pas demandé.

—Eh! dites donc, vous autres! ce monsieur qui ne sait pas où il va; en voilà une bonne!

—De quoi vous mêlez-vous?

—Vas donc, fainéant, tu n'as pas le sou.

Le provincial allait répondre, lorsque le cocher, auquel un voyageur venait de faire signe, s'éloigna rapidement.

—Voici un peuple qui me paraît assez mal entendre les lois de l'hospitalité! pensa le fils de M. Martin; il vous interpelle pour vous insulter; qu'est-ce que cela veut dire?

La bêtise humaine (Eusèbe Martin)

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