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Canova pouvait admirer le vainqueur de l’Italie, le conquérant de l’Égypte, le sauveur de la France, le restaurateur de la religion, le grand administrateur et le grand législateur; mais il ne pardonnait pas à l’auteur du traité de Campo-Formio d’avoir anéanti le gouvernement de son pays, d’avoir détruit sa chère république de Venise pour la faire passer sous le joug honteux de l’Autriche.

Venise éplorée se présentait à l’imagination de Canova, plein d’un tendre amour pour sa patrie, vêtue de deuil, assise comme une veuve sur les débris de sa gloire passée, au milieu de ses ports et de ses arsenaux déserts, et lui reprochant de consacrer le génie qu’il avait reçue d’elle à la gloire de celui qui avait changé ses jours de fête en jours de larmes, qui l’avait livrée comme une esclave à l’étranger, elle qui tenait le sceptre de l’Adriatique! N’était-ce pas lui qui l’avait dépouillée de ses plus beaux ornements, jusqu’à lui enlever ses chevaux de la place Saint-Marc? Plus d’une fois elle avait fait trembler Constantinople, et un Sarmate, un Autrichien à demi barbare parlait en maître à l’épouse de la mer, à la mère de l’industrie et des arts!

«Je ne conteste pas la gloire du premier consul Bonaparte, disait Canova à son représentant à Rome, je reconnais l’immense service qu’il a rendu à la religion, à la civilisation, qu’il a sauvée de la barbarie. Il est plus glorieux qu’Alexandre, plus grand qu’Annibal et que César, je le confesse. Mais tous ses titres de gloire ne m’empêchent pas de voir en lui l’oppresseur de ma patrie. C’est Bonaparte, c’est lui seul qui, par un acte de sa volonté, a abusé du droit du vainqueur pour détruire l’existence politique de mon pays, qui ensuite l’a livrée, pieds et poings liés, à l’Autriche, toujours si odieuse à l’Italie, comme une proie sans valeur pour lui. Il a renouvelé contre nous le crime du partage de la Pologne. Et moi, fils ingrat d’une patrie malheureuse, j’irais tracer de mes mains esclaves le portrait de celui qui l’a conquise, dépouillée et livrée!!!

«D’ailleurs, j’ai mille travaux ici; tous ces marbres que j’ai ébauchés ne peuvent se passer de mon ciseau. Je ne suis pas un homme politique; je ne demande rien au pouvoir que la liberté de travailler. Et puis voilà l’hiver, et j’irais mourir dans les nieges de Paris!»

M. Cacault répliquait avec sa grâce habituelle, avec son éloquence irrésistible:

«La nature produit de temps en temps de grands hommes dans tous les genres. Ces grands hommes, quand ils naissent dans le même siècle, se doivent appui, affection et concours. Alexandre et Apelles ne pouvaient être ennemis. Le grand homme de guerre de la France a fait le premier son devoir: il a appelé, avec des manières royales, le grand homme des arts de l’Italie. S’il refuse une invitation si glorieuse pour lui, il manquera à sa vocation, à son étoile, à sa destinée. J’entends bien le désastre de Venise. Ah! si on en avait agi ainsi avec ma Bretagne, je n’aurais pas moins de larmes que Canova pour Venise.

«Je comprends donc les scrupules et l’indignation de l’enfant des gondoles. Mais Canova n’est plus vénitien à Rome. Bonaparte sert et défend Rome, nouvelle patrie de Canova. Les regrets prodigués à ce gouvernement si antique, qui fut dévoré d’ailleurs par les dissensions domestiques, cette tendresse qu’un Possagno conserve pour ses montagnes, tout cela est très-bien, d’une belle âme, d’un culte de patrie chaste et pur; mais ce n’est, qu’un détail de second ordre, dans une carrière vaste et immortelle. Quoi! Canova veut manquer à la mission pour laquelle Dieu l’a fait grand artiste! »

Malgré ces motifs si puissants, Canova ne se rendait pas: il fallut que le pape Pie VII intervînt avec des prières qui devaient bien attendrir un cœur aussi pieux, aussi catholique, aussi reconnaissant que celui de Canova. Quelles devaient être touchantes, les supplications d’un pontife tel que Pie VII!

Le cardinal Consalvi, premier ministre du pape, joignit aussi ses arguments pour vaincre la résistance de l’artiste si patriote:

«Voilà, lui dit-il, la troisième année du pontificat; nous n’avons fait aucune faute avec la France, et vous allez, vous, notre hôte, notre fils, notre concitoyen, attirer sur nous des ressentiments d’autant plus implacables, qu’on n’osera pas avouer les motifs pour lesquels on pourra nous offenser, nous perdre peut-être au fond d’un abîme dont la main de Dieu seul pourra nous tirer!»

Canova, à ces considérations si puissantes de la diplomatie, opposait une raison prise dans la pensée qui féconde l’imagination et anime le génie:

«Mais ayez donc quelque pitié ! Je suis blessé au cœur, glacé. Je donnerai donc ma main alors, mais ma main seule. Il n’y aura ni vie, ni chaleur, ni enthousiasme. Je ne serai plus Canova, mais seulement l’esclave qui obéit au maître. La liberté seule est la mère des grandes œuvres.»

M. Cacault, le grand négociateur du Concordat, dut à son tour employer pour vaincre l’artiste toutes les ressources de son esprit fin et délié, disposer toutes ses batteries pour mener à bonne fin son siége diplomatique. Il se ménagea à l’ambassade une nouvelle entrevue avec Canova, en présence de son secrétaire, M. Artaud. Il ne dit plus que des politesses, abonda dans le sens du mécontent politique, de l’artiste sans inspiration, loua la candeur de ses réponses, la courtoisie qui accompagnait le refus, les formes sous lesquelles un ministre français aimait à entrevoir dans l’artiste quelque douleur de ne pouvoir consentir. Puis il cessa tout à coup de combattre ses refus, en ajoutant seulement que, par égard pour le premier Consul, son ambassadeur différerait quelque temps d’envoyer la réponse.

L’affaire ainsi réglée, terminée en apparence, Canova se retire, et M. Cacault se tourne alors vers M. Artaud, et lui dit:

«Ce soir vous n’irez pas au théâtre, parce que je veux vous avoir sous la main quand je vous ferai appeler.»

Canova et Napoléon

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