Читать книгу Urbain II : un pape au moyen âge - Adrien de Brimont - Страница 6
I
ОглавлениеLa vie monastique est aujourd’hui un livre fermé à la généralité des intelligences. Aux yeux du plus grand nombre, la porte d’un cloître ne peut désormais s’ouvrir que devant la folie ou le désespoir. Se dépouiller de ses biens, enchaîner sa liberté, réfréner ses passions, s’ensevelir enfin dans la solitude pour penser et écrire, dans les hôpitaux pour soulager les souffrances, dans les prisons pour consoler; c’est une préférence qui s’offre à notre siècle comme le renversement de toute raison; c’est un courage qui ressemble à un affaiblissement intellectuel.
Qu’ils sont loin ces temps oubliés où deux grands hommes, François d’Assise et le Dante, se rencontrant dans la même pensée religieuse et, sociale pour faire l’apothéose de la pauvreté volontaire, s’écriaient:
O bien, seul véritable, ô trésor inconnu!
Ne croirait-on pas insulter la société moderne, en lui faisant entendre aujourd’hui de pareils accents? Quelle est la cause de cet étrange bouleversement d’idées? N’est-elle pas due à l’oubli des conseils évangéliques? On ne saisit plus la spiritualité sublime du dogme chrétien, qui élève si haut l’élément intellectuel au-dessus de l’élément matériel. De nos jours, l’intérêt n’est-il pas la règle suprême de toutes les intelligences? Le souffle glacé de l’égoïsme n’étouffe-t-il pas le germe des grands dévouements? La pensée du sacrifice n’est-elle pas refroidie par le besoin insatiable du bien-être? Aussi, la vue d’un moine au milieu de nos grandes cités incrédules et sceptiques soulève souvent de dédaigneuses moqueries. L’habit monastique, sa simplicité et sa forme austère étonnent l’œil habitué à l’éclat et au faste, Quand on ne méprise pas l’homme qui porte cette livrée de la pauvreté, on le considère comme un esprit vulgaire, réfractaire au progrès, indigne de vivre dans un siècle de lumière dont il refuse de partager la félicité. Nous sommes trop fiers de notre civilisation toute superficielle, trop orgueilleux de nos étonnantes conquêtes sur la matière, pour ne pas prendre en pitié les institutions qui nous ont précédés. Placés au-dessus d’un volcan mal éteint, dont les sourds grondements devraient nous rappeler aux incertitudes de l’avenir, nous trouvons agréable de railler les hommes qui acceptent les règles du passé. Cependant l’histoire n’a pas encore prononcé sur la durée de notre état de choses actuelles, tandis que certains statuts monastiques qui ont quatorze cents ans de date subsistent encore.
Aujourd’hui, il est vrai, on ne glorifie plus la misère, on ne béatifie plus la pauvreté, on n’ennoblit pas le travail fait volontairement, on ne veut plus de monastère, parce qu’on ne comprend plus leur importante mission, l’utilité de leur existence. Mais, en retour, les gouvernements modernes sont aux prises avec des difficultés inconnues aux siècles passés; où les moines étaient acceptés et les abbayes florissantes, actuellement il faut aller au-devant de besoins sans cesse croissants et jamais satisfaits, il faut chercher un remède aux ambitions sans frein, et apaiser ces soifs de bien-être que la société ne peut plus éteindre.
Le moine, aux yeux du penseur sérieux, n’est donc pas la personnification d’un odieux passé ; c’est au contraire un élément incompris de civilisation qu’on devrait opposer à des maux déjà effrayants aujourd’hui, peut- être sans remède demain. La vie monastique offre un enseignement qui, pour être méconnu, n’en est pas moins éloquent. Au lieu de rire de leur capuchon, qu’on regarde au front ces moines: ils ont plus travaillé au développement de l’esprit humain, derrière les murailles de leurs cloîtres silencieux, qu’aucune de nos associations modernes; ils ont défriché le sol et les idées, et semé en leur temps ce que nous moissonnons dans le nôtre.
L’hostilité et l’indifférence qu’on professe à l’égard des moines s’étend jusqu’à leur histoire. Toutefois, combien ne serait-on pas surpris de trouver souvent dans la législation d’un monastère la révélation inattendue de nos problèmes modernes les plus insolubles! Une abbaye était un monde où toutes les passions s’agitaient à côté de vertus sublimés; la règle devait donc envisager le religieux aux points de vue les plus multiples. Saint Benoît l’avait bien compris lorsqu’il écrivait sa constitution, regardée par tous les grands esprits du moyen âge comme un chef-d’œuvre empreint de la connaissance la plus approfondie du cœur humain. Autrefois, où l’on ne pensait pas comme nous pensons, le code bénédictin était familier à toutes les classes éclairées; il se trouvait même dans la main des rois. Côme de Médicis le lisait assidûment, le méditait et déclarait y rencontrer des préceptes fort utiles au souverain qui veut apprendre à gouverner ses peuples. Saint Grégoire le Grand avouait que la règle de l’ermite de Subiaco était mieux écrite et plus prudente que toutes les autres, sermone luculentam et discretione præcipuam. Enfin, pour réhabiliter les statuts monastiques, ne suffirait-il pas de songer qu’ils ont survécu à toutes les révolutions, qu’ils ont été respectés et fidèlement suivis par des milliers de religieux dans les contrées les plus éloignées, sous les climats les plus différents, tandis que nos chartes constitutionnelles si perfectionnées n’atteignent jamais le quart d’un siècle sans être déchirées ou mutilées.
Les vieilles abbayes du moyen âge ont seules trouvé grâce devant notre insouciance, mais si elles sont devenues en honneur parmi nous, elles le doivent plutôt à leurs ruines pittoresques qu’aux souvenirs qu’elles réveillent. Ce que l’on aime d’un monastère, c’est un pan de mur demi-écroulé que le lierre, plus conservateur que les hommes, défend des injures du temps; c’est un cloître ouvert à tous les vents, où gisent quelques fragments de chapiteaux aux délicates ciselures. Enfin, ce sont des tombes brisées, à l’ombre desquelles s’élèvent des fleurs sauvages, fidèles compagnes des moines endormis; touchant emblème des vertus qu’ils firent briller dans ces enceintes maintenant désolées. Voilà tout ce que l’on demande de nos jours aux moines du moyen âge, leurs monuments et non l’esprit qui les a élevés. Mais l’impartialité de l’histoire exige davantage, il lui faut la raison d’être à côté des souvenirs.
Essayons donc de relever Cluny, le plus célèbre des monastères de la réforme bénédictine; interrogeons ses ruines, ranimons tous les témoins d’un autre âge, afin de mieux connaître l’esprit, les passions, les travaux des saints religieux qui habitèrent cet asile illustré par tant de gloire.