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I
CE QU’ON VOYAIT AU MARCHÉ AUX FLEURS UN SOIR DE JUIN

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Table des matières

Les lundis et les jeudis de chaque semaine, la place du Château-d’Eau, au quartier du Temple, est le jardin le plus fleuri de Paris; ce qui s’appelait autrefois le boulevard du Crime pourrait, ces jours. là, se nommer le boulevard des Fleurs.

Au milieu des plantes de toutes espèces, qui jettent dans l’air leurs senteurs embaumées, se promène tout un monde de fillettes rieuses, c’est le fourmillement perpétuel des petites ouvrières du quartier.

Le soir, après la journée honnêtement gagnée, elles se hâtent de quitter l’atelier à l’air vicié pour venir à la fraîche respirer à pleins poumons les parfums vivifiants des fleurs nouvelles; c’est un bourdonnement de voix confuses, de rires argentins; elles vont, reviennent, courent autour des arbres, transformés en massifs par les plantes qui les entourent. Tous les métiers sont confondus, l’observateur seul peut les reconnaître. La polisseuse au teint chaud, comme une provençale, teint qu’elle doit au rouge à polir; la brunisseuse avec sa blouse et sa main épaissie par le brunissoir; la piqueuse à la mécanique, au teint hâve, épuisée par le travail régulier de la machine à coudre; la couturière, que l’habitude du travail assis rend blême; la modiste, que l’excentricité semi-élégante de sa toilette ferait prendre pour autre chose; l’ouvrière d’usine, au visage barbouillé, à la robe huileuse, etc. Toutes, gaies à la fin de la journée, se promenant riant et babillant, jouant des hanches, le nez en l’air, le rire aux lèvres, la gaîté dans les yeux, troublant les crédules par leurs regards provoquants. Tant pis pour celui qui se laisse prendre à ce regard-là, il verra de quel air il sera reçu. Nous l’avons peinte déjà la petite ouvrière, ce type charmant, honnête, à l’âme pure, au cœur loyal et franc, qui vient là acheter ou accepter de petits bouquets de violettes d’un sou. Petit bouquet pas tapageur, pas compromettant, qui n’engage à rien, qu’on peut accepter ou offrir, qui se donne également à l’amie, à la femme et à l’amante. La petite ouvrière est la fille aux violettes; joyeuse, en robe de laine l’hiver, et d’organdi l’été, en bonnet de linge ou petit chapeau, brides au vent, elle grimpe le dimanche à la banlieue pendue au bras de son homme, portant à sa ceinture son bouquet de violettes, elle a des chansons plein les lèvres et de la gaieté plein son petit cœur.

Lorsqu’elle approche de ses narines roses son frais bouquet, un sourire éclaire son gentil visage. C’est la fille du peuple! mon Dieu oui! Quand elle écrit, elle met plus de cœur que d’orthographe, c’est l’excuse de ses. fautes. Elle pleure à l’Ambigu, elle pleure au Lyrique, elle pleure à la Porte-Saint-Martin, elle rit devant Thérésa.

Le dimanche, lorsqu’elle a brossé la redingote de son époux, elle glisse à la boutonnière le petit bouquet de son corsage, grande-chancelière, elle décore son homme et le fait chevalier de la légion damour.

C’est au marché aux fleurs, aux premiers rayons du soleil printanier, qu’il faut les voir, les pauvrettes; elles vont trois par trois, en taille, sans collerette, sans bonnet, exposant insoucieuses leur cerveau faible au feu turbulent du soleil de mai; bavardant, riant, jacassant, surtout agaçant les passants, et se grisant du parfum des fleurs, leurs poitrines se dilatent sous les émanations de cet air embaumé.

Un soir de juin, à l’accablante chaleur d’une journée d’été succédait une soirée douce et fraîche; le marché aux fleurs était couvert de promeneurs; le soleil se couchait dans un ciel chaud, sur le grisbleu duquel s’étendaient de longues lames rouges; un vent faible enfilait les boulevards, apportant en fraîcheur la pluie fine du grand jet d’eau; avec la nuit qui tombait on devenait silencieux; il y avait des échanges de regards dans ce tapage éteint. Sur le dernier banc du côté du boulevard du Temple, deux jeunes filles, deux ouvrières, étaient assises, celle qui paraissait la plus âgée–vingt-cinq ans environ–disait à l’autre:

,–Es-tu folle, Renée, à quoi t’engages-tu? à rien! du jour où cola ne te plaît plus, tu ne viens plus… –Non, j’ai peur! Oh! je sais bien ce que tu vas dire, toutes les liaisons commencent, ainsi, le jour où l’on voit que l’on se convient, on parle sérieusement. Je ne crois pas cela… et j’ai tort de venir et de n’en pas parler à ma mère… Si l’on nous voyait, je serais compromise.

–Compromise… comment cela? puisque je suis toujours avec toi…

–Toi, ce n’est pas la même chose, tu es libre, indépendante, sans famille, tu fais ce que tu veux, tu ne dois compte de ta conduite à personne; moi, si ma mère savait cela, pauvre chère femme, elle ne me reverrait plus.

–Tu n’as plus dix ans… tu as plus de seize ans, c’est l’âge où une jeune fille pense à sa position… est-ce ta mère qui te la trouvera? elle fait à peine de quoi se suffire… M. Maurice est riche, il t’aime, et si tu sais le prendre, tu l’obligeras bien à faire ce que tu voudras… alors sûre de lui, tu pourras en parler à ta mère… et que veux-tu qu’elle te dise?

–Elle me dira qu’elle m’a habituée à ne jamais lui rien cacher, à ne jamais lui mentir et si j’ai fait autrement, c’est que je savais commettre une mauvaise action.

–Ah bien, merci, tu vas en chercher, des affaires I...

–Sidie, partons, je ne veux plus le revoir…...

–Tu ne feras pas cela. Renée, il faut être polie; attends-le, et lorsqu’il te parlera, dis-lui à quoi tu es décidée.

–Non, je ne veux pas l’attendre; tu sais bien que je n’oserai le lui dire… Viens, je veux partir.

La jeune fille se levait, celle qu’elle appelait Sidie lui dit, en lui prenant le bras:

–Il est trop tard, le voici.

Renée leva la tête et vit, se dirigeant vers elle, un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, élégamment vêtu. Le rouge monta au visage de la jeune fille et elle baissa les yeux.

Moins confuse, la grande Sidie, le sourire aux lèvres, aborda le jeune homme en lui disant:

–Vous êtes seul, M. Maurice?

–Non, Rochon est avec moi, il paie la voiture. Et comment allez-vous aujourd’hui, Mlle Renée?

–Très-bien, M. Maurice.

Rochon était un homme de trente-cinq à quarante ans, l’œil brillant, la bouche riante; il vint près de la grande Sidie et lui dit familièrement:

–Bonjour, Sidie, est-ce qu’il y a longtemps que vous nous attendez?

–Nous arrivions…

–Dites donc, les amoureux, nous n’allons pas nous visser ici, hein! on a l’air de sortir de pension et de venir filer le parfait amour avec la bonne de sa tante… Mademoiselle Renée, prenez le bras à Maurice, il est là qui vous regarde la bouche ouverte sans dire un mot.

–Oh non! marchons… je crains d’être vue.

–Donnez-moi votre bras, Renée, nous allons par l’avenue des Amandiers gagner le boulevard Ri-chard-Lenoir… et nous serons à l’abri. N’est-ce pas, Rochon?

Renée n’hésita pas, lorsque Maurice lui prit le bras, mais déjà Sidie s’appuyait lascivement sur celui de Rochon pendant que ce dernier disait:

–C’est dans le désert que nous allons?.. Dites-donc, Sidie, est-ce que vous êtes pour ces amours-là?… c’est de l’opéra comique!…

–Pensez donc! cette enfant, c’est la première fois qu’elle aime.

–Ce n’est pas une raison pour avoir l’air si bête que ça.

–Que voulez-vous faire?

Renée, au bras de Maurice, marchait devant, répondant par monosyllabes-aux quelques phrases embarrassées que le jeune homme lui disait; Rochon pressa le pas et tes arrêta en s’écriant:

–Dites-donc! Mlle Renée craint d’être rencontrée… et puis, vous savez, c’est pas amusant la promenade à deux; est-ce que vous croyez que nous ne serions pas mieux à faire un coup de fourchette?

Le regard clair de la jeune fille allait de Maurice à Rochon semblant demander ce que cela voulait dire.

–Vous ne comprenez pas, mon enfant... Nous allons à côté, chez Bonvallet, nous nous ferons servir des huîtres, un poulet, des. écrevisses, et, tout en mangeant, on cause sans se gêner et sans crainte d’être gêné.

–Oh non! monsieur, non! je ne peux rester que quelques instants avec M. Maurice, et je veux aussitôt retourner chez nous.

–Vous resterez le temps que vous voudrez… Quand tu me regarderas là comme un mais.…tu ne dis rien, ça te rend donc muet, l’amour! En ont-ils –des têtes!

La grande Sidie riait comme une folle du sans-façon de son cavalier, elle dit à Renée:

–Cela vaut mieux, tu partiras quand tu voudras.…mais au moins tu ne risques pas d’être rencontrée.

–Non, je ne veux pas entrer dans un restaurant.

…Mais vous ne risquez rien avec moi, Renée.

…Ah!avec lui, vous pouvez être tranquille... je ne l’ai.jamais vu comme ça, reprit Rochon.

–Allons, viens donc, dit la grande Sidie, prenant le bras de Renée et l’entraînant, entrez d’abord tous les deux, nous vous suivons.

Renée dit bas à Sidie:

–Sidie, c’est mal ce que tu me fais faire.

–Tu n’es qu’une niaise, c’est ton avenir que tu compromets.…je ne te quitte pas, tu n’as rien à craindre et tu seras à même’ au moins de lui parler sérieusement. tu l’aimes, n’est-ce pas?

–Oh! oui, fit en soupirant la jeune fille.

Les deux hommes étaient entrés, les jeunes filles les suivirent et quelques minutes après, ils étaient installés dans un cabinet du premier étage autour d’une table servie. Rochon, assis sur le canapé, près de la grande Sidie, riant comme une folle de ce qu’il lui disait; près de la fenêtre, assis l’un en face de l’autre, Maurice tenait dans ses mains les mains de Renée, il la contemplait et lui parlait doucement. Celle-ci, souriante et regardant en dessous, écoutait ce chant d’amour si doux, à l’oreille qui l’entend pour la première fois. Rochon disait à Sidie en lui montrant les deux amoureux:

–Regarde-moi ça, Sidie, Platon qui conte des blagues à une jeune grecque.

–Vous, dit en riant Sidie, je vous défends de me tutoyer.

–Ils mangent des phrases… Nous, allons-y du coup de fourchette. Prenez donc des huîtres.

Sans s’occuper d’eux, Maurice disait à Renée:

–Pourquoi, Renée, avez-vous peur de moi?…

–Je n’ai pas peur de vous, M. Maurice, j’ai honte, parce que je fais mal.

–On ne fait pas mal d’aimer qui vous aime?… Je ne vous parle pas d’un amour banal qui s’éteint avec la honte qu’il laisse, je vous parle d’un amour sincère, pur comme vous, un amour qui durera la vie entière.

–C’est bien vrai, ce que vous me dites là?

–En doutez-vous?

–Nos situations ne sont pas égales… Vous êtes riche, je suis pauvre.

–Vous vous trompez, Renée, je ne suis pas riche, il me faut comme vous travailler pour vivre. Je dois l’aisance relative dans laquelle je vis à l’affection d’un oncle, mon unique parent, qui me considère comme son fils.

–Vous n’avez ni votre père, ni votre mère?

–Non, Renée, personne à aimer…

–Que vous devez être malheureux!... Si vous saviez comme elle m’aime, ma mère…

–Vous le méritez.

–Pas aujourd’hui, car près de vous je fais mal… Oh! si elle savait cela… Je n’ose y penser… et cependant il faudra bien le lui dire… Vous me le promettez?

–Je vous le jure, Renée.

–Je ne peux croire que vous m’aimez.

–Et pourquoi?

–Vous êtes heureux, élégant; vous vivez dans un monde intelligent, où vous rencontrez sans cesse des femmes plus belles, plus instruites, plus intelligentes que moi… Comment pourriez-vous avoir un amour véritable pour une petite ouvrière?…

–Si vous saviez, Renée, quelles qualités sont à mes yeux les défauts que vous vous trouvez, l’innocence, la simplicité, la timidité, autant de vertus dont vous n’appréciez pas la valeur parce que vous les avez… Point de coquetterie en vous…

–Vous trouvez cela parce que vous me connaissez peu… Peut-être même le soir, après m’avoir quittée, allez-vous avec d’autres rire de moi, qui ai cru à ce que vous m’aviez dit.

–Mais quelle méchante pensée avez-vous là… Vos mains sont dans les miennes, levez les yeux, Renée… mes regards sont fixés sur les vôtres… Comprenez-vous? Vos mains tremblent… Mes yeux ne mentent pas, Renée, je vous aime, Renée, je n’ai en moi qu’un amour, qu’un culte, vous…

En disant ces mots, Maurice avait attiré la jeune fille vers lui et ses lèvres se posèrent brûlantes sur le front de Renée qui jeta un petit cri et se leva vivement.

Rochon dit en riant:

–Bon! voilà ceux qui lisaient Platon qui font une corne à la page.

Et comme il glissait son bras autour de la Sidie, voulant aussi l’embrasser, la grande fille se dégagea en disant la main levée:

–Ah! pas de ça! ou la gifle… nous ne sommes ici que pour causer.

–Ah! ben, elle est forte, celle-là! dit Rochon ébahi et montrant les plats vides: c’est ça que vous appeler causer?

La grande Sidie et Maurice éclatèrent de rire…

Renée dit à Maurice qu’elle voulait partir. Elle craignait que sa mère ne vînt au devant d’elle et, ne la rencontrant pas, n’allât chez sa patronne. Le jeune homme s’offrit à la reconduire. Elle refusa, et, au désespoir de Rochon, la grande Sidie se leva pour accompagner son amie; mais on avait pris rendez-vous pour le surlendemain.

Quand les deux jeunes filles furent parties, Rochon furieux s’écria:

–En voilà assez de ces amours-là!… Tout ça se passe trop à la conversation… Je vais à Bullier… Faut donc M. le maire pour aimer ces femmes-là… Bonsoir les petites ouvrières!

C’était un bien joli tableau qui venait de s’effacer que celui de Mlle Renée près de Maurice, quand celui-ci, dans l’encadrement des rideaux de la fenêtre, tenait dans ses. mains brûlantes les mains mignonnes de la belle enfant. Quels regards ils échangeaient, et combien à cette heure elle était loin du cerveau de la jeune fille l’idée de rompre avec M. Maurice! Quels menteurs que les amoureux! Belle chose, au reste, que l’amour des jeunes! Admirable chose surtout que Mlle Renée, et qu’elle valait bien les longues minutes d’extase qui ravissaient le jeune homme! Que d’embarras, que dé confusion et aussi que de désirs;… c’était bien ce bon amour d’enfant qui fait des châteaux en Espagne, qui donne que de bonnes et douces pensées et dont le but et le mobile sont purs comme l’âme de celui qui le ressent.

Renée avait des cheveux châtain-roux, un nez fin dont les narines roses se dilataient dans le sourire, ses yeux bleus étaient doux, dans l’ombre de leurs grands cils retroussés, et la peau paraissait plus blanche sous les sourcils bruns, épais et soyeux. Les lèvres purement arquées souriaient souvent en laissant voir des petites quenottes d’un blanc laiteux, enchâssées dans des gencives peut-être un peu trop pâles; le sourire creusait dans les joues deux fossettes adorables.

Ni trop grande ni trop petite, admirablement faite,-la taille ronde et fine, souple et gracieuse en tous ses mouvements; la santé se lisait dans la transparence des chairs; des mains adorables, des doigts fins à ongles roses... et tout cela n’avait pas encore dix-sept ans!

Un grand malheur, cependant, malgré des apparences robustes, l’enfant avait un mal étrange, qui pouvait l’enlever en une nuit, dans une crise morale, il fallait lui éviter les grandes émotions. Ce mal, avait dit le médecin, elle le devait à une terreur de sa mère, alors que celle-ci la portait dans ses flancs, et c’est la maternité qui seule l’en délivrerait… Mademoiselle Renée ignorait, heureusement, son état.

On a vu que l’amoureux de Renée n’était pas un gaillard hardi, ayant le propos libre et passé maître en l’art d’aimer: non; il était le digne pendant de son amoureuse.

C’était un grand garçon de vingt-quatre ans, il entrait dans sa vingt-cinquième année, grand, bien pris, svelte, élégant; le geste était aisé, les mouvements rapides, et, quoique négligemment vêtu, on sentait en lui l’homme distingué.

La tête était belle, l’œil noir avait cette vivacité qu’on qualifie d’œil fripon, il était un peu enfoncé sous les sourcils très-bruns et courbés d’une ligne pure; les cils noirs et très-longs faisaient encore ressortir l’éclat des yeux; le nez était droit et fin; la bouche petite, avec des lèvres un peu épaisses, ombragées par une moustache rousse, le visage était d’un ovale un peu long et la peau avait le teint mat des Parisiens; ses cheveux, fins comme de la soie, étaient bien plantés; ils étaient plutôt châtain-foncé que bruns. On le voit, on ne pouvait assembler plus charmants amoureux.

L’autre couple était bien différent; la grande Sidie pouvait avoir de vingt-cinq à vingt-huit ans.

Grande et élancée, sa démarche se ressentait de sa longue taille; elle traînait ses pas, et avait constamment un balancement de hanches, mais cela se perdait un peu. dans ses airs penchés, veules, lascifs; la taille était bien prise, la gorge opulente, les mains étaient fines et sèches, mais les attaches étaient lourdes, plébéiennes.

Ses bruns cheveux seyaient bien à la pâleur mate de son teint; l’œil était vif, brûlant, plein d’un feu qu’allumait l’hystérie; le nez était petit; il avait cette forme gaie qu’on qualifie «de nez fripon», c’est-à-dire les narines roses, ouvertes, un peu en l’air et comme sur la piste du plaisir; la bouche était grande, mais les lèvres, lourdes et épaisses, étaient pleines d’appétit et de désirs. La grande Sidie n’était pas belle assurément, et cependant on sentait que la grande fille pouvait, lorsqu’elle le voulait, bouleverser le cerveau de celui qui la regardait. Quand son long corps se penchait sur vous, quand son cou gracieux comme celui du cygne s’avançait pour tendre le museau et offrir un sourire, les lèvres avaient des tremblements qui parlaient aux sens, et les regards avaient des éclats qui vous éblouissaient. Les baisers de la grande Sidie étaient comme les gros vins: il n’en fallait pas trop boire, ils grisaient.

C’était bien la femme qu’on est convenu d’appeler, dans les ateliers: une bonne fille. Ayant pour la morale le mépris qu’on a pour la chose qu’on ne connaît pas, elle portait effrontément ses vices, et il était rare qu’on la fréquentat sans s’être tachée après elle. Et cependant ce n’était pas pour faire le mal qu’elle perdait ses compagnes, c’est parce que la sagesse pour elle était un ridicule, le vice était le plaisir et le plaisir c’était sa vie!

Et qu’on le sache bien, elles sont nombreuses ces déclassées mal élevées dans les ateliers de Paris; vicieuses, non de nature, mais par l’insuffisance d’instruction, ne connaissant du péché que le pardon donné dans l’ombre du confessionnal, ayant à peine appris à lire chez les sœurs, juste ce qu’il en fallait pour savoir le catéchisme, et bien convaincues de ce qu’il enseigne, c’est-à-dire: que le pardon est , au bout de toutes fautes, pour celui qui se repent! il leur faut le malheur pour savoir que la loi, c’est-à-dire le code, est le véritable guide de la vie, et qu’il dit: le mal est puni.

Sidie était la femme faible prête à tout; bien dirigée, elle eût fait Je bien; abandonnée, elle faisait le mal; elle n’avait pas le sens moral! Et c’est entre les griffes de cette femme que cette pauvre petite Renée, sa camarade d’atelier était prête à tomber. Renée la trouvait gaie.

Le compagnon de Maurice n’avait pas plus de ressemblance avec lui que Sidie n’en avait avec Renée.

C’était un Parisien, un vrai, des ongles aux cheveux, il était même fier qu’on l’appelât le petit Parisien. Ayant appris la vie à l’école du malheur, et à lire à l’école des Frères, il ne savait de la vie que ce qui est faux, et ses études se bornaient à sa signature et à deux règles. Il avait combattu avec le besoin, et son intelligence native l’avait fait vaincre. Après avoir essayé de tous les métiers, sans scrupules, se moquant du qu’en dira-t-on, il était arrivé à se faire ce qu’on nomme une situation. Représentant d’une maison de commerce, intéressé dans la maison, il était content de faire sonner, en parlant, ce qu’il appelait des tunes, c’est-à-dire les pièces de5francs en argent qu’il avait dans ses poches. Superficiel, amoureux des plaisirs faciles, ami de tous, parce qu’il ne cherchait dans l’amitié que le plaisir qu’elle lui donnait, dans l’amour que la satisfaction bestiale de la chair, il était ce qu’on nomme un bon garçon. Il ne disait de mal de personne, mais il n’en disait pas de bien, il vivait avec tout le monde, passant au travers des inimitiés sans les partager, vivant par lui et pour lui, fier d’être arrivé tout seul et au fond méprisant tout le monde, parce que, plus jeune, tout le monde l’avait méprisé. Derrière ce cynique paravent, il se cachait quelque chose, il y avait au fond de l’âme de Rochon plus qu’une amitié, qu’un amour, une adoration.

Sa mère!… Rochon avait un bon cœur.

Maurice était jeune, timide, Rochon n’était plus jeune et était audacieux. Maurice tremblait devant les femmes, Rochon les bousculait. Maurice n’avait pas vécu, Rochon avait tout usé. Maurice était pensif, Rochon était bavard. Maurice était distingué, Rochon était commun… Si bien que, absolument dissemblables, ils ne pouvaient se quitter. Maurice n’était gai qu’avec Rochon.

Maurice, nous l’avons dépeint, était un très-beau garçon, Rochon avait été dans sa jeunesse l’Apollon des bals des anciennes banlieues, la coqueluche de toutes les belles filles d’alors, et c’était la joie de Maurice d’entendre son ami lui raconter les croustillants détails des commencements de femmes à la mode.

Rochon, quoiqu’il le niât, et qu’au reste il n’y parût pas, avait depuis longtemps passé la quarantaine, la calvitie ratissait déjà le crâne planté de cheveux poivre et sel, les favoris et les moustaches se conservaient mieux sous les arrosements hebdomadaires d’une eau athénienne, la peau épaisse avait les rougeurs marbrées que donne la vie gourmande; les yeux petits, verts, ardents comme des charbons, étaient presque sans cils, ils s’ouvraient tout rond, pleins de gaîté; le nez mince en haut allait se perdre dans une petite boule ronde, rosée et couperosée, indiquant le culte des vins agréables: la bouche était parisienne, les lèvres un peu lippues, se relevaient au coin, ce qui donnait un air narquois. La moustache qui les recouvrait masquait les dents, où quelques désertions auraient pu se remarquer.

Le chapeau un peu sur l’oreille, la tête enfoncée dans un col droit dont les pointes venaient à la hauteur de la moustache; mis avec soin, sinon avec élégance, toujours la canne à la main, le cigare aux lèvres, dodelinant de la tête, la démarche balancée, il rêvait de la croix. Que lui importait l’ordre? L’Éléphant Vert d’Asie ou un Jésus quelconque. il désirait seulement un peu de rouge dans le ruban; ce n’était point vanité, mais pour les affaires, il le déclarait:

–C’est pour le coup du cordon de sonnette, disait-il; j’arrive, je sonne, j’ai mis mes échantillons dans ma poche; on ouvre, si je donne ma carte à la bonne, on me balance. Je dis: J’ai à parler à Monsieur. Elle voit le ruban à ma boutonnière, elle couit et dit:–Un monsieur décoré qui demande monsieur,–Au salon, vite, vite! On m’ouvre le salon et je vois le patron qui arrive en me faisant des révérences et, pour ne pas paraître un imbécile, il me donne ma commande…

Nos lecteurs connaissant maintenant suffisamment nos héros, nous continuons:

Rochon furieux, maugréait en payant l’addition, et Maurice ravi exclamait:

–Plus je la vois cette Renée, plus je l’aime.

–Moi, tu sais, j’en ai mon affaire de ces parties-là, on boit, on mange, et puis on a tout de suite fini de rire; ah non! allons le dimanche au bois de Vincennes voir sortir les pensions.

–Mon Dieu, que tu as donc peu de clairvoyance! Mais voyons, Rochon, est-ce qu’une seule fois dans ta vie, tu as rencontré une créature semblable à Renée?

–Ah non! Dieu merci! si j’en avais une comme ça, je la mènerais à l’école… Elle ne vient pas ici pour prier le bon Dieu, elles me font rire avec leurs manières… La grande s’en est collé un gilet d’écrevisses bordelaises, mais, faut pas les prier pour se mettre à table… et puis après, ça file…

–Tu crois toujours avoir affaire à tes femmes de boulevard.

–Ah ça! tu donnes donc là-dedans, toi?… tu crois donc que c’est Lucrèce… Elles s’en vont toutes les deux, les nez tout barbouillés de la crême du dessert, et elles vont se ficher de nous avec un beau fondeur, auquel elles offriront les noisettes que la Grande-Tringle a mises dans sa poche.

–Toi, lorsque tu te trouves avec une femme, dit Maurice en riant, il faut qu’aussitôt elle ne te refuse rien.

–Est-ce que je refuse quelque chose, moi!

–Mon pauvre Rochon, tu n’auras jamais d’affection dans ta vie.

–Ce sont des affections pas assez amusantes, ça. Voilà quinze jours que ça dure. J’en ai assez. Tu reviendras tout seul, si tu veux; moi, j’y renonce… Ces petites crasseuses. Ah! non!

–Allons, ne dis pas de bêtises, et viens à Bullier.

–Maurice prit le bras de son ami; ils descendirent et montèrent en voiture, disant au cocher de les conduire à Bullier.

Le domino rose

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