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LA QUARANTAINE

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— Loué soit Dieu! s’écria Emmeline, en se laissant tomber épuisée de fatigue sur l’unique fauteuil qui eût jamais existé dans l’humble demeure de sa nourrice un de ces vieux fauteuils de cuir comme on n’en trouve plus guère aujourd’hui en France et qui se transmettaient jadis de génération en génération, la crise est enfin terminée, la transpiration est rétablie: la voilà qui s’endort, ma pauvre bonne Madeleine!

— En effet, reprit en s’essuyant le front l’officier de marine, auquel nous donnerons, sans plus tarder son prénom de Maxime mais ce n’est pas sans peine... de votre part au moins, mademoiselle.

— Oh! ne parlez pas de moi, monsieur! je n’ai fait que mon devoir en assistant l’excellente et digne femme qui m’a jadis nourrie de son lait et qui m’a toujours témoigné tant d’attachement. Mais vous, monsieur, vous que j’ai détourné de votre route de vos devoirs aussi peut-être... tout au moins de vos plaisirs, pour remplir une tâche si pénible, laissez-moi vous remercier à présent du fond du cœur de votre généreux dévoument, et excusez-moi, je vous en prie, si j’ai tant tardé à le faire. Aussi longtemps que le danger a existé, je n’avais plus la tête à moi, et maintenant même je me demande si tout ce qui vient de se passer n’est pas un rêve.

— Mademoiselle, répondit Maxime d’une voix dont le timbre un peu grave était pourtant rempli de douceur, il est heureusement pour moi bien réel que j’ai eu la bonne fortune de m’associer à vous pour une œuvre d’humanité, et c’est un souvenir qui ne s’effacera jamais de ma mémoire.

Emmeline demeura quelques instans silencieuse puis, obéissant tout à coup à une sorte d’impulsion magnétique, elle s’agenouilla au pied du lit de Madeleine.

» Seigneur, mon Dieu dit-elle, et vous aussi, pardonnez-moi de n’avoir pas songé à vous tout d’abord pour vous adresser mes actions de grâces; car c’est à vous que je dois le salut de cette bonne Madeleine, qui m’a appris la première à bégayer votre nom.

Ayant ainsi parlé, la jeune fille joignit ses deux mains et se mit à prier à voix basse avec ferveur.

Maxime, chez qui les terribles hasards de sa profession et les solennels aspects de la vie de bord avaient dès longtemps étouffé les instincts sceptiques et matérialistes de notre époque, Maxime se sentit profondément ému à ce spectacle, et, se laissant tomber à genoux non loin de Mademoiselle de Marsal, il unit mentalement ses prières à celles de la jeune fille.

C’était à coup sûr un tableau digne de fixer les regards que celui que présentait en ce moment cette chambre rustique, au fond d’une maisonnette de l’un des plus pauvres hameaux de la Provence: dans un lit à baldaquin de serge jadis verte bordée d’un ruban de laine qui avait dû être de couleur orange, une pauvre vieille femme, les bras croisés sur sa poitrine, dormant d’un sommeil semblable à celui de la mort; un encadrement presque misérable, des escabeaux grossiers, une table vermoulue, une armoire et une huche dont les ais mal joints ne laissaient, quant à la couleur, absolument rien à envier aux solives apparentes du plafond, grâce à l’action combinée et séculaire de la fumée et des mouches; sur l’une des parois de la chambre, l’âtre béant avec son large et noir manteau, surmonté d’une estampe enluminée représentant un saint martyre avec l’accompagnement obligé de la légende; dans un angle obscur, une horloge à coucou; mais au pied de ce lit à baldaquin de serge, au milieu de cet encadrement plus misérable encore que rustique, se détachaient sous un rayon de soleil filtrant joyeusement dans l’intérieur de la chambre, par le large manteau de l’àtre, les deux figures pleines de grâce et de jeunesse de l’officier de marine et de Mlle Emmeline de Marsal.

Ils étaient là agenouillés comme deux jeunes fiancés qui attendent la bénédiction du prêtre, Emmeline rayonnante de fraîcheur de candeur virginale sous cette magnifique couronne que lui fesait son ondoyante chevelure blonde; Maxime, doux et grave comme le costume même qu’il portait, ce costume à la fois si simple et si élégant de la marine impériale.

Tout à coup un roulement de tambour retentit à l’extérieur. Les deux jeunes gens tressaillirent et se levèrent précipitamment, non sans avoir, par une sorte d’accord tacite et mutuel, jeté un regard inquiet sur la vieille Madeleine dont ils appréhendaient de voir ainsi le sommeil troublé. Heureusement cette appréhension ne fut point réalisée: Madeleine ne bougea pas, bien que le premier roulement de tambour eût été suivi d’un second. En même temps une voix forte s’écria:

«Arrêté de M. le maire:

«La nommée Madeleine ayant été déclarée atteinte

«du choléra, il est expressément défendu à tout le

«monde, habitans de la commune et autres, de communiquer

«avec elle. A cet effet, sa maison sera

«gardée à vue. L’exécution de la présente est confiée

«au patriotisme de la garde nationale, qui est invitée

«à prendre les armes.»

Un cri unanime de «Vive monsieur le maire!» accueillit cette étrange proclamation, pour laquelle nous demandons grâce à nos lecteurs, non point dans l’intérêt du roman, mais dans celui de l’histoire. Quand on a si souvent l’occasion de se montrer fier d’être Français, il faut bien qu’on en éprouve parfois un peu de honte: cela est si rare!

— Allons! dit Maxime, cette fois il n’y a plus à en douter, nous voilà bien décidément prisonniers, de par monsieur le maire!

Et comme consécration de cette parole, il y eut un nouveau ban de tambour.

— Comment faire? reprit Emmeline dont la physionomie naïve manifesta pour la première fois une ombre d’inquiétude.

— Ma foi! mademoiselle, reprit Maxime, je vous avoue franchement que j’allais justement vous adresser la même question, et que je ne vois guère, quant à moi, qu’un seul moyen de la résoudre instantanément.

— Lequel, monsieur?

— Eh! mais, ce serait de tenter une sortie et de chercher à nous faire livrer passage de gré ou de force par les assiégeants.

— Mauvais moyen, monsieur, quand les assiégeants sont en si grand nombre et qu’on se trouve à peu près seul contre eux tous, car vous ne comptez pas sans doute beaucoup sur mon assistance.

— Vous avez raison, mademoiselle, et moi je suis un extravagant qui vous demande pardon d’avoir oublié que tout ce qui peut vous faire courir le moindre danger doit être écarté.

— Le danger serait pour vous d’abord, monsieur, et c’est pour cela que je repousse ce moyen.

— C’est trop de bonté, mademoiselle. A votre tour maintenant d’exprimer un avis auquel je suis prêt à me conformer aveuglément.

— Alors, monsieur, permettez-moi quelques instants de réflexion.

— Oh! bien volontiers.

La jeune fille s’assit dans le grand fauteuil de cuir, et prit une attitude méditative, pendant que l’officier de marine se livrait à l’inspection du local dans lequel il se trouvait appelé à faire une quarantaine si inopinée.

Quelque sérieuses d’ailleurs que pussent être en ce moment les réflexions de Mlle de Marsal, nous devons à la vérité de déclarer qu’elles ne l’empêchèrent pas d’examiner tout à loisir son compagnon de captivité, ce qu’elle n’avait pu faire jusqu’alors.

C’était un jeune homme d’environ trente ans, de taille moyenne, mince et nerveux, les cheveux noirs et déjà nuancés à la région des tempes de quelques fils d’argent, qui donnaient à sa physionomie, dont l’ovale était assez allongé, une expression de douceur et de gravité singulières. Il avait les yeux bruns et le regard méditatif qui convient à un homme habitué à contempler les grands spectacles de la nature. Suivant une habitude alors assez généralement consacrée parmi les officiers de marine, il portait la barbe en collier autour de son visage, mais sans moustaches ni impépériale. Son teint, naturellement pâle, était légèrement bistré par le hâle combiné du soleil et de la mer, Quant à son costume, nous savons déjà qu’il portait l’uniforme de petite tenue d’officier de la marine impériale, avec le ruban de la Légion d’honneur noué à sa boutonnière.

A mesure qu’Emmeline complétait l’examen rapide dont on vient de lire le résultat, elle ne pouvait se défendre d’un certain trouble en songeant que sa vieille nourrice dormait du plus profond sommeil et qu’elle se trouvait ainsi, elle, jeune fille de 17 ans, seule avec un officier inconnu, sans pouvoir espérer aucun secours contre une attaque déloyale; mais une pareille impression fut de courte durée. En contemplant cette physionomie calme et placide, ce regard limpide et respectueux, Mlle de Marsal ne tarda pas à se sentir à son aise, absolument comme si elle se fût trouvée avec un ami depuis longtemps éprouvé.

Ce fut Maxime qui rompit le premier le silence.

—Eh bien! mademoiselle, s’écria-t-il, qu’avez-vous décidé ?

En entendant retentir cette voix sonore qui pour emprunter le vocabulaire de l’art du chant, eût classé infailliblement celui qui en était doué parmi les barytons, Emmeline sembla se réveiller en sursaut, et, attachant sur son interlocuteur deux grands yeux bleus remplis d’un naïf étonnement:

— Ma foi! monsieur, répondit-elle, je cherche encore.

Et comme Maxime n’avait pu réprimer un sourire.

— Savez-vous, monsieur, ajouta-t-elle, qu’on serait embarrassé à moins, et que notre situation est des plus étranges qu’on puisse imaginer? Vous ne me connaissez pas, je ne vous connais pas non plus, et, pour n’avoir pas craint de vous associer à moi en vue d’une bonne œuvre, vous voilà prisonnier avec moi, Dieu sait pour combien de temps.

— Cela prouve tout simplement, mademoiselle, reprit l’officier de marine, qu’un bienfait n’est jamais perdu.

— En vérité, monsieur, on n’est pas plus galant, et pourtant, si vous voulez être bien franc avec moi, — et vous devez l’être en votre qualité de marin, — convenez que vous ne seriez pas fâché que cette captivité eût un terme assez prochain.

— Ah! mademoiselle, vous avez donc bien mauvaise opinion de moi d’abord, de vous ensuite?

— Nullement, monsieur; mais, au risque d’être taxée pour vous d’un peu d’égoïsme, je vous déclare très-ingénuement que je ne serais pas aussi tranquille que je puis vous le paraître en ce moment si je n’avais quelque sujet de penser que notre quarantaine touche à sa fin.

— Tant pis pour moi, mademoiselle! Seulement, je dois vous faire observer que tout à l’heure vous étiez beaucoup moins confiante.

— En effet; mais j’ai réfléchi que Marius... (Marius est le nom de l’homme qui m’a accompagnée ici, le jardinier de la maison), j’ai réfléchi, dis-je, que Marius en voyant ce qui se passait, n’aura pas manqué d’aller prévenir mon père... Pauvre bon père! comme il doit être inquiet de son Emmeline! Il ne saurait être éloigné maintenant, et il arrive sans doute avec main-forte pour nous délivrer.

En parlant ainsi, la jeune fille s’était approchée d’une fenêtre qu’elle avait ouverte. Tout à coup, elle poussa un faible cri, et son front charmant s’assombrit d’une façon extraordinaire.

— Qu’est ce donc? mademoiselle, s’écria Maxime; qui peut vous troubler ainsi?

— Ah! monsieur, regardez, reprit Emmeline, Marius est encore là ! O mon Dieu! que doit-on penser à la maison?

En même temps, apostrophant vivement le rustre, Emmeline ajouta:

— Malheureux! que fais-tu là à cette porte?

— Eh! mais, dame! répondit niaisement le jardinier, j’attends mademoiselle.

— A quoi bon, puisque tu sais bien qu’on ne veut pas me laisser sortir d’ici? Il fallait aller sur-le-champ, prévenir mon père.

— Ah bien oui! il n’aurait plus manqué que cela! C’est qu’il n’est pas manchot, M. l’amiral de Marsal, et s’il m’avait vu revenir sans mademoiselle... Ouf! pauvre Marius! quel quart-d’heure!

Mais en entendant prononcer le nom de l’amiral de Marsal, Maxime avait tressailli, et s’élançant à son tour à la fenêtre:

— L’amiral de Marsal! s’était-il écrié ; vous êtes la fille de l’amiral de Marsal! Ah! loué soit Dieu, mademoiselle! quelle heureuse rencontre pour moi!

En même temps, apostrophant à son tour le jardinier:

— Mon ami, lui dit-il, il faut aller à l’instant même trouver ton maître et lui raconter ce qui se passe. Ne crains rien de sa colère; si tu as à subir quelque bourrade, je te promets autant de pièces d’or que tu auras reçu de coups de canne, et voici les arrhes. Va, cours et reviens vite!

Maxime jeta, en parlant ainsi, quelques pièces par la fenêtre, argumens des plus décisifs, surtout à l’égard de Marius qui les ramassa vivement et prit la fuite pendant que les paysans hurlaient sous la fenêtre;

— Ah! le vilain gueux! il a ramassé l’argent des cholériques! Il emporte avec lui le choléra, c’est sûr.

Dans les dispositions où se trouvait la garde nationale de l’endroit, Marius dut s’estimer heureux que les armes consistassent en fourches, en bêches et autres instruments rustiques: car s’il y avait eu un seul fusil chargé, le porteur de cette arme eût cru faire acte de patriotisme en envoyant une balle au fugitif, pour l’empêcher d’importer dans le département du Var le choléra monnayé.

Revenons à nos deux prisonniers.

Aussitôt que la fenêtre fut refermée, Emmeline dit à Maxime:

— Vous connaissez donc mon père monsieur?

— Ah! mademoiselle, reprit vivement l’officier, qui ne connaît l’amiral de Marsal? Ce nom-là est l’honneur de la marine française, et quand on le prononce à bord d’un de nos bâtimens, chacun s’incline avec respect; mais moi, plus particulièrement que tout autre, ce n’est pas seulement du respect; c’est de l’admiration, c’est de la reconnaissance que j’ai pour monsieur votre père.

— Seriez vous, par hasard, l’obligé de mon père monsieur? En ce cas, vous venez de vous acquitter envers sa fille.

— Mademoiselle, il y a de ces dettes qu’on ne paye qu’avec son sang, et l’amiral de Marsal est en droit de me demander tout le mien.

— Savez-vous, monsieur, que vous piquez au plus haut point ma curiosité, et que je brûle d’apprendre quel service mon père a pu vous rendre?

— Ah! mademoiselle, l’amiral de Marsal a rendu dans le cours de sa glorieuse carrière tant de services à son pays et à ses frères d’armes que sans doute il a oublié depuis longtemps l’obscur aspirant de marine (tel était mon grade alors) auquel il a sauvé la vie.

— Mon père vous a sauvé la vie, monsieur? Dans quelle circonstance?... Oh! parlez, racontez-moi cela, car ce doit être bien intéressant.

— Hélas! mademoiselle, le récit que vous me demandez n’a d’intérêt réel que pour moi. C’était à l’époque des combats que nous avons eu à soutenir en Océanie contre les naturels du pays, et j’étais bien jeune encore. Je venais de sortir de l’école navale de Brest; c’était ma première campagne, et j’avais l’honneur de servir sous les ordres de monsieur votre père. Dans un de ces combats qui ont été plus difficiles et plus meurtriers qu’on ne pense (car nous avions affaire à des adversaires pleins de courage et de fanatisme, et qui se servaient à merveille contre nous des fusils que leur avaient vendus les Anglais.) J’eus le malheur d’être blessé et le malheur plus grand encore de tomber entre les mains d’un de nos sauvages ennemis, un gigantesque kanak dont je vois encore les hideux tatouages.

Cet homme, qui, suivant toute apparence, avait, comme les ogres des contes des fées, le goût de la chair fraiche, m’ayant soulevé de terre comme le plus léger fardeau, m’avait placé en bandoulière sur ses épaules, et il fuyait avec rapidité à travers les rochers. Témoins de ma mésaventure, nos matelots qui se trouvaient à portée du fusil n’osaient faire feu de peur d’atteindre en même temps de leurs balles l’anthropophage et sa proie. Je me sentais perdu, et si j’avais eu la force de crier, j’aurais demandé à nos hommes, de m’arracher au supplice horrible qui m’attendait en m’achevant sur-le-champ à coups de fusil.

— Tout à coup, sous une anfractuosité de rocher, je vis surgir la tête martiale de notre brave commandant et son glorieux uniforme; puis une détonation retentit, et je roulai sur le sol au milieu des flots de sang qui s’échappaient à la fois de ma blessure et de la poitrine brisée de mon gigantesque kanak. J’étais sauvé, sauvé par M. de Marsal, qui, rapide comme la foudre, avait, accompagné seulement de deux ou trois matelots, poursuivi mon ogre et était parvenu à l’atteindre en prenant un raccourci. Ah! je vivrais cent ans que je n’oublierais jamais ce jour-là, et vous mademoiselle, vous comprenez, n’est-ce pas, que, quoique je fasse, jamais je ne pourrai m’acquitter envers monsieur votre père?

— Je comprends, monsieur, répondit Emmeline avec une émotion visible que mon père a fait pour vous ce que vous eussiez fait pour lui à sa place, et que Dieu a permis aujourd’hui notre rencontre pour alléger le poids de votre reconnaissance. Aussi bien, à quoi bon parler de reconnaissance entre marins, entre membres de la même famille?

En parlant ainsi, la jeune fille tendit sa main à Maxime avec une grâce et une naïveté adorables. Celui-ci la pressa doucement entre ses doigts et ne put s’empêcher de la porter à ses lèvres. Emmeline rougit, et pour cacher son embarras, se tourna vivement du côté du lit de sa nourrice.

— Pauvre bonne Madeleine! s’écria-t-elle, si nous allions la réveiller! Je crois que nous parlons bien haut, et ce sommeil semble lui faire tant de bien!

— Rassurez-vous, mademoiselle, reprit l’officier avec un sourire, voyez comme son sommeil est paisible, comme sa respiration est régulière! Oh! croyez-moi je m’y connais; nous autres marins nous sommes à moitié médecins. Tout danger est passé bien décidément.

— Que le ciel vous entende, monsieur!

A ce moment l’horloge à coucou sonna sept heures, et le cheval qui était resté attaché aux barreaux de la fenêtre se mit à piaffer.

— O mon Dieu! s’écria Emmeline, déjà sept heures! Comme toute ma famille doit être inquiète! C’est qu’il y a plus d’une heure de chemin d’ici à la maison, et en marchant d’un bon pas, Marius ne peut y être encore arrivé.

— Sept heures! reprit Maxime, quant à moi, je suis plus tranquille; je connais mon oncle, malgré son affection pour moi, il n’est pas homme à s’inquiéter pour si peu, et je suis bien sûr qu’il n’aura pas retardé son dîner d’un quart d’heure.

— Eh! mais, dit Mlle de Marsal, vous m’y faites penser: j’ai encore de nouvelles excuses à vous faire, monsieur. Comme si ce n’était pas assez de la prison, voilà que je vous force à y jeûner avec moi. Oh! pour le coup, c’est trop fort, n’est-ce pas, et vous allez me maudire? Pourtant, il me vient une idée: j’ai déposé quelque part, en entrant, un panier de fruits que ce poltron de Marius avait apporté à l’intention de ma nourrice. Puisque la pauvre Madeleine n’est pas en état d’en profiter, je vous convie, monsieur, à les partager avec moi. Nous trouverons bien du pain bis dans la huche. C’est une collation un peu frugale que je vous offre là ; mais mon père vous dirait: «A la guerre comme à la guerre!

— Et moi, mademoiselle, j’accepte de grand cœur. Voilà une charmante idée dont je vous remercie: ah! ce n’est pas nous autres hommes qui en aurions jamais de pareilles.

— Allons, monsieur, aidez-moi à mettre le couvert.

— Oh! bien volontiers, mademoiselle.

Quelques instans après, Maxime et Emmeline étaient attablés en face l’un de l’autre, et savouraient gaiement, avec un appétit digne de leur âge, le petit repas improvisé qu’ils avaient dressé sur la table vermoulue: La vieille Madeleine dormait toujours d’un profond sommeil. Les deux jeunes gens échangaient par intervalles un regard ou une parole de sympathie. Ainsi tout était paix et bonheur à l’intérieur de la maisonnette, pendant qu’à l’extérieur régnaient l’inquiétude et les soucis farouches.

Le jour commençait à tomber, el l’on avait allumé un grand feu de paille, non pas tant à cause de la nuit qui s’approchait que dans la pensée de purifier l’air des miasmes empoisonnés du choléra. A la fauve clarté de ce foyer incandescent, on eût pu voir ce pâle conciliabule de paysans rassemblés devant l’humble toit de la vieille Madeleine, tous les yeux hagards, tous, muets et consternés, ne quittant la place qu’ils occupaient que pour alimenter le feu, et retenant en quelque sorte leur haleine de peur qu’un souffle mortel ne s’introduisît dans leurs poitrines oppressées.

Laissons bien vite ces tristes victimes du pire des fléaux, le fléau de la peur, retournons à l’intrépide Emmeline et à son compagnon de captivité. Le repas est terminé. C’est le moment où la conversation entre nos deux personnages va nécessairement se réveiller.

— Savez-vous, mademoiselle, dit Maxime, que si j’étais tant soit peu poëte, et je ne le suis pas malheureusement, il ne tiendrait qu’à moi de me comparer à André Chénier retenu dans les cachots de la Terreur avec cette charmante Mlle de Coigny, qui lui a inspiré sa touchante élégie de la Jeune captive?

—En vérité, monsieur? reprit Emmeline en rougissant, mais d’abord, monsieur, je ne ressemble nullement à Mlle de Coigny; et puis, grâce au ciel, ni vous ni moi ne sommes menacés de monter en sortant d’ici dans la fatale charrette. Au lieu de cela, nous sommes condamnés tout prosaïquement à nous en aller chacun de notre côté, vous chez monsieur votre oncle, moi chez mon bon père et ma bonne mère, qui seront bien heureux de me revoir.

— En effet, repartit Maxime en soupirant, il faut que je songe à prendre congé de vous, mademoiselle, et qui sait? peut-être nous ne nous reverrons jamais.

— Pourquoi donc? fit Emmeline devenue pensive à son tour: monsieur votre oncle habite ces environs: sans doute, il est connu de mon père... Comment se nomme monsieur votre oncle?

— Il porte le même nom que moi, mademoiselle; on l’appelle Saint-Pons. Seulement, il est général de cavalerie et moi je ne suis que simple lieutenant de vaisseau.

— Le général de Saint-Pons! En effet, j’ai entendu souvent prononcer ce nom et j’ai passé plus d’une fois devant le château qu’il habite; mais nous ne voyons pas M. votre oncle: il n’a jamais fait de visite chez mon père.

— Oh! mon oncle vit fort retiré, bien que l’heure de la retraite n’ait pas encore sonné pour lui. D’anciennes blessures, le besoin de repos, lui ont fait solliciter sa mise en disponibilité avant l’âge. Pourtant, je le trouve inexcusable d’avoir négligé l’occasion que lui offrait un si aimable voisinage... que celui de votre famille, mademoiselle.

— Eh bien! monsieur, vous le lui direz, s’écria naïvement Emmeline, et cela le déterminera peut-être à venir nous faire visite.

— Oui certainement, mademoiselle, je vous le promets, je me le promets à moi-même, et je suis sûr que mon oncle m’en remerciera. Il est d’ailleurs si bon pour moi! C’est lui qui m’a servi en quelque sorte de père, car j’ai eu le malheur de rester orphelin de fort bonne heure.

— Je vous plains, monsieur. Monsieur votre oncle est veuf, sans doute?

— Mon oncle n’a jamais été marié, mademoiselle. Il est célibataire, un peu par état, plus encore par goût.

— C’est un goût bien étrange, n’est-ce pas, monsieur? une existence solitaire, sans but... Est-ce que vous comptez rester garçon, vous, monsieur?

— Moi? mademoiselle! je vous avoue que je n’y avais pas songé.... jusqu’à aujourd’hui.

— Peut-être monsieur votre oncle y a songé pour vous. C’est un privilège, une fonction des oncles de marier leurs neveux.

— C’est un privilège dont mon oncle ne me paraît pas très-jaloux. Il est de sa nature peu partisan du mariage, je vous l’ai dit, mademoiselle. D’ailleurs, le beau cadeau à faire à une femme qu’un officier de marine, forcé par les devoirs de sa profession de déserter son foyer domestique pendant des années entières!

— Vous avez raison, monsieur.

En parlant ainsi, Emmeline inclina la tête et devint rêveuse. Quelques instans après, elle reprit:

— Ce n’est sans doute pas la première fois, monsieur, que vous venez dans ce pays?

— Si vraiment, mademoiselle, répondit Maxime. Depuis mon enfance, j’ai navigué constamment. De son côté, mon oncle a fait toute sa carrière en Afrique, et j’allais le voir toutes les fois que quelque bon vent m’appelait dans ces parages. Il en est résulté que je n’ai pu encore nouer connaissance avec le château de Saint-Pons, et je m’en fais aujourd’hui, à plus d’un titre une véritable fête,

— Malgré le choléra?

— A cause du choléra.

— Oh! pour le coup, voila une étrange façon d’envisager les choses!

— Dites plutôt, mademoiselle, que c’est la seule vraie, la seule légitime. N’est-ce pas au choléra que je dois le bonheur de vous connaître?Tenez, décidément Dieu fait bien tout ce qu’il fait. Ne le pensez-vous pas comme moi, mademoiselle?

— Si je vous démentais, monsieur, vous ne voudriez peut-être pas me croire.

— Qui sait? je suis marin, et partant un peu crédule, superstitieux même; parlez-moi franchement, mademoiselle.

— Eh bien! monsieur, franchement, je ne vous démentirai pas.

A peine Emmeline eut laissé échapper cette parole, qu’elle sentit une vive rougeur monter à son front. Honteuse que Maxime eût pu lire ainsi dans son cœur le charme qu’elle avait trouvé dans une entrevue dont elle commençait à entrevoir vaguement tout le danger, elle se leva inquiète, agitée, et courut à la fenêtre qu’elle rouvrit précipitamment.

— Voici la nuit! dit-elle; entendez-vous sonner les cloches dans le lointain? c’est l’Angelus, et mon père ne vient pas! Je sens à présent que je ne puis rester seule ainsi avec vous, monsieur. Que faire? mon Dieu! que faire?

— Mademoiselle, reprit Maxime, qui se leva à son tour, je comprends vos scurpules, et je m’y associe de toute mon âme; mais il y a un moyen de les dissiper. J’ai remarqué devant la porte de cette maisonnette un banc de pierre Je vais m’y installer auprès de mon cheval; j’y serai supérieurement, je me croirai sur mon banc de quart, et dussé-je y passer la nuit à la belle étoile, je vous promets de veiller sur vous comme sur le plus beau vaisseau du monde.

— Merci, monsieur, merci! Je vois que vous êtes digne de toute mon estime comme de toute ma confiance, et j’accepte votre offre. Bonsoir, monsieur!

— Bonsoir, Mademoiselle!

Maxime appréciait si bien tout ce que la position de sa compagne de captivité pouvait avoir de délicat, non seulement pour sa pudeur, mais encore pour sa réputation, qu’il crut même devoir éviter, à ce moment suprême, de s’approcher d’Emmeline, et qu’il se contenta de s’incliner profondément devant elle avant de franchir le seuil de la porte. Mais, lorsqu’il se montra à l’extérieur de la maisonnette; les paysans, qui n’avaient pas quitté leur poste d’observation, se méprenant sur ses intentions, se rapprochèrent et vinrent se grouper en demi-cercle autour de lui avec un air menaçant.

— Vous ne sortirez-pas! s’écrièrent-ils tous d’une voix; vous ne sortirez pas, ou malheur à vous!

— Mes amis, répondit tranquillement Maxime, je n’ai pas le moindre désir de m’échapper, et je me considère comme votre prisonnier; mais il faut que tout le monde vive, et vous me permettrez bien de passer quelques instans auprès de mon cheval, ne fut-ce que pour lui donner à manger.

Les paysans se regardèrent avec un peu d’indécision, se demandant s’ils devaient déferer à une pareille requête; Mais une femme qui se trouvait parmi eux et qui paraissait en proie à une grande exaltation, reprit d’un accent farouche:

— Ne le croyez pas! il veut vous tromper, l’officier. Il va se remettre en selle au moment où vous y penserez le moins et il vous échappera, et il ira porter le choléra dans le pays. Faites rentrer l’officier, l’officier de malheur

— Mes amis, repartit Maxime en haussant les épaules avec un sourire de pitié, cette femme me juge mal. Voyez le ruban qui est à ma boutonnière, eh bien! je vous atteste sur ce ruban que je ne songe point à m’en aller. Me croyez-vous?

— Non! répliqua durement la mégère, nous ne vous croyons pas. Rentrez tout de suite dans la maison de la Madeleine, ou je vas vous jeter des pierres.

En même temps, joignant l’action à la menace, la hideuse harpie se baissa et ramassa un énorme caillou, qu’elle lança de toutes ses forces. Si Maxime n’avait pas instinctivement baissé la tête, il eût été atteint à coup sûr par ce projectile, qui s’en vint briser avec fracas l’un des carreaux de la fenêtre.

Emmeline n’avait pas perdu un seul mot du dialogue de Maxime et des paysans. Plus morte que vive, elle s’écria:

— Rentrez, monsieur! rentrez bien vite! Je vous en supplie.

Mais au même instant le bruit du galop d’un cheval retentit à peu de distance, et l’on vit paraître l’amiral de Marsal, monté sur un coursier dont le mors était blanc d’écume. L’amiral était fort pâle, ainsi qu’on pouvait le voir à la lueur du feu de paille qui éclairait cette scène, et ses regards, flamboyant sous ses épais sourcils noirs, donnaient à sa physionomie naturellement sévère une expression terrible.

— Je viens chercher ma fille, s’écria-t-il d’une voix brève, en sautant à bas de sa monture avec une vivacité qu’on n’eut pas attendue d’un homme de son âge, où est ma fille?

— Mademoiselle de Marsal est, à cette heure, chez la Madeleine, balbutièrent deux ou trois voix.

— Oui, ajouta l’un des meneurs, voilà la maison, et la demoiselle y restera tant que le choléra sera dans le pays. Pas vrai, vous autres?

— Qui a dit cela? reprit l’amiral en saisissant instinctivement dans l’une des fontes de sa selle un pistolet d’arçon.

— C’est moi! repartit un paysan, qui vint en même temps se poster en avant du groupe dans une attitude de défi.

— Eh bien! fit l’amiral d’une voix tonnante, je te dis, moi, que ma fille va sortir à l’instant même de cette maison, qu’elle en sortira avec moi, et que si tu as l’audace de t’y opposer, je vais te brûler la cervelle, aussi vrai que je m’appelle le comte de Marsal.

— Vous ne ferez pas cela, amiral, murmura l’homme d’un ton déjà singulièrement radouci.

— Parla mordieu! je le ferai! essaye et tu verras. Oh! je te reconnais bien, va, car je t’ai eu sous mes ordres au temps où tu étais matelot. Tu n’étais, dans ce temps-là, qu’un assez mauvais drôle, auquel j’ai fait administrer bien des coups de garcette; ton dos doit en porter les marques. Allons! chenapan, qu’on me fasse place! Vous êtes tous d’ignobles poltrons. Il n’y a de contagieux que la peur, mais le choléra ne l’est pas.

Il est bien rare que, dans les moments de crise, les masses populaires ne soient pas subjuguées par l’énergie et l’intrépidité d’un caractère viril, alors surtout que certaines qualités physiques, jointes à l’habitude. du commandement, viennent rehausser l’autorité d’un pareil caractère. Sous tous ces rapports, nul n’était plus apte que l’amiral de Marsal à dominer ces natures brutales et sauvages, qu’il avait appris de longue date à manier dans le cours de sa carrière maritime. Ces mêmes hommes, qui peu d’instants auparavant se fussent montrés sourds à toutes les exhortations et qui eussent peut-être résisté à la force armée, cédant instantanément à une sorte de fascination sinon même de vertige, se mirent à crier en chœur:

— Vive l’amiral de Marsal! à bas les poltrons!

En même temps, ce fut à qui s’introduirait le premier à la suite de l’amiral sous le toit de la vieille Madeleine, et, si l’on eût osé s’approcher de lui autrement qu’à distance recpectueuse, à coup sûr on l’eût porté en triomphe. Emmeline se précipita dans les bras de M. de Marsal, et, après cet épanchement de tendresse filiale, elle s’empressa de présenter à son père son compagnon de quarantaine.

— Monsieur, dit l’amiral en tendant la main à Maxime vous êtes officier de marine et vous avez coopéré avec ma fille à une bonne œuvre. A ce double titre, j’espère que vous ne refuserez pas d’accepter l’hospitalité que je vous offre, car il se fait tard.

— Amiral, répondit Maxime, recevez tous mes remerciemens pour cette invitation. J’ai le regret de ne pouvoir en profiter. Je suis attendu chez mon oncle, à peu de distance d’ici. Mademoiselle votre fille pourra vous dire d’ailleurs que j’ai la prétention de n’être pas tout à fait un inconnu pour M. le comte de Marsal. On me nomme Maxime de Saint-Pons, et si le souvenir d’un simple aspirant de marine, presque encore entant alors, n’est plus présent à la mémoire de son sauveur, il n’en est pas de même de celui qui lui doit la vie.

— Maxime de Saint-Pons!... murmura l’amiral; eh! mais en effet, je me rappelle parfaitement ce nom-là... c’est que vous avez diablement changé depuis lors, jeune homme, et pourtant il me semble que je vous vois encore couché tout pantelant sur le dos de ce Goliath anthropophage des îles Marquises. Ce gaillard-là se ménageait à vos dépens un joli déjeuner.

— Mais vous y avez mis bon ordre, amiral.

— Et je m’en félicite, morbleu! c’est un service que j’ai rendu à mon pays; dont vous avez bien mérité, si j’en juge par le ruban que je vois à votre boutonnière. Puisque nous allons être voisins de campagne, j’espère que vous viendrez renouer connaissance avec votre ancien commandant, et recevoir les remerciemens de toute la famille pour l’assistance que vous avez prêtée à notre Emmeline.

— Amiral, c’est un devoir qui va se changer pour moi en une source de plaisirs.

— Allons! allons! vous ne parleriez pas ainsi si vous ne saviez que je suis le père de deux jolies filles. Quoi qu’il en soit, monsieur, vous serez toujours le très bien venu dans la famille de Marsal; maintenant il est temps de nous séparer, car j’ai laissé tous les miens dans une inquiétude mortelle, et il me tarde d’aller les rassurer, comme il doit vous tarder à vous d’aller embrasser votre oncle. A bientôt n’est-ce pas?

Ayant ainsi parlé, le comte de Marsal tendit de nouveau la main à Maxime. Celui-ci la serra avec effusion, puis s’étant incliné respectueusement devant Emmeline, il remonta à cheval et s’éloigna dans la direction du château de Saint-Pons.

Quelques instans après une calèche s’arrêta devant l’humble maisonnette de la vieille Madeleine. La comtesse de Marsal et sa fille aînée Georgina en descendirent et vinrent à leur tour se jeter dans les bras d’Emmeline; car la comtesse, dans son inquiétude n’avait pu se résoudre à attendre le retour de l’amiral.

Sur ces entrefaites Madeleine s’était réveillée avec un sentiment de bien-être indéfinissable, tant le sommeil bienfaisant qu’elle venait de goûter avait réparé ses forces, après la crise terrible à laquelle elle avait été en proie pendant plusieurs heures. Une vive surprise se peignit sur les traits de la brave femme en voyant tant de monde rassemblé autour de son lit.

— Seigneur, mon Dieu! s’écria-t-elle, monsieur le comte et madame la comtesse, et leurs demoiselles aussi! quel honneur pour mon pauvre logis!

Ensuite, ayant promené ses regards sur tout son entourage, elle ajouta:

— Mais où donc est ce beau jeune officier de marine qui a pris tant de soin de moi avec Mlle Emmeline?

— Il est parti, dit une voix.

En entendant évoquer le souvenir de Maxime, le frais incarnat des joues d’Emmeline se teignit d’une nuance purpurine, et sa sœur aînée attacha sur elle un regard singulièrement inquisitif, pendant que l’amiral reprenait naïvement:

— Oui, mes enfans, il est parti, mais il reviendra.

La famille de Marsal

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