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V
ОглавлениеAu berceau de toutes les grandes familles du moyen âge on retrouve toujours un trait distinctif, la bravoure. Les seigneurs de Châtillon étaient donc de vaillants chevaliers, fougueux dans la mêlée, graves au conseil. Cette double qualité leur avait mérité le titre de vidames héréditaires de l’Église métropolitaine de Reims.
A l’époque dont il s’agit, vers 1040, Miles de Châtillon remplissait ces hautes fonctions avec beaucoup de zèle, tandis que son frère Gui déployait sur le siège archiépiscopal de Reims les talents d’un administrateur habile. De tous côtés apparaissaient de grandes difficultés: à l’intérieur l’archevêque avait à combattre les abus et les désordres qui s’étaient glissés sous le gouvernement de son prédécesseur, le trop faible Ebale. A son tour, le vidame repoussait les envahissements des comtes de Rouci et d’autres seigneurs puissants qui s’emparaient sans scrupule de tous les domaines ecclésiastiques. Durant quelqu’une de ces expéditions, si fréquemment renouvelées, le guerrier confia à son frère l’archevêque, le plus jeune de ses fils encore trop faible pour supporter les fatigues de la guerre. Otton se montra bientôt digne de la sollicitude de son oncle: il se livra avec ardeur à l’étude des lettres et à la pratique de toutes les vertus chrétiennes. L’austérité de cette première éducation, faite par des hommes à qui il manque toujours ce qu’il y a de suave et de doux dans le cœur d’une mère, insinua quelque chose de viril au caractère du jeune écolier; aussi, quand vinrent les épreuves, il sut les supporter avec noblesse. La première et la plus cruelle fut la mort de l’archevêque Gui, son oncle et son bienfaiteur . Cette perte imprévue exerça une large influence sur sa vocation. Ne partageant pas le goût de son époque pour la carrière des armes, il se hâta de sacrifier la gloire militaire aux patientes études des sciences ecclésiastiques. La maturité de son esprit, et son ardeur pour l’étude le fit aussitôt recevoir dans l’école attachée à l’Église métropolitaine.
La vogue dont jouissaient ces cours publics était alors immense, et attirait chaque jour un grand nombre de jeunes hommes désireux de recevoir les leçons de Bruno, le docteur le plus célèbre de son siècle . L’archevêque Gervais d’Aymond, ayant ouï parler des rares capacités du futur fondateur des Chartreux, l’avait attiré de Cologne à Reims, et nommé chancelier de l’Église métropolitaine, bientôt après il lui conféra la présidence des lettres et de la théologie.
Avec un maître surnommé par ses contemporains la perle de la sagesse, qui savait, disait-on, fournir l’eau de la science aux laïques et aux clercs , les progrès d’Otton furent rapides. Il apprit à parler la langue latine avec élégance et à vaincre les difficultés de la dialectique. Enfin les controverses de l’école, et plus encore les discours entraînants de Bruno, développèrent en lui cette puissance de parole qui devait remuer les masses au concile de Clermont. Le jeune clerc, ses études terminées, résolut de se consacrer irrévocablement au service de Dieu: ses talents autant que ses vertus l’appelaient au chapitre de la cathédrale: il y fut admis, et prêta serment en recevant l’aumusse des mains du prévôt.
Le chapitre de Reims, créé par l’archevêque saint Rigobert au huitième siècle, était un des plus renommés de France, il jouissait de prérogatives fort recherchées dans ces temps éloignés. Non-seulement les chanoines, mais leurs servants, étaient exempts de la juridiction temporelle et spirituelle des archevêques. Ceux-ci ne pouvaient exiger d’eux aucune redevance, les assujettir à aucun ban, péage ou impôt. Le cloître de la cathédrale était considéré comme un lieu d’asile, avec défense aux officiers de l’archevêque d’y saisir quiconque s’y réfugiait. Si une affaire était assez obscure pour qu’il fallût recourir aux épreuves contradictoires, elles ne pouvaient avoir lieu que dans la cour du chapitre et sur l’ordre du prévôt. Enfin l’archevêque était tenu d’offrir aux chanoines, le jour de la cène, un présent de vin.
Au milieu de ces nouvelles fonctions, Otton ne cessait pas de vivre dans une étroite intimité avec le célèbre Bruno. Il s’était formé entre eux une de ces amitiés pures et solides qui résistent aux épreuves du temps et de l’éloignement. Le jeune chanoine admirait le prodigieux savoir et la pénétration d’esprit du docteur; il sut si bien mettre à profit ses précieux enseignements, qu’à la mort de l’archevêque Gervais, son successeur Manassès de Gournay, le trouva élevé au poste d’archidiacre.
A aucune époque cette position n’avait été plus considérable. Principaux ministres de l’évêque, les archidiacres prenaient rang immédiatement après eux. L’administration diocésaine, l’ordre et la célébration des offices divins, la surveillance du clergé et la gestion des revenus ecclésiastiques, rentraient dans leurs attributions. Ils exerçaient encore la juridiction épiscopale, soit comme délégués, soit pendant l’intérim des sièges. Les grands pouvoirs attachés à des choses sensibles donnaient à ces dignitaires une influence prépondérante, tout en leur créant souvent de graves embarras. Otton n’abusa jamais de l’autorité et triompha toujours des obstacles. La grande fermeté qu’il déploya vis-à-vis des comtes de Rethel et de Porcien pilleurs de biens d’Église, lui attira d’éclatants témoignages d’estime de la part du clergé tout entier.
Cependant l’archidiacre se trouva bientôt dans une position fort délicate, Manassès de Gournay était monté sur le siège épiscopal par des manœuvres simoniaques. De plus, ses actions dénotaient plus d’ambition que de vertu; on lui prêtait des propos indignes d’un pasteur et des mœurs équivoques. Cet ensemble de choses avait jeté la consternation parmi les membres du clergé restés irréprochables. Bruno, pour sa part, en conçut une douleur si profonde, qu’il se retira hors de la ville pour éviter la vue de l’archevêque et le récit de ses scandaleux débordements. Dans cette retraite, il fit un retour sur lui-même, médita sur la fragilité de la vertu au milieu des honneurs et des dignités, trop souvent cause immédiate de corruption. — Un soir que Raoul le Vert, prévôt du chapitre, Otton et quelques autres de leurs amis, se trouvaient réunis autour de lui dans sa solitude, Bruno, cédant à un de ces épanchements intimes où le cœur se révèle tout entier, leur déclara qu’il était résolu à fuir le monde. Alors il peint en traits brûlants ses aspirations vers la vie ascétique: puis, s’élevant peu à peu vers ces hauteurs sublimes où la charité s’empare de toutes les sympathies: «La vie humaine, s’écrie-t-il, n’est qu’un point imperceptible à travers le cours de âges. Les honneurs dont elle est quelquefois remplie sont de lourds fardeaux qui arrêtent dans la voie de la perfection: le monde lui-même marche à chaque pas vers sa fin, et nous passerons tous avant lui. O mes frères, pourquoi tenir à ce que la mort nous ravira impitoyablement; le seul but vers lequel il nous soit permis de soupirer, c’est la félicité éternelle, mais combien n’est-il pas difficile à gravir le sentier qui mène aux demeures célestes? Les pompes du siècle, les vices d’une société corrompue, dérobent à nos yeux son accès caché. Seules, les âmes pures vivant dans la solitude et dans le renoncement à toutes les jouissances savent découvrir le chemin de la perfection. Quittons donc sans regret ce que nous perdrons un jour avec désespoir: le bonheur que je vous offre est sans mélange; c’est le ciel pour le monde.»
Ainsi parlait Bruno, et chacune de ses paroles allait se graver profondément dans l’esprit de ses compagnons émus et silencieux. Avant de s’éloigner, tous promirent de saisir la première occasion pour prendre l’habit et suivre la règle de l’ordre religieux que leur indiquerait la Providence. Quelques jours après, Bruno exécutait son courageux projet et courait s’ensevelir avec quelques amis dans le désert de Saisse-Fontaine, au diocèse de Langres. Otton ne les suivit pas; mais les chaînes qui le retenaient dans le monde étaient fortement ébranlées, car le discours de Bruno ne quittait plus son esprit. Cependant il restait bien des obstacles à vaincre; bien des suggestions spécieuses retardaient encore le moment du sacrifice. En effet, le monde ouvrait à Otton une perspective séduisante; l’influence de sa famille, les services de son père, les souvenirs de son oncle, l’appelaient aux plus hautes dignités ecclésiastiques. D’un autre côté, ses connaissances étendues, son administration habile le désignaient un jour pour le siège de Reims. Chaque fois que ces rêves d’avenir lui souriaient, aussitôt les accents de Bruno, qu’il croyait encore entendre, le ramenaient aux pensées de la vie future; alors tous ces projets, un instant caressés, semblaient se dissoudre sous l’action d’une puissance intérieure qui le tyrannisait ou le comblait de joie, suivant la disposition de son esprit. Lorsque ces douloureuses perplexités lui laissaient quelque trêve, Otton étudiait et méditait la règle de Cluny, dont il cherchait à comprendre les préceptes remplis d’élévation. C’est donc par ces continuelles violences imposées à ses désirs et à ses affections, qu’il apprenait à se détacher peu à peu du siècle. Aussi, quand vint le dernier assaut, la lutte fut courte, et le triomphe resta du côté de sa conscience soudainement éclairée par une inspiration divine.
Le lendemain, on apprenait à Reims que l’archidiacre de l’église métropolitaine, Otton de Châtillon, venait de préférer la règle austère de Saint-Benoît à toutes les distinctions ecclésiastiques promises à ses vertus et à sa naissance. Tandis qu’on devisait sur cet étrange événement, un modeste pèlerin, sans équipage et sans suite, suppliait à genoux le prieur de Cluny de l’admettre à remplir dans l’abbaye les fonctions les plus humbles. A peine Otton, qu’on a reconnu sous les traits du pèlerin, eut-il obtenu de franchir le seuil du cloître, qu’il jeta gaiement un dernier adieu au monde. Sans doute ce fut un des jours les plus heureux de sa vie que celui où, revêtu du glorieux habit de Saint-Benoît, il put se prosterner au pied de la croix et y demeurer inconnu et oublié des hommes.
On plaça le nouveau novice sous la direction d’un austère religieux nommé Pierre, afin de l’initier aux pratiques conventuelles. Otton se soumit avec une régularité si parfaite à toutes les prescriptions de la règle, il mit tant d’ardeur à se crucifier en toutes choses, qu’il étonna promptement tous ses frères. C’est en apportant un zèle de tous les instants à l’accomplissement des moindres détails de la règle et en cachant avec humilité les grâces dont il était favorisé, que s’écoula le temps de son noviciat. En l’absence de tout document positif, on ne saurait douter que Bruno ne suivît de loin les progrès spirituels de son disciple bien-aimé et ne l’encourageât à persévérer. Enfin le moment de sa profession religieuse étant arrivé, Otton prononça ses vœux solennels avec une indicible émotion.
L’abbé de Cluny, saint Hugues, qui savait juger les hommes avec cette sûreté de vue que donne la sainteté et l’autorité longtemps exercée, ne tarda pas, dès le début, à discerner chez le nouveau religieux de hautes capacités administratives rehaussées encore par un esprit droit et solide. La charge de grand prieur étant donc devenue vacante, il résolut, du consentement de la communauté, de la conférer à Otton. Malgré son éloignement pour toutes les dignités qu’il avait fuies comme des écueils dangereux, il dut se soumettre à ce nouveau sacrifice, qui entrait dans les desseins providentiels.
Avant de discuter son origine et de raconter ses premières années, c’était à Cluny, comme on se le rappelle, au milieu de ses importantes fonctions de prieur, que nous avions laissé Otton de Châtillon.