Читать книгу Le domino rose - Alexis Bouvier - Страница 10

III
LES FETITS SERVICES D’AMIE

Оглавление

Table des matières

Le lendemain de ce jour, Renée sortait de son atelier avec Sidie, celle-ci rieuse, la jeune fille rêveuse.

–Tu vas monter une minute chez moi, le temps d’écrire, et je vais à Montmartre te reconduire jusqu’à la porte de ta mère.:

–Dépêchons-nous, alors, Sidie. Hier, mère était très-inquiète; elle m’a grondée, et j’ai dû raconter que nous avions de l’ouvrage pressé qui m’avait obligée à travailler plus tard.

–C’est l’affaire de dix minutes. C’est M. Rochon qui doit m’avoir écrit ou qui est venu, et j’ai promis de lui répondre ce soir.

–Comment! il vient chez toi?

–En voilà une demande! Quelle importance ça a-t-il pour moi? Je suis libre, i ndépendante. Je ne suis pas comme toi: je ne pense pas au mariage. J’ai ma liberté, je l’aime et la veux garder.

–Tu regretteras cela plus tard, Sidie.

–Comment, c’est toi qui vas me faire de la morale?

–Pourquoi pas!

–Mais, ma chère petite, dit Sidie d’un ton protecteur, raisonnons un peu. Quelle est celle qui a raison de nous deux?… Tu es pauvre, ta mère est pauvre: ce n’est qu’en travaillant toutes deux que vous parvenez à vous suffire. Et comment, encore, ajouta la grande fille en jetant un regard plein de commisération sur la toilette de Renée. Quelle espérance as-tu? Tu épouseras un ouvrier, toi, mignonne, jolie; tu seras contrainte à faire la soupe, soigner le petit, obéir à ton homme.

–Ma mère n’a jamais fait autre chose!

–Ta mère, ta mère… Ça n’était pas comme aujourd’hui, de son temps; et puis ta mère n’a pas été mariée. Elle s’est amusée étant jeune.

–Sidie; je ne veux pas que l’on dise cela,

–Mais ce n’est pas méchamment, ma chère, que je te parle ainsi: tu sais bien que je te porte trop d’amitié pour chercher à te faire de la peine J’entends te dire, que si je trouvais celui que tu connais, c’est-à-dire, un gen! garçon, m’adorant, comme M. Maurice, je ne le laisserais pas échapper.

–Mais j’ai dit M. Maurice que sa recherche me onvenait, et qu’il ait à s’adresser à ma mère

–Voyons, tu n’es pas adroite, Renée ce jeune homme a une famille qui s’opposera assurément à son mariage avec une simple ouvrière; il faudrait, pour cela, qu’il fût assez engagé, assez attaché à toi pour avoir la volonté de résister à ceux qui voudraient vous séparer.

–Que j’aie tort, que j’aie raison, l’avenir me le dira; mais dussé-je être pauvre toute ma vie je préfère vivre ainsi: je suis estimée et aimée de tous, on me mépriserait si je faisais ce que tu me conseilles. J’aime M. Maurice, et s’il voulait être autre chose que mon mari, j’aurais la force de l’oublier!…

–On dit cela!... mais quand on aime vraiment!

–Je t’en supplie, Sidie, n’en parlons plus. la pensée que j’ai de M. Maurice est plus digne de lui.

Les deux jeunes filles étaient arrivées rue de Crussol, où demeurait Mlle Sidie. Le concierge lui dit qu’un jeune homme était venu pour lui parler; ayant répondu que Mlle Sidie serait chez elle après sa journée, il avait déclaré qu’il reviendrait vers sept heures.

–Je te laisse, dit aussitôt Renée.

–Au contraire, fit vivement Sidie. Cela nous regarde toutes deux.

Le regard clair de la jeune fille se dirigea interrogateur, sur sa compagne.

–Je n’ai qu’un mot à lui dire et nous partons aussitôt. Monte avec moi.

Renée n’avait aucune défiance; le ton léger de la grande Sidie ne pouvait faire prévoir le complot ourdi contre elle. C’est que Mlle Sidie trouvait ce qu’elle avait imaginé la chose la plus simple du monde, elle brusquait une situation qui devait avoir pour résultat de rendre son amie plus heureuse; et en faisant cela elle était convaincue que Renée serait la première à la remercier, en riant elle-même de sa conduite. Elle pensait qu’elle répéterait ce qu’elle avait dit, elle, dix ans plus tôt:

–Est-on bête quand on est jeune fille!

Sidie habitait, au quatrième étage, une petite chambre précédée d’une cuisine, petite chambrette de fillette, bien gaie, bien proprette, un peu trop luxueuse pour une ouvrière. Sur la cheminée, sur l’étagère, on sentait bien un peu le tourniquet des fêtes et des bals publics; les vieux saxe et les petits bronzes ne s’y faisaient remarquer que par leur absence… mais la pendule et les candélabres Louis XV étaient de bronze doré, les meubles étaient en palissandre, le lit était capitonné, les rideaux étaient de soie et laine. Quand on songeait que Mlle Sidie pouvait gagner jusqu’à trois francs par jour, on se demandait le problème résolu pour payer tout cela sur les économies réalisées.

Ceux qui l’avaient résolu étaient récompensés; ils avaient leurs portraits bien encadrés de chaque côté de la cheminée: leur âge expliquait la facilité avec laquelle ils avaient trouvé le problème difficile.

L’atmosphère qu’on respirait en entrant était pleine d’un parfum pénétrant et voluptueux, qui pendant quelques secondes charma Renée; elle s’assit dans un grand fauteuil.

Sidie fouillait dans son armoire et mettait tout sens dessus dessous.

–Bon! fit-elle, je n’ai pas de papier à lettre… forcée de descendre en chercher… quatre étages! comme c’est gai!… Je descends, Renée.

–Ne sois pas longue.

–Non, si l’on vient, fait entrer, que l’on m’attende, il faut que j’aille jusqu’au boulevard pour trouver un papetier.

–Dépêche-toi!…

–Oui! et prompte, tournant la tête afin de cacher le malicieux sourire que la réussite de sa ruse amenait sur ses lèvres, elle descendit l’escalier. Seule, Renée s’étendit sur le fauteuil, et l’œil demi clos, ses narines roses frémissantes, la bouche à demi ouverte, elle huma le parfum perfide de la chambre. Des idées étranges, nouvelles, lui traversèrent le cerveau. Les conseils de la grande Sidie prenaient des formes, elle voyait Maurice entrer dans la chambre, s’avancer vers elle, il était à ses genoux, il suppliait, il jurait un amour éternel, et ses mains étaient entre les siennes, il glissait son bras autour de sa taille, elle sentait la tiédeur de son haleine; en même temps qu’elles donnaient un baiser, ses lèvres lui disaient: je t’aime… et elle, elle s’abandonnait, elle avait des tremblements dans son être, de petites rougeurs lui venaient aux joues… A ce moment, on frappa à la porte; elle se leva, et, toute confuse de l’état inexplicable dans lequel elle se trouvait, tournant le dos à la fenêtre pour qu’on ne vit pas la rougeur que ses pensées avaient amenée sur ses joues, elle dit:

–Entrez.

La porte s’ouvrit et Maurice parut. On juge facilement de la stupéfaction de Renée à sa vue. Comme elle restait muette, confuse, Maurice s’avança vers elle et lui dit en souriant:

–Vous êtes surprise, Renée, de me trouver ici?

–Oh oui!

–Je vous aime trop pour vous mentir; ce n’est pas le hasard qui me fait vous rencontrer, je ne venais point de la part de Rochon pour parler à Sidie, je venais pour vous voir; pour vous parler, Sidie m’avait promis qu’elle vous amènerait ici ce soir.

–Que me dites-vous là?… Vous avez vu Sidie?…

–Oui, en bas. C’est-elle qui m’a dit de monter.

–Elle est avec vous?…

–Non, elle nous laisse seuls!

Renée fronça les sourcils, elle eut peur… elle craignait de comprendre… Aussi, c’est avec la voix tremblante de crainte et d’émotion qu’elle demanda:

–C’est vous qui aviez convenu avec Sidie de m’amener ici; c’est vous qui lui avez dit de nous laisser seuls?…

Maurice ne répondit pas.

–Répondez, Maurice.

Le jeune homme s’avança, vers la jeune fille et comme elle se reculait, il la suivit… Renée avait peur… Maurice tomba à ses genoux, et d’une voix que rien ne peut exprimer, il lui dit:

–C’est moi, Renée, c’est moi qui ai consenti à tout cela. Je voulais être seul avec vous, pour que notre amour ne soit plus seulement un mot... Renée, je vous aime; je prévois autour de nous des obstacles à la passion qui me dévore. Renée, devant Dieu, aimons-nous sans souci des autres.

Renée, effrayée, entendait sortir de la bouche de Maurice les mêmes paroles que Sidie lui avait dites quelques instants auparavant. Elle ne pouvait plus douter: c’était un piège qu’on lui avait tendu! Son amie l’avait livrée et celui qu’elle adorait avait accepté cette trahison! Sa poitrine haletait. Blottie dans l’angle de la chambre, elle se sentait perdue, car vainement elle essayait de parler: la voix s’éteignait dans sa gorge. Le silence enhardit Maurice. Fiévreux, tremblant d’émotion, il s’avança vers la jeune fille, lui prit les mains et, comme elle les retirait, il se leva et voulut la prendre dans ses bras en lui disant:

–Renée, je vous l’ai juré, je le jure encore, Renée, vous serez ma femme. Les résistances que nous rencontrerions aujourd’hui s’éteindront si vous êtes ma compagne… Renée, je suis fou, mais je t’aime. Aime-moi.

–Laissez-moi. laissez-moi, fit la jeune fille se défendant.

–Renée, en passant le seuil de la chambre la rougeur au front, je me suis promis d’avoir le courage de la faute que j’allais commettre, sachant que mon amour pour vous pourrait m’en obtenir le pardon. Renée, c’est une folie, c’est un crime, mais je me suis juré que tu m’appartiendrais.

La jeune fille, muette, suffoquée, se défendant vivement, retrouvait peu à peu l’énergie éteinte par la brusquerie de l’attaque, elle s’échappa des bras du jeune homme, et courant vers la porte elle dit:

–Vous n’êtes qu’un misérable!

Maurice avait perdu tout sentiment moral. Grisé par sa passion, ayant conçu un acte odieux, il sentait que son excuse n’était que dans la réussite; si Renée lui échappait, il était criminel et ridicule. Il courut à la porte, la ferma à clef et se plaçant devant elle, il la prit violemment en lui disant:

–Je suis un misérable, mais tu m’appartiendras.

Maurice était fort et vigoureux: vainement la jeune fille essayait d’échapper à son étreinte; il la tenait dans ses bras et ses lèvres cherchaient ses lèvres. Renée, épouvantée, sentit se glisser sur son visage l’haleine alcoolisée du jeune homme. Elle comprit tout; c’était le déshonneur ou la mort. Le malheureux, pour avoir le courage d’accomplir l’acte odieux qu’on lui avait conseillé, s’était grisé, la flamme étrange de ses yeux, que Renée croyait allumée par la passion, c’était l’ivresse qui en était la cause.

Elle se débattait; il la tenait toujours, résistant aux secousses furieuses qu’elle faisait pour se dégager; elle fermait les yeux pour ne plus le voir, car il avait un regard qu’elle ne lui connaissait pas.

–Lâche! infâme! gueux! disait-elle en continuant à lutter.

–Je t’aime! répétait Maurice. Tout à coup il la sentit se glisser de ses bras, il voulu la retenir, mais la tête pendait sur son épaule… les yeux étaient éteints, une mousse sanglante venait aux lèvres, ses bras se dressèrent, elle tomba à genoux. Maurice, effrayé, ne la tenait plus; le corps s’affaissa lourdement à terre et la tête heurta le parquet.

–Ciel! et se baissant, ayant placé sa main sur le cœur de la noble enfant, il sentit qu’il ne battait plus; il se redressa épouvanté, courant dans la chambre, s’arrachant les cheveux, gémissant:

–Morte! morte!

Il ouvrit la porte et cria dans l’escalier.

–Sidie! Sidie! au secours!

La grande fille, qui bavardait chez la concierge, remonta aussitôt. En voyant la jeune fille étendue sur le parquet, elle courut à elle.

–C’est son mal, dit-elle, Pauvre petite!… Aidez-moi, aidez-moi à la mettre sur le lit.

Rassuré par Sidie, Maurice l’aida. Sachant en deux mots l’atroce scène qui s’était passée et que Maurice, dégrisé, lui racontait en admirant la solide vertu de Renée, la grande fille n’eut pour tout cela qu’un haussement d’épaules. Lorsque Renée commença à respirer, il ne se sentait pas le courage de subir le regard de mépris de celle qu’il aimait maintenant bien plus encore. Sidie le consolait. Lorsque Renée revint à elle, son regard clair et pur se fixa sur le malheureux jeune homme,–qui suppliant, mit genoux en terre, les larmes aux yeux, les bras tendus vers elle, et disant:

–Pardon! pardon!

Et d’une voix sèche, sans réplique, lui montrant la porte, elle lui dit:

–Sortez, monsieur, sortez.

Malgré les supplications de Sidie qui disait:

–Laisse-le donc, pardonne-lui… puisqu’il se repent!…

Le bras de Renée montrait la porte… Maurice balbutiait; écrasé par le mépris de celle qu’il aimait, il n’osait lever les yeux. Elle, d’une voix profonde dans laquelle toute son honnêteté révoltée se faisait entendre:

–Sortez, monsieur, que je ne vous revoie jamais.

Le pauvre garçon ployait sous le poids de sa honte, debout, gauche dans sa démarche; ses mains maladroites cherchaient la serrure de la porte, il sortit enfin gémissant:

–Ah! je suis un misérable et un lâche!

Il descendit un peu comme un homme ivre, s’accrochant à la rampe et toujours poursuivi par ce regard brillant d’où jaillissait tant de mépris.

Maurice souffrait de deux choses; il se sentait infâme de sa tentative et il se sentait ridicule de sa non-réussite. Il cherchait vainement à s’excuser: il se disait que le vrai coupable c’était Sidie, il n’avait pas eu l’idée de la faute, on la lui avait fait commettre, et plus il descendait en lui, plus il se trouvait innocent. Cependant il éprouvait en lui-même une gêne horrible. Qu’allait-il faire? il le sentait bien, il ne pourrait plus vivre sans celle qui lui avait si courageusement résisté.

Il s’assit à la porte d’un café du boulevard, accoudé sur la table la tête dans ses mains, il pensa et malgré lui, sur ses lèvres qu’il mordillait, revenaient sans cesse les mots:

–Un niais et un misérable1

Il cherchait dans son cerveau le moyen de racheter sa faute, d’obtenir le pardon. Tout à conp prenant un parti, il appela le garçon et lui demanda ce qu’il fallait pour écrire. Il écrivit cinq lignes, les signa et écrivit sur l’enveloppe;

A madame Caroline Vallier,

Rue des Acacias,

Paris-Montmartre.

Il se leva, paya le garçon et jeta sa lettre à la poste.

Il traversait la place du Château-d’Eau, lorsqu’il lui sembla apercevoir Renée. Il pressa le pas et la reconnut. La jeune fille se hâtait de regagner sa demeure. Il évita d’être vu, et, attiré par elle comme par un aimant, il la suivait, bien décidé cependant à ne pas lui parler.

–Demain, disait-il, demain, c’est elle qui m’écrira de venir chercher mon pardon.

Renée était pâle. De temps à autre, sa poitrine oppressée se soulevait; elle étouffait ses sanglots et passait souvent sa main sur ses yeux pour essuyer les larmes indiscrètes.

Pauvre enfant! tous ses rêves de bonheur et d’avenir étaient envolés! Le seul homme qu’elle avait remarqué, le premier qui avait fait battre son cœur était désormais mort à jamais pour elle. Et la pauvre petite, comme elle sentait bien qu’elle n’aimerait jamais ainsi!… Elle marchait vite, vite, ayant hâte d’embrasser sa mère, de retrouver en ses bras l’affection perdue.

Maurice pressait le pas, la suivant, décidé à ne pas lui parler, évitant d’être vu par elle et cependant espérant qu’un hasard heureux changerait tout cela. C’est le propre des amoureux de se persuader à eux-mêmes le contraire de ce qu’ils désirent.

Les yeux du jeune homme dévoraient la taille bien prise, l’allure élégante de la jeune fille; il lui sembla que Renée, par deux fois, avait fait un crochet rapide comme pour échapper à quelqu’un, il se rapprocha d’elle, et pâlissant de colère, il vit qu’elle était suivie et obsédée par un homme de quarante à quarante-cinq ans; il n’osait s’interposer, et, furieux, cherchait le moyen de débarrasser la jeune fille de l’importun.

La nuit commençait à tomber, lorsque Renée se trouva dans les environs de l’hospice de Lariboisière; les passants à cet endroit sont plus rares: enhardi par cette circonstance, l’homme qui la suivait s’avança près d’elle, et lui conta dans l’oreille quelques odieux propos, car la jeune fille s’écarta en faisant un soubresaut: l’homme lui glissa la main autour de la taille, pour l’embrasser. Renée jeta un cri en se dégageant.

Maurice avait vu la scène, il n’hésita pas et s’élança au devant de celle qu’il aimait.

Il prit Renée entre ses bras; celle-ci, sentant une nouvelle étreinte, prit pour une nouvelle attaque le secours qui lui arrivait, elle se débarassa par un mouvement brusque de Maurice et le regarda avec un souverain mépris. Elle demeura stupéfaite en le reconnaissant.

L’homme, envoyant le jeune homme se placer entre lui et celle qu’il poursuivait, se retirait prudemment, cherchant l’excuse à donner à celui qu’il prenait pour le mari, l’amant ou le frère, s’il venait à lui.

Renée ne voulait rien devoir à Maurice; son aide, à cette heure, lui semblait une nouvelle injure. Attirée dans un guet-apens, la joue encore humide des baisers qu’elle avait subis, elle crut qu’une nouvelle tentative était faite par le jeune homme. Son regard le prenant des cheveux aux pieds, écrasant de mépris, cloua le jeune homme à sa place, et Renée, achevant, lui dit:

–Un homme m’insulte, il était digne de vous d’y ajouter l’injure de votre protection.

–Que me dites-vous? je.

–Je ne vous connais pas, monsieur, fit Renée en s’éloignant rapidement.

Maurice était resté stupéfait, écrasé par les paroles, par les regards et surtout par l’accent méprisant avec lequel la jeune fille lui avait parlé. C’était fini, il le sentait; il ne restait dans le cœur de la jeune fille que le dégoût le plus profond pour celui qui avait tramé le guet-apens de la rue de Crussol; il restait tête baissée, regardant stupidement Renée dont la silhouette se perdait dans la brune du soir.

L’homme qui poursuivait la jeune fille avait entendu, il ne vit dans Maurice qu’un intrus qui était venu déranger sa conquête; il se dit même que sans lui la petite ouvrière aurait enfin écouté ses propositions: furieux de sa déconvenue, il vint vers le jeune homme et lui dit insolemment:

–Imbécile, une autre fois vous vous occuperez seulement de vos affaires.

En entendant ces mots, Maurice se redressa; il ne pensait plus qu’à Renée, il avait oublié l’homme, cause de ce qui venait de se passer. La douleur qu’il ressentit, le ridicule qui l’enveloppait, la rage qui grondait en lui, il avait donc enfin quelqu’un sur lequel il allait pouvoir faire retomber tout cela; cet audacieux, ce libertin, qui avait osé parler à celle qu’il aimait, enfin, il allait pouvoir passer sur quelqu’un la furie nerveuse qui le secouait depuis deux heures.

L’œil en feu, les dents serrées, il se campa devant lui. L’homme se dressa à son tour, soutenant le regard du jeune homme.

–C’est à moi que vous parlez, monsieur? dit Maurice en mordant ses lèvres.

–Oui, jeune homme, fit dédaigneusement l’individu.

–L’habitude d’insulter les femmes rend votre lâcheté insolente.

–Surtout avec leur souteneur!…

L’homme n’avait pas fini le mot, qu’un vigoureux soufflet rougissait sa joue et le faisait vaciller; il était fort vigoureux, il allait se précipiter sur le jeune homme; mais, aux premiers mots, quelques personnes s’étaient arrêtés autour d’eux et s’interposèrent.

Un curieux ayant dit, en voyant la mise élégante des deux hommes:

–Messieurs, des gens comme il faut ne se collettent pas.

L’homme s’était dompté et avait dit d’une voix sèche:

–Vous avez raison, monsieur!… et, s’adressant à Maurice:

–Est-ce que vous vous battrez?

–Oui, monsieur!

–Je vous tuerai demain.

Maurice, haussant les épaules, lui donna sa carte.

–Je suis à vos ordres, monsieur, et j’espère avoir demain la visite de vos témoins.

–Ils seront de bonne heure chez vous, répondit l’homme en échangeant sa carte.

Le monde s’amassait, et des agents couraient déjà pour savoir le motif du rassemblement. Maurice se hâta de déguerpir; il appela un cocher, monta en voiture, et, comme la nuit était presque venue, il lut, à la lueur de la lanterne, sur la carte que l’individu lui avait remise:

Henri Joret de Gaillac,

Rue de Douai.

Calme, il mit la carte dans sa poche, cherchant à se rappeler les traits de son adversaire. Suivant sa pensée nous allons le dépeindre rapidement.

C’était un homme de quarante-cinq ans, gracieusement et vigoureusement bâti. Le visage d’un ovale un peu long avait le caractère judaïque, il était bien encadré par des cheveux bruns qui retombaient en boucles épaisses sur le front, quelques fils blancs s’y mêlaient; il portait la barbiche à deux pointes, et ses lèvres bien dessinées, étaient couvertes d’une moustache rousse qui rapetissait la bouche; le nez était droit, les yeux fendus en amande, bordés de longs cils étaient très-enfouis; ils avaient un regard étrange semblable à une lueur phosphorescente, un regard de fauve que les cils adoucissaient à peine de leur ombre, le teint était, brun et mat. Plus jeune il devait avoir été très-beau. Les formes et les attaches avaient une certaine élégance, les mains et les pieds étaient extrêmement petits. Dans le regard, dans le dessin de la bouche on sentait en lui un côté indomptable, farouche, même dans le sourire un pli soucieux traversait le front.

Tel est l’homme que Maurice haïssait après l’avoir vu dix minutes à peine, et qu’il avait souffleté. Calme dans sa voiture, heureux même de ce premier duel, il pensait:

–Quoi de plus heuréux, il l’a insultée, je le tue… ou je meurs… et c’est pour elle!

Le domino rose

Подняться наверх