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IV
LES TERREURS DE CAROLINE

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Table des matières

Caroline avait dressé le couvert, elle attendait, et Henri ne revenait pas; elle était heureuse des déclarations nouvelles de celui qu’elle aimait, et calme, pour effacer de son cerveau le sinistre tableau du matin, sa pensée se portait vers l’avenir. Elle créait dans les nuages bleus de son imagination le monde dans lequel elle allait vivre. Elle avait épousé Henri, elle s’appelait Mme Joret de Gaillac; elle avait mis au monde un fils, elle l’élevait, et son mari, après quelques affaires heureuses à la Bourse, fondait une grande maison de banque.

Couchée dans un large fauteuil, les pieds sur les chenets devant la braise encore chaude, la tête en arrière, le regard fixe, suivant le rêve dans le vide, Mlle Caroline Vallier voyait l’intérieur luxueux qu’elle dirigeait. Son œil à demi éteint s’éclaira tout à coup; presque sous son pied, dans les braises, au milieu d’un tas de papiers brûlés, on voyait fourrée entre les dalles et le chenet une lettre. Caroline la prit. On avait brûlé des papiers, et la lettre avait échappé à l’incendie. En la prenant, Coroline voulait la jeter au foyer, mais le papier était rose, et l’écriture de l’adresse révélait la main d’une femme: «A M. Henri Joret de Gaillac, rue Saint-Florentin.

–Très-pressée.»

–C’est d’elle! dit aussitôt Caroline, dont la main trembla.

Elle regarda le timbre, il était de la veille.

Elle se leva aussitôt, courut dans l’autre pièce, ouvrit la porte et écouta si personne ne montait; assurée de n’être point surprise, elle revint près de la cheminée et ouvrit la lettre.

–C’est d’elle. j’en étais certaine, fit-elle lorsqu’elle eut vu la signature. La dernière lettre qu’elle a écrite, peut-être.

Et tremblante elle lut:

«Mon Henri aimé,

» Ce soir, attends-moi, nous irons à ce bal! Je suis résolue à en finir: cette vie me pèse. Je me moque du monde, il ne m’aide pas, il ne me conseille pas et cependant il me jugera. que m’importe1 Avec cet homme, je sens que je deviendrai folle. non! c’est sans toi que je deviens folle. Si je ne suis pas près de toi, tu retourneras à ta petite ouvrière. Cette idée me tue. Henri, tu m’as dit que tu étais prêt à tout sacrifier pour moi. J’ai dit de même: ce soir, je te le prouverai. Ce soir, j’abandonne la maison pour n’y plus rentrer. Tu es pauvre, mais tu as l’avenir. La misère est la mort de l’amour. Nous ne la connaîtrons pas, Henri, il n’y a pas de délicatesse à faire. Tu me rendras plus tard ce que j’apporterai ce soir. Depuis dix jours, j’ai pris à mon mari des valeurs au porteur que j’ai fait vendre; puis j’ai fait racheter par une autre personne, pour dérouter tout le monde, des titres à ton nom. C’est un prêt, tu me le rendras plus tard. Ce soir, je t’apporte tout cela. Nous ne serons pas riches, mais nous serons à l’abri du besoin. La vérité, moi seule et toi la saurons. Je partirai ce soir en laissant à mon mari une lettre qui lui fera croire à mon suicide: cela nous donnera le temps de nous établir où nous voudrons. Ce soir, nous irons au bal de ton ami, et, au retour, tu emmèneras chez toi et pour toujours celle qui devient ta femme.

«HÉLÈNE.»

Livide, le dégoût aux lèvres, se refusant à croire ce qu’elle venait de lire, Caroline recommença la lecture de la lettre.

.–C’est impossible, fit-elle.

Elle glissa la lettre dans son corsage, courut une seconde fois à la porte d’entrée et l’ouvrant, penchée sur la rampe, elle écouta encore.

–Rien! dit-elle. J’ai le temps, il faut que j’en aie le cœur net. Ah! non! ce n’est pas de ce pain-là que je veux me nourrir, moi!…

Elle rentra précipitamment et fouilla les meubles, elle trouva presque aussitôt un lourd portefeuille, il était neuf, et portait les initiales H.J.-G., elle l’ouvrit et en fit tomber une liasse d’obligations, elle lut le nom de son amant et la date du transfert qui remontait à cinq jours.

Elle remit les valeurs dans le portefeuille et les replaça vivement dans le meuble.

Une grande minute, Caroline resta debout, accotée au marbre de la cheminée, le front moite, l’haleine sifflante, l’œil plein d’une flamme étrange, cherchant la vérité dans ce qu’elle avait entendu et ce qu’elle venait de voir.

Puis, essuyant la sueur qui perlait à la racine de ses cheveux, elle se dirigea vers l’armoire, en disant bas:

–Il faut que je sache aujourd’hui ce qu’il y a dans ce coffret qu’il cache toujours.

Elle ouvrait l’armoire, lorsque Henri rentra.

–Que fais-tu donc, ma Caro?

–Je cherchais des serviettes, répondit-elle en faisant un effort.

Puis, voyant sa pâleur livide, il lui demanda:

–Mais qu’as-tu donc?

–J’ai eu peur, seule ici. Je me suis souvenue du tableau de ce matin. Il me semblait que ce fantôme venait me chasser d’ici.

–Hein! fit Henri, qui ne dissimula pas le frisson qui lui courut le corps. En voilà, des idées1

Plaçant sur la table les objets qu’il rapportait, il dit:

–Allons, Caro, assieds-toi, nous allons souper gaîment pour chasser tes papillons noirs. Viens ici, près de moi, j’ai monté un vin généreux qui va bientôt mettre ton petit cerveau à l’envers; viens, et commençons par boire.

–Oui.

Triste, Caroline avança une chaise.

–Tiens, folle, regarde quelle piètre femme de ménage tu seras, reprit Henri, qui venait de déboucher une bouteille et cherchait vainement où la verser, tu as oublié les verres.

–C’est vrai, dit la jeune fille, essayant de sourire.

Elle trouva un verre, le plaça sur la table; elle en cherchait un autre. Henri, qui faisait tous ses efforts pour qu’elle prît au sérieux la gaieté factice qu’il dépensait, lui cria:

–Mais viens donc, Carolo.

Mon verre n’est pas grand, vu boiras dans mon verre.

Viens vite, et je poserai mes lèvres où se seront posées les tiennes. Et il chanta en levant le verre plein pour le lui offrir:

Le petit vin, comme il tape,

Il est cause que la nuit

On verra plus d’une nappe

Se changer en drap de lit.

–Enfin, fit Caroline, en voici un. C’est de l’eau qu’il y a dedans?

Elle tenait à la main un verre à moitié plein d’une eau blanchâtre; elle l’avait trouvé sur une table de nuit et l’apportait.

En la voyant, Henri se leva, d’un bond se précipitant, il lui arracha le verre et le jeta avec son contenu dans la cheminée, où il se brisa. Caroline était restée tout interdite. Henri, livide, fiévreux, cherchait à expliquer le changement subit qui s’était opéré en lui, il balbutiait:

–Tu es agaçante. voilà dix minutes que je te dis de venir, tu peux bien boire dans mon verre. cela t’est-il désagréable? tu me blesses en refusant. Quelle étrange femme tu es.

–Mais, mon ami, je ne t’ai rien fait, rien dit. Est-il possible de se mettre dans un semblable état pour si peu de chose.

Henri ne savait que dire, il prit le parti le plus sage, il s’excusa.

–Pardon, ma Caro, je suis un brutal et un sot; j’ai cru que tu refusais de boire dans mon verre. Tiens, bois.

Il l’avait attirée près de lui, lui donnait le verre, dans lequel elle trempa ses lèvres, et comme le grand œil brun de Caroline jetait obstinément sur lui son regard profond, il continua avec embarras:

–C’est une coutume en certains pays de boire dans le verre de son hôte, et celui qui refuse lui fait une injure mortelle…

–Oui! Et le regard de la jeune fille resta toujours fixé sur celui du jeune homme.

–En Allemagne, en Belgique, dans les Flandres surtout.

–Oui. je le sais; cette coutume veut dire: j’ai bu, tu peux boire. mon verre n’est pas empoisonné.

–C’est cela!… dit Henri qui devenant blême, croisa son regard avec celui de sa maîtresse. Ah çà, qu’ai-je donc d’étrange, que tu me regardes ainsi?…

–Rien! Je me demande pourquoi tu es en habit noir, en toilette de bal!… Comment se fait-il qu’en pareille toilette, tu étais couché tout habillé?…

–Je ne te l’ai pas dit? répondit le jeune homme plus embarrassé J’ai été en soirée.

–Au bal?…

–Oui!

–La même nuit que l’autre.

–Quelle autre?

–La morte, en domino rose... elle allait aussi au bal cette nuit, la Dame aux violettes.

Henri se contenait à peine, un tremblement fiévreux agitait ses mains, et d’une voix saccadée il dit:

–Vas-tu, sans cesse, me parler de cette femme? Quelles idées sinistres te tourmentent?

Avec un rire sardonique, Caroline reprit:

–C’est que tout cela me semble si étrange. C’est singulier, n’est-ce pas; pendant que tu danses, elle meurt. et aussitôt après, j’arrive moi, je viens recueillir son héritage d’amour.

Henri ne parlait plus, il regardait la jeune ouvrière, sa main, dont les allures et le langage l’effrayaient; mais celle-ci comme agitée d’une fièvre maligne, un méchant sourire sur les lèvres, le feu dansles yeux, les pommettes des joues rougies. parlait, en coupant ses paroles d’un rire étrange.

–C’est triste tout cela, n’est-ce pas? eh bien! ça me fait rêver. Il y a des coïncidences si bizarres! La nuit où tu t’amuses, ta maîtresse, la grande dame, meurt; tu es au bal, elle est portée à la Morgue. Je suis désolée, désespérée. Je sens que tu m’oublies. Je pars à mon travail en me disant: Quand donc sera-t-il arraché des mains de cette femme?… J’entre là-bas. dans la maison basse. et je la vois, ma rivale. morte. dans l’inconduite, comme elle avait vécu. Sur la tombe des gens de génie, on grave les lauriers glorieux, le livre et la plume; au-dessus d’elle, un costume, un masque, un bouquet. sa vie enfin. Je viens ici et vois une singulière chose: je te trouve en costume de bal, et, là, après le bouton de ton habit, un morceau de dentelle en points d’Angleterre et des fils floche de soie rose arrachés à ta valseuse, cette nuit. Justement, la Dame aux violettes avait, elle aussi, des volants en points d’Angleterre après son domino rose... Est-ce drôle, hein! Ta danseuse de cette nuit, habillée comme ta maîtresse d’hier, la morte de ce matin.

–Tu deviens folle, balbutiait Henri qui se sentait défaillir.

–Donne-inoi à boire, Henri, dans ton verre, et, comme en Flanddre, bois d’abord. Oh! je sais bien qu’il n’est pas empoisonné. car je ne suis pas une ennemie, moi, tu m’aimes. Maison dit qu’en buvant dans le verre des gens on sait leurs pensées. je veux connaître.

Et deux fois la jeune fille but d’un seul trait le verre plein.

–Caroline, tu as quelque chose!… Caroline!…

–Moi!… Je t’aime et je suis heureuse d’être avec toi; mais je n’ai pas la tête à moi. Cette journée, cette femme morte que j’ai revue tout à l’heure, là, dans tes rideaux. Il me semble que je deviens folle.

Henri la prit dans ses bras; elle voulut lui échapper, puis s’abandonna, et, pleurant sur son épaule, elle gémit:

–Oh! que je suis malheure use!

–Qu’as-tu, Caro?

–Oh! que je-souffre!

Et la pauvre enfant, perdant connaissance, tomba dans les bras de son amant.

Henri l’étendit sur le lit, lui donnant les soins que réclamait son état. La crise ne dura que quelques minutes, mais en revenant à elle, comme elle était épuisée et inconsciente de ce qui s’était passé, sur le conseil de son amant, elle se mit au lit et ne tarda pas à s’endormir.

Le jeune homme pensa longuement à ce que lui avait dit sa maîtresse, se demandant si ses paroles n’avaient pas un sens mystérieux, et s’il fallait seulement attribuer ce dérangement moral aux divers incidents survenus dans lajournée. Le triste tableau du matin était bien fait pour troubler l’imagination d’une jeune fille, d’une personne plutôt se trouvant dans la position intéressante de Caroline; le semblant d’arrestation l’avait aussi vivement secouée, enfin, la scène de jalousie in extremis qui venait d’avoir lieu, tout cela expliquait ce qui s’était passé.

–Elle ne se doute de rien, se disait Henri, le sommeil réparera tout cela, demain elle n’y pensera plus, heureuse de me savoir tout entier à elle, elle oubliera.

A son tour il se coucha et ne tarda pas à s’endormir. Il n’en était pas de même de la jeune ouvrière; accablée d’abord par une lourde insomnie, elle s’éveilla, et sentant près d’elle, à son côté, Henri endormi, elle se recula vivement, puis se levant avec précaution pour ne pas l’éveiller, elle s’habilla à la hâte sans bruit, et saisit dans l’armoire le coffret qu’elle voulait prendre lorsque son amant l’avait surprise en entrant. Elle l’ouvrit et vit deux paquets d’une poudre blanche.

–C’est cela!….. fit-elle avec effroi. Le misérable! c’est lui qui a assassiné la Dame aux violettes! Il l’a empoisonnée pour la voler. et j’aime. j’ai aimé cet homme!

Elle plaça dans le coffret la lettre qui lui avait tout appris, et le cachant sous son manteau, sur la pointe du pied, sans bruit, elle sortit.

Quand elle fraappa à la vitre du concierge pour se faire ouvrir la porte, disant haut le nom de son amant, elle entendit le cerbère grommeler en tirant le cordon:

–Toutes les nuits à la même heure, avec des femmes! Ça finira, cette vie-là.

Un frisson glissa dans ses veines.

–C’est à pareille heure qu’il l’emmenait déjà mourante sans doute1

La neige tombait; sans souci du mauvais temps, du pavé glissant, Caroline pressa le pas, puis se mit à courir; arrivée sur le quai elle resta une grande minute penchée sur le parapet, regardant en tremblant l’endroit où la victime avait été trouvée le matin.

Voyant des agents qui se dirigeaient vers elle, elle reprit sa course et arriva bientôt chez sa mère; celle-ci, inquiète, l’attendait, la voyant mouillée, tremblant la fièvre, l’œil hagard et le teint pâle, elle s’empressa près d’elle, lui demandant ce qu’elle avait? Caroline cacha le coffret, et dit à sa mère d’un ton étrange:

–Mère, M. Henri est mort. Je suis veuve. et bientôt je serai mère.

En disant ces mots, elle tomba sans connaissance.

Le domino rose

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