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Introducción

LE GOÛT DES ÉLITES MÉDITERRANÉENNES D’AVIGNON À VALENCE AUX XIVE ET XVE SIÈCLES

Sophie Brouquet

Si les Flandres et l’Italie ont donné lieu à de savants travaux et à de brillantes synthèses, il existe un autre marché de l’art et du luxe qui, s’il a alimenté de nombreuses recherches, n’en reste pas moins encore assez méconnu, celui de la Méditerranée occidentale. Or, les documents d’archives et les œuvres imagées sont là pour le prouver: les modes et les tendances artistiques circulent tout au long de ce grand axe qui mène des côtes de Provence et du Languedoc jusqu’à la Catalogne et au royaume d’Aragon.

C’est cette perspective centrée sur la consommation des élites en matière de luxe, les échanges et la production qui se cache derrière ce titre un peu mystérieux, mais aussi quelque peu revendicatif de un «autre marché du luxe». Revendicatif, car il souhaite faire oublier, l’espace d’un instant, la primauté historiographique de la seule Italie ou encore de la Flandre.

Un vaste programme, riche d’interrogation, en commençant par une interrogation sur le goût. Existe-t-il un goût commun à ces élites méditerranéennes ou une infinité de variations selon les modes. Et s’il y a modes, quels en sont les prescripteurs? Les cours princières n’apparaissent dans cette zone géographique que comme un élément parmi bien d’autres consommateurs, comme les religieux, les nobles ou encore les riches marchands.

Face à ces phénomènes de modes, il convient aussi de s’interroger sur la réaction des élites et de la société, en particulier au travers des critiques acerbes des prédicateurs ou aux efforts des puissances publiques, monarchies et consulats à édicter des lois somptuaires.

Par mode, esthétique et luxe, nous envisageons une acception globalisante qui ne vise pas seulement la littérature, la musique, les œuvres d’art et le costume, mais aussi bien la culture matérielle avec l’art culinaire, l’ameublement des demeures, etc.

Il s’agit en fait ici de critères de distinction des élites qui répondent aux trois principaux critères de la commande définis par Peter Burke qui sont la dévotion, le prestige et le plaisir esthétique.

Si les commanditaires sont les maîtres de ce marché, ils sont aussi dépendants des échanges et de la circulation des modes. Il est donc intéressant de traquer les circuits commerciaux, les contacts lignagers et les alliances politiques qui font circuler les modes entre les élites de cette Méditerranée occidentale chrétienne.

Enfin, il est indispensable de réserver une place importante au rôle des artisans d’art, aux relations des commanditaires avec les créateurs et à la circulation des artistes au sein de cette vaste zone géographique, tout en tenant compte de la chronologie.

Il ne fait pas de doute que d’importants facteurs historiques comme la présence de la Papauté à Avignon au XIVe siècle ou la conquête du Royaume de Naples par les Aragonais au XVe siècle ont joué un rôle considérable dans ces phénomènes de diffusion.

QUELQUES DÉFINITIONS POUR COMMENCER

Nous nous proposons, pour commencer, de nous arrêter un instant sur les notions mises en œuvre ici: le luxe et le goût.

Le dictionnaire Larousse définit comme «luxe» ce qui est coûteux, raffiné et somptueux. Le dictionnaire de latin de Félix Gaffiot, sous le terme de luxus, offre un développement plus moral, assez proche de celle de certains clercs médiévaux, associant à la splendeur et au faste, l’excès et la débauche. Cette approche n’est guère éloignée de celle du Petit Robert, qui voit dans le luxe un mode de vie caractérisé par de grandes dépenses consacrées à l’acquisition de biens superflus, le goût de l’ostentation et le du bien-être.

Consommer un produit de luxe entraîne une dépense déraisonnable, d’où le caractère coûteux, somptueux, de cette consommation. Le luxe est donc indissociablement lié aux élites. C’est d’ailleurs ce goût du luxe et de l’ostentation qui a poussé des catégories sociales extrêmement riches, en particulier les cours princières et royales, à faire appel à ces produits de luxe pour sortir de l’ordinaire qu’elles méprisent; elles privilégient l’usage de produits rares et exotiques pour se distinguer. Le luxe devient à la fin du Moyen Âge l’un des critères de la distinction, il n’est bien entendu pas le seul.

Le luxe est aussi lié au goût, cette capacité à discerner ce qui est beau ou laid selon les critères qui caractérisent un groupe, une époque, en matière esthétique selon le dictionnaire Larousse. Une définition prudente qui épargne à l’historien la notion de bon goût, invention bourgeoise du XIXe siècle, si peu médiévale.

LES HISTORIENS ET LE LUXE

Longtemps considéré comme une futilité, le luxe n’a pas trouvé beaucoup d’historiens. Il est vrai que le champ historique de la culture matérielle ne s’est véritablement développé en France que fort récemment.

L’un des pionniers de l’histoire du luxe est sans conteste Henri Baudrillart, 1821-1892 qui n’était pas un historien, mais un économiste, rédacteur en chef du «Journal des économistes» et du «Constitutionnel». Il publia en 1880, une Histoire du luxe privé et public depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours en trois volumes, vaste survol mondial dans lequel il aborde aussi bien la Grèce que Rome, le Moyen Âge français ou florentin et consacre toute une partie au luxe en France au XIVe et XVe siècle.1

Plus récemment, Jean Castarède, lui aussi économiste et diplômé d’HEC et de l’ENA, fondateur de l’Institut supérieur du goût, membre du club des Cent fondé en 1912 par Louis Forest, qui réunit les plus grands gastronomes tels que Curnonsky, Henri Gault, Christian Millau et du Comité Colbert, une association fondée en 1954 à l’initiative de Jean-Jacques Guerlain qui rassemble aujourd’hui soixante-quinze maisons de luxe françaises soucieuses de promouvoir en France et sur la scène internationale un certain nombre de valeurs, publie assez naturellement sous les auspices de ce comité une Histoire du luxe en France: des origines à nos jours en 2006.2 Il est également l’auteur d’un Que sais je? sur le Luxe, constamment réédité et en 2008 d’un ouvrage ambitieux intitulé Luxe et civilisations: histoire mondiale.3 Dans son premier ouvrage sur le Luxe en France depuis l’Antiquité, le Moyen Âge est traité au chapitre 3 comme, je cite, «une parenthèse de dix siècles entre Antiquité et la Renaissance». L’auteur aborde successivement le luxe des seigneurs et des inventions «pour privilégiés» comme l’horloge, le miroir, la chandelle, les troubadours et jongleurs. Plus tard, il évoque Avignon comme «un tournant en matière de luxe», avant d’évoquer les cathédrales et les croisades, pour finir sur «Isabeau de Bavière ou la dégénérescence du luxe». Inutile de préciser que ce n’est guère dans ce genre d’ouvrage que l’historien du Moyen Âge pourra trouver son compte.

L’histoire académique s’est fort heureusement emparée du sujet, tout récemment et davantage pour les périodes modernes et contemporaines que pour le Moyen Age. Pour la période moderne, Natacha Coquery a publié un ouvrage essentiel: L’hôtel aristocratique: le marché du luxe à Paris au XVIIIe siècle en 1998.4 Le luxe en France du siècle des Lumières à nos jours est également le thème d’un colloque organisé sous la direction de Jacques Marseille, encore un économiste, à la Sorbonne les 9 et 10 décembre 1998.

La préoccupation, somme toute très récente des historiens, se caractérise par la publication cette année du premier grand colloque international intégrant le Moyen Âge, tenu à l’Institut historique allemand de Londres: Luxus und Integration: materielle Hofkultur Westeuropas vom 12. bis zum 18. Jahrhundert sous la direction de Werner Paravicini.5 Le luxe est donc un objet historique très récent pour les historiens du Moyen Âge, un objet qui n’a pas encore véritablement trouvé sa place dans la production historiographique et qui est appelé à des développements fondamentaux.

LE LUXE DES SCIENCES HUMAINES

Il est aussi un objet d’étude assez neuf pour les philosophes, comme Gilles Lipovetsky, penseur de notre société de consommation, qui, dans son ouvrage Le luxe éternel, retrace l’histoire du luxe pour mieux interroger le rapport de l’homme au temps et au soi.6

Il y rappelle que l’humain n’est pas fait que d’aspirations profondes et sérieuses! Il existe aussi le superflu, le rêve, l’excès, la frivolité, la beauté. Toujours futile, le luxe a manqué de penseurs; La Bruyère l’exprimait déjà en son temps: «Il y a une honte à être heureux à la vue de certaines misères.»

Le luxe a longtemps été affaire de moralistes plus que d’historiens: la critique morale voit dans le luxe l’expression orgueilleuse d’un désir insatiable vouant l’homme à une vie malheureuse, elle est paradoxalement rejointe par celle des politiques pour qui le luxe est le signe ostentatoire de l’oppression des élites. Mais ces critiques oublient un point essentiel: le caractère universel, anthropologique du luxe.

C’est cette dimension que Gilles Lipovetsky qualifie de «luxe éternel». Tout en étant éternel, le luxe a une histoire et cette dimension a revêtu diverses configurations au cours du temps. Même les économies dites de subsistance connaissent ce goût dépravé du gaspillage. En effet, aussi loin que nous remontions, même dans la préhistoire, il y a du luxe. L’esprit du luxe –c’est-à-dire l’esprit de dépense–commence avant même l’objet de luxe. Ces pratiques somptuaires n’ont rien de gratuit. Elles obéissent, dans les sociétés primitives, à une nécessité profonde. Nécessité sociale, tout d’abord, puisqu’il s’agit, par l’échange de cadeaux, de gagner honneurs et titres, d’assurer les liens communautaires, de substituer l’alliance à l’hostilité; nécessité cosmique, ensuite, dans la mesure où le don rituel et la prodigalité festive permettent de restaurer le lien avec les forces de l’invisible, avec l’esprit des morts.

Contre un certain matérialisme, il faut poser la religion comme l’une des conditions d’apparition du luxe. Une deuxième époque débute avec l’apparition de l’État et la hiérarchisation qu’il institue aussi bien entre les individus –les riches et les pauvres, les puissants et les dépendants–qu’entre les ordres du réel –l’ici-bas et l’au-delà. Des distinctions visibles s’établissent dans les modes de vie, de s’habiller et même de mourir. Le luxe exprime ainsi «le cosmos de l’inégalité», qu’elle soit humaine ou divine.

Il y a des êtres qui sont d’une autre essence que le commun: le luxe a pour charge de le concrétiser. Il n’est donc pas quelque chose de superflu, mais une nécessité symbolique de l’ordre inégalitaire. C’est bien une logique de l’ostentation qui fonctionne, mais, là encore, le luxe s’inscrit dans une vision religieuse. C’est pourquoi les critiques du luxe sont marginales. Elles se focalisent sur le luxe privé, celui des femmes notamment, parce que leur goût pour les fards est perçu comme une trahison de la vérité naturelle! Le luxe public, en revanche, celui que pratiquent les mécènes mérite d’être célébré, même si tel ou tel moraliste peut dénoncer l’orgueil et la vanité de la folie des grandeurs.

Vers la fin du Moyen Âge apparaissent deux séries de phénomènes. D’abord, le luxe se marie avec le goût de la culture. Il n’existe plus de prince qui ne se targue d’avoir une collection de livres, de statues, etc. Sa finalité n’est ni économique ni religieuse, mais esthétique: savourer les belles choses. Le luxe devient une forme de sensualisme dont ne rendent pas compte les passions distinctives de la reconnaissance sociale. Parallèlement à cet engouement surgit la mode au sens strict, avec son culte de l’éphémère. Contrairement au luxe, la mode n’est pas éternelle. Pour qu’elle apparaisse, il faut que la nouveauté soit devenue une valeur positive, ce qui est évidemment impensable dans le monde de la tradition. Avec la mode se met en place la première grande figure d’un luxe moderne, superficiel et gratuit, délivré des puissances du passé et de l’invisible.

DEUX LIVRES FONDAMENTAUX

Ont à mon sens joué un rôle essentiel dans l’approche du luxe pour les historiens et les historiens de l’art. Le premier n’est pas celui d’un historien du Moyen Âge, mais de l’art moderne. Simon Michael Schama, historien britannique, professeur à l’université de Colombia, puis d’Harvard, est l’un des grands spécialistes de la Hollande du siècle d’Or. Dans son ouvrage essentiel, L’embarras des richesses paru en 1987, il révolutionne l’image du XVIIe siècle hollandais en mettant en balance les impératifs contradictoires pour la bourgeoisie calviniste hollandaise de l’accumulation des richesses et de la volonté de montrer sa richesse et son pouvoir d’une part et, d’autre part, la nécessité d’afficher une vie de bon protestant calviniste.7 Il démontre combien cette contradiction interne au sein des élites hollandaises a déterminé un certain type de commandes artistiques et la floraison d’un art illustré par les personnages de Vermeer, Rembrandt, Saenredam ou Frans Hals.

Certes critiqué à juste titre sur des points précis par les historiens hollandais, cet ouvrage n’en a pas moins permis une nouvelle vision alliant l’art et l’histoire dans une perspective marquée par une connaissance parfaite des œuvres mise en rapport avec celle d’un contexte économique et politique particulier, en s’appuyant notamment sur les données économiques du marché de l’art.

En ce qui concerne la fin du Moyen Âge et la Renaissance, en Italie, Richard Goldwaithe a donné avec Wealth and the Demand for Art in Italy, 1300-1600,8 un ouvrage encore plus fondamental et qui n’est pas sans avoir inspiré les deux organisateurs du colloque de Valence et de la présente journée d’études.

S’interrogeant sur la floraison de l’art en Italie au cours de ces trois siècles, Goldthwaite décide d’adopter une démarche d’historien de l’économie, en le questionnant sur le marché de l’art, considérant la production d’œuvres comme une activité économique notable, parmi d’autres; la demande d’art devenant l’une des forces qui génèrent la culture matérielle en changeant la quantité et la nature des biens en général.

Abandonnant la spécificité de l’art pour l’intégrer dans un ensemble beaucoup plus vaste, celui de la consommation de luxe, et voulant retracer l’histoire de l’acte de consommer comme un processus interactif entre le consommateur et l’objet désiré, il propose une approche qui ne souhaite pas s’intégrer dans l’histoire de la Renaissance ou de son art, ni même du marché de l’art pris dans le sens traditionnel du rapport entre l’artiste et son commanditaire ou mécène, mais décide de partir de l’objet, de la richesse; il reprend le terme d’accumulation des richesses par les élites, qui ne va pas sans rappeler l’embarras des richesses d’un Schama. Puis, il évoque les modes de consommation et la culture matérielle de l’Église et des laïcs, la richesse est davantage évoquée dans ses propos que le luxe est pourtant il est omniprésent dans son évocation de la consommation des élites italiennes.

Flandres, Pays Bas et Italie ont trouvé leurs historiens du luxe et de la consommation d’art, peut-on en dire autant de cet autre marché de l’art que nous évoquerons ici? Tout à fait, la richesse des journées de Valence et de Toulouse a mis en avant le nombre et la qualité des chercheurs susceptibles de répondre à ces interrogations.

1Henri Baudrillart: Histoire du luxe privé et public depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, Paris, Hachette, 1880, mise en ligne par l’université de Toronto.

2Jean Castarède: Histoire du luxe en France. Des origines à nos jours, Paris, Eyrolles, 2006.

3Jean Castarède: Luxe et civilisations, Paris, Eyrolles, 2008.

4Natacha Coquery: L’hôtel aristocratique: le marché du luxe à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998.

5Werner Paravicini (éd.): Luxus und Integration: materielle Hofkultur Westeuropas vom 12. bis zum 18. Jahrhundert, München, R. Oldenbourg, 2010.

6Gilles Lipovetsky: Le luxe éternel: de l’âge du sacré au temps des marques, Paris, Gallimard, 2003.

7Simon Schama: L’embarras des richesses, une interprétation de la culture hollandaise au siècle d’Or, Gallimard, 1991.

8Richard Goldthwaite: Wealth and the Demand for art in Italy, 1300-1600, Baltimore, John Hopkins University Press, 1993.

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