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LE VIEUX CÉLIBATAIRE

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Il y a des hommes qui sont vieux avant l’âge, démentant ainsi les savantes théories qu’un académicien justement célèbre a popularisées dans ces derniers temps sur les moyens de prolonger presque indéfiniment une seconde jeunesse. Le général de Saint-Pons était un de ces hommes-là ; à peine âgé de 58 ans, il offrait déjà un triste spécimen de cette décomposition graduelle plus ou moins lente, mais inévitable de l’humanité, peut-être amenée plus vite chez lui par les fatigues et les suites de ses campagnes de tout genre. Le plus brillant, le plus hardi cavalier de l’armée française, était devenu le podagre le plus indolent, le plus découragé, le captif abâtardi de la douleur; ce même officier que le souvenir de Murat semblait emporter, bouillant d’ardeur, au milieu des hordes arabes, était aujourd’hui enseveli au fond de son fauteuil ganache, qui avait remplacé pour lui e fougueux pur sang qu’il montait avec tant de dextérité.

En le voyant enveloppé dans sa robe de chambre à ramages, qui rappelait si peu le brillant uniforme de l’ancien colonel de hussards avec son bonnet de soie noire rabattu jusque sur ses sourcils en guise de colback, on eut dit qu’il cherchait encore à dissimuler sous ce travestissement bourgeois l’embonpoint, cette richesse stérile de l’âge dont l’invasion malencontreuse avait altéré si rapidement l’élégance primitive de ses formes; seulement, comme trace apparente d’une carrière de gloire et de périls, on pouvait remarquer que deux doigts manquaient à la main gauche du général invalide. Une moustache encore blonde, soulignée par une impériale demi-blanche, demi-grisonnante, semblait dessiner une ironie perpétuelle sur ses lèvres décolorées, comme si ce dernier vestige de sa vie martiale raillait encore chez lui cette dégénérescence prématurée d’une organisation jadis si riche et si vigoureuse.

Le général n’était pas seul; à côté de lui et devant une fenêtre ouverte sur la campagne, par une soirée magnifique, se balançait un élégant blondin d’environ trente-trois ans, d’une taille avantageuse et d’assez haute mine, moustaches en croc à la mousquetaire, tenue irréprochable, brodequins vernis, pantalon et jaquette du grand faiseur.

Nos deux personnages, le vieillard (il faut bien l’appeler ainsi, et nous en demandons pardon à tous les hommes de cinquante-huit ans) et son hôte, étaient absorbés pour le moment par une grande occupation: ils fumaient, et comme les cigares qu’ils avaient à la bouche étaient du premier choix, des régalias dùment estampillés par la régie, on comprend sans peine que pour en savourer tout l’arôme, ils n’entr’ouvrissent l’un et l’autre leurs lèvres que tout juste autant qu’il le fallait pour laisser échapper ces légères spirales bleuâtres qui complètent l’énivrement extatique du véritable fumeur, en titillant si délicieusement son nerf olfactif.

Cependant le général, qui n’avait plus la puissance d’aspiration de ses belles années, jeta par la fenêtre un cigare tout au plus à moitié consumé et s’écria d’un ton de mauvaise humeur:

— Pouah! l’on ne vend plus de bons cigares à présent!

— Son jeune compagnon attacha sur lui un regard moitié surpris, motié ironique et se mit à fumer de plus belle.

— N’est-ce pas ton avis? reprit le général d’un ton encore plus bourru.

— Dame! mon oncle, répondit le dandy en secouant la cendre de son cigare, vous savez ce que disait le fameux duc de Richelieu, ce grand bourreau des cœurs féminins, à l’âge de 75 ou 80 ans: «Il n’y a plus de femmes!»

— Impertinent! je n’ai que 58 ans.

— C’est vrai, mais vous avez la goutte, des rhumatismes, que sais-je? et puis vous n’êtes pas dans un de vos bons jours; c’est comme si vous aviez 75 ans.

— Le moyen qu’il en soit autrement, morbleu! je suis furieux contre ton cousin. Le diable emporte Maxime de m’avoir fait attendre ainsi! Je n’y comprends vraiment rien, après sa lettre de ce matin où il m’annonce qu’il est débarqué à Toulon, de retour de toutes ses caravanes, et qu’il viendra sans faute dîner aujourd’hui avec moi et me demander l’hospitalité pour une bonne partie de son congé. Au lieu de Maxime, je vois arriver une espèce de sauvage déguisé en matelot. Les neveux sont vraiment sans gêne avec leurs oncles à présent!

— C’est un rendu pour un prêté, répondit négligemment le dandy.

— Je te conseille de parler, mauvais sujet! reprit le général, ne vas-tu pas prendre fait et cause pour ton cousin, à présent?

— Non, pardieu pas! mon cher oncle; mon cousin Maxime n’a pas besoin d’avocat auprès de vous.

— Et moi je te dis qu’il en a besoin et que sa conduite est inexcusable. Me faire retarder mon dîner d’une heure; m’exposer à des perdreaux desséchés et à des légumes froids, ce qui sera cause que je digérerai mal. Mes habitude, à moi, ce sont mes ressorts, et quand on me les dérange, je suis tout détraqué.

— Bah! mon oncle, repartit le dandy en interrompant momentanément son cigare, je suis sûr que vous n’en déjeunerez que mieux demain matin. D’ailleurs, mon cousin Maxime est votre neveu chéri, votre Benjamin collatéral. Je vous connais; s’il arrivait, malgré votre rhumatisme vous lui sauteriez au cou... et je suis sûr que pour ses dettes, votre secrétaire s’entrebâillerait de lui-même eomme la fameuse caverne de Sésame des Mille et une nuits.

— D’abord, reprit le général, Maxime n’a pas de dettes; c’est un officier rangé, studieux. Il n’est pas exact à l’heure de mon dìner, c’est une faute... une faute très-grave, mais s’il fait tort à mon estomac, du moins il n’a jamais fait de brèches à ma caisse. Ce n’est pas comme toi... tu ne manques pas à l’heure du dîner, tu manges et tu bois bien, et tu as raison, c’est pour cela que tu es ici... mais tu t’es fait donner un peu trop d’avances sur ma succession, sous couleurs d’emprunts dont jusqu’à présent tu ne m’as encore rien restitué.

— Allons donc, mon oncle, reprit l’élégant fumeur (qui se nommait Horace Guidal, et auquel nous donnerons au moins dorénavant son prénom), pour quelques méchants trous que j’ai faits à votre succession, je viens vous proposer d’y mettre une pièce magnifique, toute une fortune à faire crever votre coffrefort.

— Ce sera original, reprit le général sans s’émouvoir beaucoup; ce sera la première fois qu’un neveu enrichira son oncle. Tu vas fonder décidément les neveux d’Amérique.

— Qu’est-ce que vous pouvez avoir de fortune, mon oncle? fit Horace avec un accent légèrement dédaigneux; vingt-cinq ou trente mille livres de rentes en dehors de votre traitement de disponibilité qui s’éteint avec vous; qu’est-ce que cela?

— Ça, reprit M. de Saint-Pons en hochant la tête, c’est suffisant pour moi..., et c’est le principal.

— Allons donc, repartit vivement Horace, vous n’êtes pas de votre siècle... Et qui est-ce qui se contente aujourd’hui de ce qu’il a? Personne. Il y a quelques années, il y avait encore plusieurs carrières; aujourd’hui, il n’y en a plus qu’une, la spéculation. On peut bien être, pour la forme, homme d’État, fonctionnaire, militaire, littérateur, que sais-je? mais, au fond, tout le monde a la même profession, partout on joue à la bourse, depuis les palais jusqu’aux mansardes, depuis les arrière-boutiques jusqu’à l’Institut.

— Et tout le monde gagne? grommela le général d’un ton narquois.

— Oh! je ne dis pas cela, reprit Horace. Si tout le monde a la même carrière il faut bien que les imbéciles y conservent leur spécialité.

— Mais c’est une spécialité que tu m’as avouée quelquefois, repartit M. de Saint-Pons avec le même ton sarcastique.

— Dame! il faut bien faire son apprentissage; toutes les intelligences sont égales devant les difficultés d’un début, quoique le mien n’ait pas été d’abord trop malheureux; je puis même dire qu’il a été assez brillant et que j’ai commencé par gagner beaucoup d’argent à la bourse.

— Il fallait savoir le garder.

— Allons donc, mon oncle! pour qui me prenez vous? Voudriez-vous, par aventure, me réciter la fable de la cigale? C’est trop connu, laissons cela pour les enfans. Que voulez-vous? la chance a tourné contre moi, dans ces derniers temps, mais je suis sur le point de me remettre à flot. J’ai conçu le plan d’une opération superbe; seulement les agens de change deviennent fort exigeans en matière de couverture, et il me faudrait... oh! bien peu... une niaiserie... dix mille francs; on serait bien sûr avec ces dix mille francs d’en gagner trois cent mille.

— Ah! je comprends à merveille... C’est par là que tu aurais dû commencer! s’exclama triomphalement le général. Aussi bien un vieux troupier comme moi sent la poudre de bien loin, quand je t’ai vu arriver ici j’ai compris que ta bourse était à sec.

— Tudieu! mon oncle, quel instinct!

— Cela t’étonne?

— Moi! oh! non pas, certes.

— Eh bien! mon garçon, avant de te mettre en route pour le château de Saint-Pons, il fallait m’écrire tout bonnement: «Mon cher oncle, jai besoin de dix mille francs pour ma liquidation, ou pour payer une lettre de change, n’importe lequel des deux. Ces dix mille francs, je ne te les aurais certainement pas donnés; mais du moins je t’aurais épargné des frais de chemin de fer inutiles et un voyage peut-être dangereux en temps de choléra; car je t’eusse répondu, courrier par courrier, ce que je te dis aujourd’hui bien tranquillement, mais ceci comme si un notaire l’avait paraphé : «Je ne te donnerai plus d’argent pour jouer à la bourse fût-ce même à mon bénéfice; je sais ce que c’est que ces bénéfices-là ; tôt ou tard, et pour n’avoir pas voulu se tenir satisfait de ce qu’on avait, on en est réduit ensuite à se contenter de ce qu’on n’a plus.»

— Diable! diable! grommela Horace, un tant soit peu décontenancé par cette algarade, en dépit de son merveilleux aplomb. Je fais une supposition, mon oncle, une supposition inadmissible: si faute de ces dix mille francs, j’étais menacé, d’être écroué à la prison de Clichy, que feriez-vous?

— Je te laisserais parfaitement écrouer dans la prison de Clichy mon garçon; sacrebleu! ce n’est pas l’enfer du Dante; on y entre, mais on en sort.

— Oui, murmura Horace entre ses dents, au bout de cinq ans.

Et, devenu rêveur, il alluma un nouveau cigare qu’il se mit à fumer en silence.

Pendant qu’Horace se livre au doux passe-temps de la fumerie et que son oncle se laisse aller, de son côté, à ce demi-sommeil qui est l’accompagnement presque obligé du premier travail de la digestion, ouvrons une parenthèse pour donner en quelques mots au lecteur la biographie d’un personnage appelé à jouer un rôle assez important dans cette histoire.

Horace Guidal, fils d’un riche armateur de Marseille qui avait épousé la sœur du général de Saint-Pons, appartenait à cette pléiade de jeunes oisifs pour lesquels tout travail sérieux est un supplice. Élevé dans l’opulence, doué d’un physique agréable et d’une certaine dose d’esprit entée sur une dose encore plus forte de fatuité et d’impertinence, il avait, dès sa sortie des bancs du collège, décliné toute espèce de carrière. Cependant des revers de fortune, bientôt suivis de la mort de son père et de sa mère, lui ayant fait sentir la nécessité de se créer des ressources autres que celles qu’il pouvait trouver dans les débris de son patrimoine, Horace s’était mis à jouer à la bourse et il y avait été d’abord fort heureux; mais la déveine était venue, et, au moment où nous sommes arrivés, il paraît qu’elle était à son comble. L’espoir de trouver auprès de son oncle une assistance dont il avait déjà largement usé l’avait conduit au chàteau de Saint-Pons. On vient de voir qu’il s’était trompé dans son attente. Cependant il n’était pas homme à se laisser ainsi désarçonner du premier coup.

— Tenez, mon oncle, reprit-il au bout de quelques instans, mais cette fois avec un visible dépit de se voir ainsi percé à jour par l’œil implacable du général, voulez-vous que je vous parle franchement? Pour que vous me refusiez ainsi ma fortune et la vôtre, il faut que vous ayez bien peur de votre gouvernante.

— De ma gouvernante?

— Eh! oui!... Vous ne faites rien sans la consulter. Si vous m’avez prêté parfois quelques misérables sommes, c’était parce qu’elle l’avait bien permis; mais depuis que je suis disgracié par votre camerera mayor.

— Ma camerera mayor?... Mais celle que tu appelles ainsi n’est que ma cuisinière; de plus elle est d’un âge fort respectable.

— D’accord, c’est un cordon bleu émérite.

— Eh! mais, je suppose que tu n’as pas à te plaindre de sa cuisine?

— Que le ciel m’en préserve! je suis prêt à lui donner tous les certificats imaginables, si de votre coté vous voulez lui donner son congé.

— Non pardieu pas! car il me serait très difficile de la remplacer. Ce n’est pas seulement un cordon bleu accompli, c’est encore une exellente garde-malade elle est de première force sur le cataplasme; elle frictionne mes rhumatismes de main de maître. Je lui ai donné le gouvernement de ma maison, et la haute main sur mes domestiques, et je m’en trouve fort bien; mais si elle se permettait... sacrebleu! Tiens, je sens que ma digestion se fait mal, donne-moi de la chartreuse.

— De la chartreuse, mon oncle?... Vous savez bien que cela vous est defendu par Rose; elle l’a dit en apportant la cave à liqueurs.

— Cela m’est égal.

— Diable! diable! dit Horace, voilà un petit verre qui touche à l’insurrection.

— Sacrebleu! quand je te dis que je fais ce qui me plaît... Donne-moi de la chartreuse.

— Eh bien! donc, fit Horace en riant, va pour la chartreuse révolutionnaire!

Et il se mit en devoir d’aller décrocher un verre de cristal doré dans la petite cave de plissandre ouverte sur une console, et devant laquelle l’amphytrion, affriandé par l’exemple et stimulé par la raillerie, éprouvait toutes les irritations d’un désir de Tantale.

— Eh non! quand je veux quelque chose, je n’ai peur de rien, moi! continua le général avec une vivacité fébrile.

Puis, se reprenant tout à coup, sous l’empire de quelque importun souvenir qui venait de lui traverser l’esprit:

— Mon cher Horace, dit-il avec moins d’assurance, il est inutile de prendre un verre pour moi; donne-moi le tien. Que diable! entre oncle et neveu cela est obligé même; c’est ainsi que faisaient nos bons aïeux, c’est ainsi que nous faisions nous-mêmes en Afrique, en expédition. C’est une fantaisie peut-être; mais cette fantaisie me rappelle mon bon temps.

— Oui, fantaisie d’esclave, murmura Horace entre ses dents, et il ajouta tout haut:

— Enfin, puisque vous le voulez, mon oncle, j’obéis. Nons ne pouvons, de cette façon, trinquer ensemble; mais du moins, comme je me réserve de boire après vous, je saurai votre pensée sur mon compte, c’est-à-dire s’il est bien vrai que vous êtes décidé à me refuser dix misérables billets de mille francs... Tenez, mettons-en cinq et n’en parlons plus, je m’en contenterai.

— Verse d’abord... Nous verrons cela plus tard.

— Mon bon oncle! mon cher oncle! Ah! je savais bien! Quand me donnerez- vous ces cinq ou dix mille francs?

. — Après ma mort.

— Inexorable! s’écria Horace en poussant un profond soupir et devenu tout à coup pensif; comment faire?

— A quoi songes-tu donc? reprit le général avec impatience, verse donc, verse vite!

Horace prit le flacon de chartreuse sans répondre, et, ayant rempli son verre jusqu’au bord, il le tendit à son oncle. Celui-ci l’approcha aussitôt de ses lèvres, non sans manifester un léger tremblement. Mais voici qu’au même instant la porte de la chambre s’ouvrit brusquement et donna passage à une tierce personne qu’on n’attendait pas.

Cette personne, s’élançant avec une vivacité extraordinaire entre le général et son verre, saisit dans la main presque défaillante de l’invalide le verre dont à peine il avait eu le temps d’aspirer l’arôme, et en jeta impitoyablement le contenu par la fenêtre; puis, croisant ses bras sur sa poitrine, l’œil étincelant, les narines et la bouche crispées, elle demeura quelques secondes muette et dans une attitude de defi.

La nouvelle venue était une petite femme de cinquante à cinquante-cinq ans, maigre et proprette, d’une mise presque sévère, mais où la simplicité cherchait à déguiser une aisance déjà acquise. Son bonnet tuyauté à la hollandaise encadrait sa physionomie implacable comme une fin de mois. Cette femme portait dans toute sa personne l’empreinte de ses habitudes de soins tyranniques et de son dévouement par doit et avoir; c’était enfin, si l’on peut s’exprimer ainsi, une comptabilité en chair et en os, enjuponnée et revêtue d’un tablier blanc.

— Ah! je vous y prends! s’écria-t-elle en récupérant soudain l’usage de la voix; de la liqueur dans votre état, en temps de choléra! et de la chartreuse par-dessus le marché ! y a-t-il du bon sens? et la fenêtre ouverte encore par le serein!

En même temps, elle ferma la fenêtre avec une irrésistible énergie, nonobstant les réclamations du général, qui déclarait qu’il allait étouffer.

— Soyez tranquille, répliqua Rose du même ton d’autorité, vous n’étoufferez pas longtemps; je vais faire bassiner votre lit, et vous allez vous coucher. Vous n’êtes pas bien aujourd’hui... Vous avez trop dîné, j’en suis sûre. Je vais revenir, ajouta-t-elle avec le même ton impératif, en jetant un coup d’œil sur une pendule; il est moins tard que je ne croyais: neuf heures trente-cinq minutes seulement, Je reviendrai ici dans vingt-cinq minutes!

Et la gouvernante sortit.

— Eh bien! mon oncle, qu’en pensez-vous? dit Horace, rendant à son oncle le sourire sarcastique que celui-ci lui avait si longtemps infligé.

— Je pense, reprit le général visiblement penaud, que la forme laisse un peu à désirer.

— Je crois, au contraire, reprit Horace d’un ton légèrement railleur, et comme pour se dédommager ainsi du refus de concours pécuniaire qu’il venait d’éprouver, je crois que la forme ne laisse plus rien à désirer.

— Oui... plaisante tant que tu voudras! mais enfin cette fille a soin de ma santé, et tout cela prend sa source dans une bonne intention.

— De bonnes intentions! reprit Horace, on dit que l’enfer en est pavé. Il paraît que pour vous mon oncle, l’expérience commence même sur la terre. C’est un avancement d’hoirie sur l’autre monde.

— C’est possible, repartit le général; mais que n’en faisais-tu toi-même l’observation à Rose? Au lieu de cela, tu es resté pétrifié comme une statue.

— Ma foi! mon oncle, je ne pouvais mieux faire que de vous imiter. Je ne suis pas le maître de cette fille, moi, et je ne veux pas qu’elle me prenne en grippe et vous monte la tête contre moi; vous finiriez peut-être, après m’avoir fermé votre bourse, par me fermer votre porte.

— Allons donc! n’es-tu pas mon neveu? le fils de ma sœur? Touche là, mon garçon; toi et ton cousin Maxime vous êtes ici chez vous, entends-tu bien? et, ni Rose, ni personne au monde ne sauraient vous en exclure tant que vous vous y trouverez bien, Sacrebleu!

— Amen! s’écria piteusement Horace, qui, comme le coq de La Fontaine, ne put s’empêcher de penser que le moindre grain de mil sous forme de billets de banque eût beaucoup mieux fait son affaire dans le présent que le chàteau de Saint-Pons dans l’avenir

En même temps il se mit à prêter l’oreille et ajouta:

— Eh! mais il me semble que j’entends sur la route le trot d’un cheval; est- ce que ce ne serait pas mon cousin Maxime qui arriverait précisément?... Ma foi! au risque de me brouiller avec votre gouvernante, mon oncle, je vais vous le dire.

Et Horace ouvrit la fenêtre et fixa ses regards sur la route, en ce moment illuminée par un magnifique clair de lune. Il ne s’était point trompé dans sa prévision: c’était bien Maxime, qui, un moment après, se précipitant dans la chambre, embrassait son oncle.

—Te voilà, mauvais sujet, dit le général d’un ton de gronderie affectueuse. On accorde le quart d’heure quand les gens viennent dîner avec vous; mais il n’a jamais pu être question de quatre heures de grâce. Et moi qui te proposais à ton cousin comme un type d’ordre et de régularité ! Allons, embrasse-le aussi, car aujourd’hui tu n’as pas le droit de l’humilier.

— Et je n’en ai jamais eu la prétention, dit Maxime en embrassant cordialement Horace, je n’ai que celle de m’excuser; et vous, mon cousin, quand vous connaîtrez la cause de mon retard, vous voudrez bien m’excuser aussi.

— Vous... vous... répéta le général avec affectation allons donc! vous! l’un le fils de mon frère, l’autre l’enfant de ma sœur, que je retrouve pour la première fois à mon foyer après de longues années de séparation... j’entends qu’on se tutoie.

— C’est vrai! il y a bien longtemps que je ne t’ai vu, dit Maxime d’un ton franc et affectueux à Horace, mais j’ai été en mer.

— Et lui, Horace, il naviguait sur une autre mer bien autrement fertile en naufrages: la Bourse, repartit le général de Saint-Pons, qui n’était pas fâché de reprendre à son tour l’offensive contre le neveu prodigue.

— Eh bien! après tout, répliqua Horace du ton d’un homme qui est décidé à ne pas se laisser mordre impunément, s’il fallait choisir entre la captivité et le naufrage, je préférerais encore ce dernier désastre... dût-on me refuser toute planche de salut; mais, ajouta-t-il en voyant le sourcil de son oncle se froncer, la parole est à Maxime pour un fait personnel; il faut qu’il nous dise les causes de son retard.

— Oui, conte-nous cela, mon gaillard, pendant qu’on va te servir à dîner, dit le général à Maxime, tout en saisissant la sonnette dont le cordon était à sa portée.

— Oh! c’est inutile, mon oncle, répondit Maxime en lui arrêtant le bras, l’aventure qui m’est arrivée C’est une aventure où l’on dîne.

— Alors, dit le général, il n’y a que demi mal... Nous t’écoutons.

Et Maxime encore tout plein de son sujet s’empressa de faire le récit des événemens que nos lecteurs connaissent, en laissant déborder à chaque mot l’impression vive et profonde qu’Emmeline avait produite sur son cœur.

— Oh! quel dommage, dit-il avec un soupir, que je ne sois pas encore seulement capitaine de frégate! c’est la femme qu’il m’eût fallu. Mais baste! un officier inférieur ne doit pas se marier, et quand j’aurai les deux grosses épaulettes à torsades, cette jeune fille sera sans doute la femme d’un autre.

—Eh bien! reprit Horace, de quoi te plains-tu? littéralement que la mariée est trop belle? Qui t’empêche alors de te faire aimer d’elle, et quelle meilleure situation que d’avoir pour rival le mari? d’ailleurs, s’il fallait épouser toutes nos conquêtes, ou même seulement nos passions, où en serions-nous? Heureusement la polygamie est un cas pendable. Sais-tu, Maxime, que pour un marin tu parais d’une sagesse qui touche presque à la pruderie?

— Que ce soit sagesse ou pruderie, répondit Maxime, peu m’importe; mais je n’aime pas le partage et, le jour où je donnerai mon cœur, comme je le donnerai tout entier, je prétends être traité de même.

— C’est de la morale en action au premier chef, mon cher cousin.

— Non, c’est de l’égoïsme, voilà tout.

— Allons, tu ne chasses pas de race, car nous avons un oncle qui ne l’a guère été égoïste. Aucune conquête, partagée ou non, ne l’effrayait; il n’a jamais epousé, que je sache, en revanche il a beaucoup triomphé.

— Peut-être un peu trop, mon cher neveu, reprit le général en hochant la tête, et si c’était à recommencer, je serais un peu plus rebelle aux conditions du métier: notamment je prodiguerais moins les heures d’attente passées à la belle étoile sous les fenêtres d’une jolie femme, et qu’on paye si cher plus tard. On sème des myrtes et on recueille des rhumatismes... Sans compter que tout ne se borne pas là, et que les pères et les maris usent parfois de la faculté que la lui leur accorde de manquer complètement de patience. Je ne parle pas ici des duels, on y aurait trop beau jeu, mais des embuscades et des guets-apens d’où l’on sort quelquefois estropié... quand on en sort.

— Savez-vous, mon oncle, reprit Horace, que vous dégoûteriez du métier de séducteur, sans compter que vous nous feriez accroire que vos deux doigts coupés sont le résultat de quelque bonne fortune.

— Brisons là, s’écria le général avec un mouvement d’humeur; aussi bien voici dix heures qui vont bientôt sonner, et j’ai besoin de mon lit: je me sens fatigué.

— Par ordre supérieur, dit Horace à mi-voix à Maxime. Mais il me semble, mon oncle, reprit-il en s’adressant au général, que vous pourriez facilement en qualité de voisin de campagne, faire connaissance avec le père de cette charmante jeune fille. Tenez, vous me présenteriez aussi dans la maison, je ne serais pas faché de m’associer à mon tour au bénéfice de l’admiration, tout en partageant de confiance celle de mon cousin. Allons! ne vas-tu pas être jaloux? dit-il à Maxime, en voyant deux plis à peine perceptibles rider les sourcils de l’officier de marine. Mais on n’est plus jaloux aujourd’hui: c’est le règne universel de la communauté ; l’amour même est en actions; au surplus je ne prétends à aucun dividende: ainsi tu peux permettre à notre oncle de nous présenter chez l’amiral... Comment s’appelle donc ton amiral?

Maxime n’eut pas le temps de répondre, car à l’instant même où la pendule sonnait dix heures, Rose apparut sur le seuil, ponctuelle et inexorable sous son bonnet tuyauté, et tenant à la main le bougeoir symbolique. Le général de Saint-Pons se leva aussitôt de son fauteuil, comme s’il eût été mû par un ressort, et, prenant congé de ses deux neveux, il suivit machinalement son Antigone domestique.

Horace et Maxime, n’ayant rien de mieux à faire, ne tardèrent pas non plus à s’aller coucher; l’un pour revoir sans doute dans ses rêves sa jolie compagne de captivité, l’autre pour combiner les moyens de trouver les 10,000 francs qui lui faisaient défaut.

Le lendemain, pendant que le général et ses deux neveux étaient à table pour le déjeuner, on apporta deux lettres arrivées simultanément chacune par un exprès. L’une de ces lettres était adressée à M. Maxime de Saint-Pons; l’autre, toute mignonne, toute parfumée et timbrée d’un cachet armorié, à M. Horace Guidal.

— Diable! mes gaillards, dit le général, à peine arrivés chez moi, et voilà déjà les poulets qui vous pleuvent!

— Ma foi! mon cher oncle, répondit Maxime, après avoir demandé la permission de lire son message, vous avez votre part dans celui-ci, car c’est M. l’amiral de Marsal qui veut bien m’adresser ses excuses pour le repas que j’ai fait dans cette pauvre cabane, repas qui m’a paru si bon à moi, et qui m’engage à venir dîner chez lui dimanche prochain. M. de Marsal me demande, mon oncle, s,il vous convient de lui faire l’honneur de m’accompagner. Eh bien! quand mon cousin vous parlait hier de vous présenter chez notre voisin de campagne, il ne pensait pas que l’occasion viendrait si vite. Allons, mon oncle, je vais répondre en votre nom que vous acceptez, à moins qu’après déjeuner vous ne préfériez faire atteler, et nous irons ensemble remercier de son aimable invitation le comte de Marsal.

A ces derniers mots, une indéfinissable expression se dessina sur la physionomie du général de Saint-Pons: il demeura quelques instans sans répondre et sans qu’on pût bien apprécier si ce court silence tenait à la préoccupation qu’il éprouvait ou à un sentiment d’hésitation; puis il dit à son neveu:

— Non mon ami; si tu veux aller chez l’amiral tu iras seul. Tu le remercieras en notre nom commun; mais je suis infirme, souffrant, et je ne puis me déplacer assez facilement pour faire de nouvelles connaissances. Que diable! tu oublies d’ailleurs que nous sommes en temps de choléra.

Rose entrait à ce moment.

— Eh bien! monsieur, s’écria-t-elle de son ton sec et un peu brusque, avez-vous répondu à cet amiral qui vous invite à dîner? son domestique est là qui attend... C’est du monde comme il faut, cela: voilà les gens qu’il faut voir, pourvu que vous ne mangiez pas trop et que vous rentriez de bonne heure.

— Vous voyez, mon oncle, reprit Maxime en souriant, que tout le monde est de mon avis. Le choléra n’est pas une excuse sérieuse; car je sais que vous n’en avez pas peur. Et puis c’est presque un frère d’armes pour vous que M. de Marsal; son grade et son rang dans le monde correspondent exactement aux vôtres. De plus, j’ai servi sous ses ordres, je lui dois la vie. A tous ces titres, vous ne pouvez refuser, ne fût-ce que par simples égards, de faire sa connaissance.

— Mais, mon neveu, je te dis que je n’irai point chez l’amiral, répliqua le général avec des signes visibles d’impatience et comme s’il était à la fois contrarié d’être pressé sur ce sujet et cependant mécontent d’en avoir peut être trop dit.

— Et toi, Horace, ajouta le général, évidemment désireux de détourner le cours de la conversation, est-ce aussi une invitation à dîner que tu tiens à la main?

Mais, le marquis de Saint-Pons fut obligé de répéter son interpellation, car celui auquel il s’adressait ne prêtait aucune attention à ce qui ce passait autour de lui, tant il était absorbé dans la lecture de sa lettre,;

— Mon oncle, répondit enfin Horace du ton d’un homme qui se réveille en sursaut, il faut que je vous quitte à l’instant, une affaire importante m’appelle à Marseille.

— A ton aise, mon garçon! Va, pars et reviens vite. Ah ça! est-ce qu’il s’agirait par hasard de ces 10,000 francs dont tu m’as parlé ?

— Oh! non pas.

— A la bonne heure, car tu sais ce que je t’ai dit à ce sujet: je persiste.

— Et moi, mon oncle, je renonce à vous en parler de nouveau.

— De mieux en mieux.

— Veuillez faire seller un cheval, car il faut que je parte sans délai ponr Toulon, où je prendrai la voiture de Marseille.

— Vous entendez, dit le général à Rose, ceci vous regarde.

Rose sortit,

— Ah çà ! reprit le général, excuse-moi, mon cher Horace, je suis un imbécile de n’avoir pas deviné tout de suite, en voyant ce joli petit billet qui exhale un parfum de violette et où j’entrevois de si délicates armoiries, qu’il s’agit tout simplement d’une bonne fortune nouvelle. Heureux coquin, va! N’est-ce pas que ce billet est d’une femme, et d’une jeune et jolie femme par-dessus le marché ?

— Mon oncle, vous ne vous êtes pas trompé.

— De quel ton me dis-tu cela, mon garçon! Sais-tu que tu n’es plus le même homme qu’hier soir? Tu sembles presque consterné de ta bonne fortune: est-ce qu’on aurait cessé de t’aimer?

— Oh! bien au contraire.

— Allons; tout est pour le mieux, mes chers amis! ajouta le géneral en prenant la main de ses deux neveux; que ne suis-je à votre place!

— Le cheval est sellé, dit Rose en rentrant.

— Bonjour, mon oncle, bonjour, mon consin, fit Horace de plus en plus sombre et soucieux, à bientôt, j’espère! Je pars pour Toulon.

— Et moi, dit Maxime tout rayonnant de bonheur je vais répondre à M. l’amiral de Marsal, que je serai son hôte dimanche.

La famille de Marsal

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