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Cluny naissait en Bourgogne, au milieu des dernières convulsions qui emportèrent le pouvoir carlovingien, et son berceau fut souvent menacé par les farouches Normands dont les déprédations désolaient la France. Les premières pierres de l’abbaye nouvelle furent jetées, dit la chronique, «dans un endroit écarté de toute société humaine, si plein de solitude, de repos et de paix, qu’il semblait en quelque sorte l’image de la solitude céleste.» Ce lieu si agreste avait été choisi par Bernon, le saint abbé de Gigny, et donné par Guillaume, duc d’Aquitaine, afin d’apaiser la miséricorde divine et pour la disposer au pardon de ses fautes. C’était alors un usage fort goûté des seigneurs puissants, d’employer la seconde partie de leur vie à réparer les erreurs et les emportements de leur jeunesse; aussi les voyait-on fonder des monastères avec autant de générosité qu’ils avaient mis d’ardeur à dépouiller ceux qui existaient.

Une objection présentée par le vieux duc faillit compromettre la destinée de Cluny: Guillaume aimait la chasse; il avait souvent poursuivi les animaux sauvages dans les forêts voisines, et il craignait que les chasseurs et les chiens ne vinssent à troubler la retraite préférée de Bernon. L’abbé lui répondit en riant: «Chassez les chiens et faites venir des moines, car vous ne savez pas quel profit meilleur vous demeurera des chiens de chasse ou des prières monastiques.» L’à-propos de cette réponse décida le duc, et Cluny fut fondé.

Douze moines envoyés de Gigny vinrent construire de modestes cellules sur le penchant d’une haute colline qui se relie par des pentes adoucies à une riante vallée arrosée par les mille sinuosités de la Grosne. Les nouveaux venus prièrent Dieu, cultivèrent la terre et suivirent avec zèle la règle de leur père, le bienheureux saint Benoît. Ces débuts si humbles étaient loin de présager les grandeurs futures de Cluny. Cependant un siècle s’était à peine écoulé, que du fond de leurs tombes les douze religieux auraient pu compter une immense famille répandue dans le monde entier. Le nom de leur monastère, à peine connu naguère des pâtres d’alentour, était répété dans les pays les plus éloignés. Cluny était devenu le foyer le plus brillant de l’intelligence, l’hôtellerie la plus hospitalière de France, enfin la route qui conduisait à l’abbaye, était la plus fréquentée d’Europe. Chaque jour des courriers envoyés par les souverains les plus puissants, des archevêques, des abbés de toute la chrétienté, s’arrêtaient aux portes de Cluny; bientôt on les verra s’ouvrir devant le cortége des papes.

Une foule de monastères anciens ayant demandé à s’unir à l’Obédience nouvelle, il parut nécessaire de réunir en un seul corps ces communautés diverses, afin de prévenir toute décadence.

Le premier abbé, Odon, forma donc de tous ces faisceaux une agrégation monastique autour d’une métropole unique, Cluny, dont il devint le chef. Après cette sage mesure, le saint fondateur pouvait quitter la vie sans inquiétude sur l’Ordre qu’il avait si solidement établi. Confiant dans l’avenir et sur la protection d’en haut, il répondait à son heure dernière à ceux qui le pressaient de désigner son successeur: «Dieu seul s’est réservé de disposer du gouvernement de l’abbaye de Cluny.»

L’élection suivante vint confirmer ses prophétiques paroles. Comme on délibérait sur le choix d’un abbé, un religieux, nommé Aymard, revenait d’un village voisin. Le cheval qu’il montait était chargé de poissons, tandis que le moine suivait à pied sa monture et ses provisions, quoiqu’il fût revêtu de la dignité de prieur. A la vue de cette profonde humilité, les religieux furent unanimes pour lui remettre la direction de l’abbaye.

Cependant ces hommes, qui passaient tout à coup des plus modestes fonctions aux charges les plus élevées, étaient les amis et les confidents des empereurs d’Allemagne; dans toutes les difficultés on les appelait comme arbitres; ils apaisaient les guerres, réconciliaient les partis, et exerçaient envers tous les préceptes de la charité. Une révolution venait-elle à renverser un prince, il était assuré de trouver un refuge à Cluny. Casimir, fils de Venceslas II, roi de Pologne, chassé du trône après la mort de son père, préféra cette retraite à toutes les autres: il s’y fit moine et devint plus tard diacre. Quelques années après, les seigneurs polonais, fatigués de leurs luttes intestines, résolurent de restaurer le descendant de leurs souverains. Ils expédièrent donc par toute l’Europe des ambassadeurs pour le découvrir. A la suite de minutieuses recherches ils le trouvèrent à Cluny, où ils le proclamèrent roi. Toutefois il fallut l’intervention du pape pour décider le moine à quitter la vie si calme du cloître pour les agitations du pouvoir. Le chef de l’Église dut, en outre, relever de ses vœux le religieux et le diacre. Casimir, rentré en Pologne, se maria et gouverna fort habilement sans jamais oublier les jours heureux qu’il avait passés sous l’habit monastique. Aussi appela-t-il quelques-uns de ses anciens frères pour diriger plusieurs abbayes qu’il avait fondées et richement dotées.

Sous le gouvernement abbatial de saint Hugues, en 1049, Cluny arriva en quelque sorte à l’apogée de sa grandeur. Hugues était fils du comte de Sémur, et d’Aremberge de Vergy. Son grand-oncle, l’évêque d’Auxerre, prit soin de son enfance, et lui inculqua le goût des lettres et de la piété. A quinze ans le jeune Hugues se retirait à Cluny, où il ne tarda pas à devenir prieur malgré son extrême jeunesse. Dix ans plus tard, les suffrages de tout le chapitre le plaçaient à la tête de l’abbaye. La tâche, quoique lourde, ne dépassait ni les forces ni l’intelligence de cet abbé de vingt-cinq ans: il dirigea tous les monastères affiliés à la réforme avec l’aisance d’un cénobite vieilli dans les pratiques de l’ascétisme. Étant entré au concile de Reims avec Léon IX, par une exception sans précédent, il y occupa la seconde place entre tous les abbés de la chrétienté. Son éloquence fut, dit-on, remarquée dans un discours où il attaqua avec énergie la simonie et le dérèglement du clergé. Enfin, à quelques années de distance, Hugues est appelé à Cologne pour tenir sur les fonts baptismaux le fils de l’empereur d’Allemagne, ce trop fameux Henri IV, qui deviendra l’ennemi acharné de Grégoire VII. A peine rentré à Cluny, il courut en Hongrie réconcilier l’empereur et le roi André. Cependant les travaux politiques de l’abbé ne ralentirent jamais les austérités du religieux. La renommée de ses vertus était devenue si grande, que le pape Étienne IX, au lit de la mort, le fit venir à Florence pour recevoir ses derniers soupirs.

Après toutes ces illustrations d’une vie si noblement remplie, saint Hugues eut encore la gloire insigne d’enseigner les éléments de la vie monastique à trois des souverains pontifes les plus célèbres du moyen âge. Grégoire VII, Urbain II, Pascal II, furent ses disciples; ils puisèrent dans ses enseignements profonds et dans la pratique assidue de la règle de Cluny la pensée et les forces nécessaires à leur courageux pontificat.

Le moment est venu de montrer comment la vie conventuelle, en apparence si monotone et si régulière, pouvait amener des moines à bien connaître leur temps et leurs contemporains. Suivons donc pas à pas les religieux au milieu de leurs occupations de chaque jour; pénétrons l’esprit élevé de leur règle; essayons de reconnaître, sous l’humble froc de bure, une des plus grandes figures du onzième siècle, Urbain II.

Urbain II : un pape au moyen âge

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