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II

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M. Martin n'était point un méchant homme ni un sot; c'était le doute vivant, le doute incarné. Depuis quarante ans, il en avait soixante, tous les événements de sa vie avaient trompé ses prévisions.

Lorsqu'il dut se marier, il eut à choisir entre deux cousines à lui, parfaitement élevées et d'une beauté égale. Il préféra épouser celle vers laquelle il était le moins porté, parce qu'elle était d'une santé plus robuste que sa sœur. Neuf ans après, elle mourut et sa sœur chétive vivait encore.

Martin fut à moitié ruiné par un ami d'enfance pour lequel il eût donné sa vie.

Un jour qu'il était absent, le feu prit à l'une de ses granges et allait se communiquer à sa demeure, si un homme au péril de sa vie n'eût coupé le toit attenant aux autres bâtiments. Cet homme était Emmanuel Rigaud, son seul ennemi.

Fort instruit pour un campagnard et doué d'un certain bon sens, il était considéré dans son pays comme un homme supérieur. En étudiant beaucoup pour affermir une réputation dont il était fier, il ne tarda pas à s'apercevoir qu'il ne savait rien.

Le premier voyage qu'il fit à Paris resta gravé dans ses souvenirs. C'était en septembre 1831: un matin qu'il était allé respirer au jardin des Tuileries, un homme en chapeau gris, à la figure noble et bienveillante, lia conversation avec lui.

—Vous êtes étranger? lui demanda-t-il.

—J'habite le Limousin, répondit Martin.

—Êtes-vous dans l'industrie?

—Non, dans l'agriculture.

—Je ne connais point votre pays, mais j'en ai entendu dire le plus grand bien.

—C'est en effet un beau pays, repartit le campagnard; riche et pittoresque, commerçant et fidèle, il ne lui manque qu'une rivière...

—Mais la Vienne?

—La Vienne n'est pas navigable.

—Ne pourrait-on la canaliser?

—C'est là le rêve de tous les Limousins.

—Monsieur... comment vous nommez-vous?

—Martin.

—Eh bien, monsieur Martin, allez en paix, et dites à vos compatriotes, qu'avant trois ans leur rivière sera navigable.

—Qui êtes-vous, demanda Martin, pour parler avec tant d'autorité?

L'homme au chapeau gris sourit légèrement, et répondit avec simplicité:

—Je suis le roi des Français.

Comme si la foule, qui s'était amassée autour des deux causeurs, n'eût attendu que cette parole, des cris mille fois répétés de «Vive le roi!» se firent entendre. Elle entoura le royal promeneur qui souriait aux uns, donnait sa main aux autres, avec une parole de bienveillance pour tous.

—Voici un grand roi et voici un grand peuple, pensa Martin qui retourna à la Capelette, non sans raconter à tout le département son entrevue des Tuileries et les promesses du roi.

Dix-sept ans s'écoulèrent. Martin perdu d'ennui, vivant seul avec son fils encore enfant, résolut de venir à Paris. A peine arrivé à l'hôtel, il s'empressa de mettre son plus bel habit et il se dit que, bien que le roi n'eût pas tenu sa promesse, il lui devait sa première visite.—Je le verrai dans son jardin, pensait-il; il sera moins embarrassé que si j'allais chez lui.

Aux Tuileries il trouva les portes encombrées; la foule la plus singulière se pressait en criant contre les grilles.—Quel bon peuple et quel amour pour son souverain! pensait le brave homme.

Des bandes de polissons couraient dans les rues en chantant:

Mourir pour la patrie,

C'est le sort le plus beau,

Le plus digne d'envie.

C'est le sort...

—Quelle jeunesse! quelle noble jeunesse! répétait le bon Martin les larmes aux yeux.

Voyant qu'il ne pouvait aborder le jardin du côté de la rue de Rivoli, il gagna la place de la Concorde. Comme il arrivait au quai, une petite porte masquée dans le mur du jardin s'ouvrit devant lui. Un vieillard vêtu d'une blouse bleue, sortait appuyé sur le bras d'un autre vieillard.

—Monsieur Martin, dit-il au Limousin, aidez-moi, je vous prie, à monter dans ce fiacre.

—Qui êtes-vous? je ne vous remets pas très-bien, dit le provincial étonné.

—J'étais il y a une heure le roi des Français, répondit le vieillard.

—Ah! sire, s'écria Martin, dominé par son idée, vous n'avez pas fait canaliser la Vienne!

—C'est vrai, monsieur, j'ai manqué à ma promesse; vous voyez que j'en suis cruellement puni!

Le fiacre s'éloigna. M. Martin resta cloué à sa place, il ne comprenait plus. Des gens qui débouchèrent par la petite porte, le tirèrent de sa rêverie.

—Le brigand a filé, disaient-ils.

—Il sera démoli avant d'être bien loin.

—Tant mieux.

—Pauvre roi! pauvre peuple! murmura le provincial. Et il reprit le chemin de la Capelette, où il vécut dans la solitude. Son esprit devint de plus en plus flottant. N'ayant personne pour discuter, il prit l'habitude de controverser lui-même ses idées; et le doute en toute chose s'empara de son esprit. Voilà pourquoi il éleva son fils comme nous l'avons dit, ou plutôt pourquoi il ne l'éleva pas du tout.

La bêtise humaine (Eusèbe Martin)

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