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INTRODUCTION
Оглавление(1re édition du Dictionnaire érotique.)
Aucun écrivain, jusqu’à ce jour, ne s’est senti assez franc du collier ni assez ferme des rognons pour entreprendre la publication d’un Dictionnaire érotique complet; publication jugée nécessaire cependant par tout le monde, par les gourmets aussi bien que par les goinfres, par les lettrés aussi bien que par les simples curieux.
Ce que nous avons sur la matière est bien peu de chose: le Glossarium eroticum linguæ latinæ de Pierrugues, le Dictionnaire françois contenant les mots et les choses de Richelet, le Dictionnaire d’amour de Dreux du Radier, celui de Sylvain Maréchal, celui de Girard de Propiac, et enfin le Glossaire érotique de la langue française de M.*** (dit Louis De Landes). En apprenant, il y a trois ans, la publication de ce dernier ouvrage, j’allais renoncer à continuer le mien, que je supposais dès lors inutile; une rapide lecture me détrompa: le Glossaire érotique de M.*** n’est autre chose que les Erotica verba du 3e volume de Rabelais, édition Desoer,—avec cette différence que les Erotica verba tiennent dans une trentaine de pages et que M.*** les a délayés dans un fort volume in-12. Mais les expressions modernes, mais les mots pittoresques, nés d’hier, qui servent d’étiquettes aux choses de la coucherie, de l’amour et de la polissonnerie, qui a eu la patience de les colliger et le courage de les nomenclaturer? Personne. La littérature contemporaine compte assurément nombre d’excellents esprits très dignes de mener à heureuse fin une œuvre de l’importance et de la nature de celle-ci: il n’en est pas un seul qui ait osé emboucher le clairon de l’émancipation, pas un qui soit parvenu à se démailloter, à se débarrasser de ses langes et de ses lisières. Ce sont en effet de si grands seigneurs que les préjugés! de si grandes dames, les conventions! Songez donc: appeler les choses par leur nom,—la grosse affaire!
Pour moi, qui n’ai pas la vaine superstition du langage, et qui, au contraire, possède au suprême degré la haine, presque le dégoût de la feuille de vigne que les hypocrites placent sur leurs discours—comme les vieilles femmes un couvercle sur leur pot de chambre,—j’aborde résolûment le taureau par les cornes, et j’essaie de faire, à mes risques et périls, ce que personne jusqu’ici n’a eu le courage de tenter. Car il est bien entendu que je compte pour rien le prétendu Glossaire érotique de la langue française de M.***, à qui une pudeur inexplicable a fait prendre la précaution—inutile—de s’abriter derrière un pseudonyme.
Ce qui m’a guidé dans cette intéressante besogne, à laquelle j’ai consacré de nombreuses veilles et pour laquelle je ne demande aucune récompense,—m’en étant déjà décerné une à moi-même,—ce n’a pas été de donner satisfaction aux curiosités malsaines des libertins, vieux ou jeunes, qui se jettent sur les livres obscènes comme les mouches sur des rayons de miel: j’ai trop le respect de moi-même pour descendre à une aussi puérile infamie, quelque haut prix qu’elle rapporte à son auteur. Le métier de masturbateur intellectuel peut avoir des avantages précieux pour les gens qui croient, avec Vespasien, que l’argent ne pue point; mais comme je ne me sens pas le moins du monde porté à l’exercer, je ne l’exerce pas. Mes visées sont plus hautes et mes habitudes d’esprit moins malpropres. J’ai le style gaillard, mais l’intelligence chaste.
La langue française étant, de l’avis de Voltaire, «une gueuse fière à qui il faut faire l’aumône malgré elle,» j’ai voulu essayer de glisser dans la poche de son Dictionnaire légal, si pauvre, la plupart des expressions du Dictionnaire interlope, si riche, que je publie aujourd’hui, malgré ses imperfections involontaires et ses omissions inévitables. Je me suis fait le saint Vincent de Paul des nombreux mots orphelins qui grouillent dans le ruisseau, des nombreuses expressions vagabondes qui se morfondent depuis si longtemps à la porte du Dictionnaire de l’Académie, et je leur ai construit, à mes frais, un petit hospice en attendant qu’on songe à les admettre dans le grand.
Ce qui se parle doit s’écrire, et tout doit se parler—même devant les jeunes filles. Les mots ne sont pas ordes, ce sont les pensées qui sont sales. La lecture de l’Arêtin et la vue des priapées du Musée secret de Naples sont moins corruptrices que beaucoup de romans que je pourrais citer, et je serais même disposé à absoudre le marquis de Sade (assuré que je suis de la parfaite innocuité de sa Justine) si ce misérable avait écrit en meilleur français: les livres dangereux sont les livres mal faits. Le libre langage de nos pères, qui effarouche tant de ridicules pudeurs, vaut cent fois mieux que notre phraséologie bégueule—et en même temps embrenée d’équivoques obscènes—dont ils se seraient si justement crevés de rire. Langue châtrée, peuple castrat. Où sont nos couilles du temps jadis? Qu’a-t-on fait du français médullaire, si substantiel et si savoureux, de Mathurin Régnier, d’Agrippa d’Aubigné, d’Amyot, de Rabelais, de Montaigne, de Brantôme, et de tant d’autres écrivains qui besognaient fort et dru? On l’a remplacé par le petit français d’un tas de petits écrivassiers, les uns membres—émasculés—de l’Académie, les autres dignes de le devenir. Et voilà pourquoi notre langue est muette, d’éloquente qu’elle était autrefois!
C’est à ne s’y pas reconnaître dans cette tour de Babel moderne, où l’on est arrivé, par le bégueulisme, à la confusion du langage. Jamais on n’a aussi mal écrit, ni aussi mal parlé. L’hôtel de Rambouillet, qu’on pouvait croire exproprié et démoli pour cause de clarté publique, existe avec plus de locataires que du temps de la Guirlande de Julie; il y en a depuis le sous-sol jusqu’aux combles, maîtres et domestiques mêlés, Houssaye sur Lamartine, Musset sur Murger, Mérimée sur Aubryet, Janin sur Sainte-Beuve. Ces Précieuses mâles—du moins du sexe masculin, car mâles emporte avec soi une idée de vigueur que je ne veux pas attacher au nom de ces péronnelles en culottes,—ces Précieuses, à l’exemple de leurs aînées en jupons, fessées à tour de bras par Molière, ont frappé de proscription tous les mots virils de notre langue, toutes les expressions bien bâties, qui avaient jadis droit au respect général et qui en sont réduites aujourd’hui à faire le trottoir, comme de vulgaires prostituées.
Ah! que cette horreur du mot propre est bête, dangereuse—et inutile! Qu’est indécent et saugrenu cet amour de la périphrase et du sous-entendu qui joue dans la conversation le rôle d’énigme dont tout le monde finit toujours par trouver la clef! «Vilains hypocrites! s’écrie Denis Diderot avec une indignation sincère; foutez comme des ânes débâtés, mais permettez-moi de dire foutre. Je vous passe l’action, passez-moi le mot. Vous prononcez hardiment tuer, voler, trahir, et l’autre, vous ne l’oseriez qu’entre les dents!... Il est bon que les expressions les moins usitées, les moins écrites, les mieux tues, soient les mieux sues et les plus généralement connues. Aussi, cela est: aussi, le mot futuo n’est-il pas moins familier que le mot pain; nul âge ne l’ignore, nul idiome n’en est privé; il a mille synonymes dans toutes les langues, il s’imprime en chacune sans être exprimé... et le sexe qui le fait le plus, a usage de le taire le plus.»
Que répondraient à cela nos Précieuses—si on les consultait? Que Diderot était un écrivain ordurier, qui aimait les vilains mots comme certaines gens aiment les mauvaises odeurs, et qu’aujourd’hui on le condamnerait à deux ou trois années de prison pour «outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs,»—sans compter deux ou trois autres années pour «outrage à la religion catholique.»
J’y consens—pour un instant. Mais Michel de Montaigne? Oserez-vous, pécores, dire de ce gentilhomme périgourdin ce que vous avez niaisement reproché au fils de l’ouvrier coutelier de Langres? Montaigne a écrit la même chose, pourtant, et tout aussi clairement: «Qu’a fait l’action génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire et si juste, pour n’en oser parler sans vergongne, et pour l’exclure des propos sérieux et règlez? Nous prononçons hardiment tuer, desrobber, trahir; et cela, nous n’oserions qu’entre les dents. Est-ce à dire que moins nous en exhalons en paroles, d’autant nous avons loy d’en grossir la pensée? Car il est bon que les mots qui sont le moins en usage, moins escripts, et mieulx teus, soient les mieux sceus et plus generalement cogneus...»
Vous les appelez des ordures
Tous ces mots qui, ruisseaux de miel,
Coulent avec de doux murmures
Des lèvres en quête du ciel!
Vous vous signez lorsqu’on raconte
Ce que signifie Être heureux! Vous vous cachez le front de honte D’avoir joui comme des dieux!
Vous rougissez de vos ivresses
Lorsque vous êtes dégrisés,
Et vous reniez vos maîtresses
Lorsque repus de leurs baisers!
Quel mal trouvez-vous donc à dire
Ce qu’à faire vous trouvez bon?
Pourquoi crime un charmant délire?
Comment caca votre bonbon?
Ah! libertins de sacristie
Dont le cœur à la bouche ment,
Pourquoi recrachez-vous l’hostie
Gobée à deux si goulûment?
Ce cant que nous reprochons si maladroitement aux Anglais, nous l’avons au même degré qu’eux; nous rougissons pudiquement, jeunes vierges à barbe, des grossièretés de notre Rabelais, comme ils rougissent, ces pucelles à favoris rouges, de leur Shakespeare. Et plus nous allons, et plus notre cant s’aggrave—avec nos vices. Je me rappelle encore l’émotion générale qui accueillit, il y a deux ans, le chapitre des Misérables de Victor Hugo où s’étale superbement la réponse énergique de Cambronne à Waterloo. C’était un scandale à nul autre pareil. On ne voulait pas croire à tant d’audace, et, le nez même sur la page où cette shockinerie se trouve déposée, avec des commentaires aggravants tout autour, on se refusait encore à y croire. Des cris de paon étaient poussés dans les salons et dans les cafés à propos de cette incongruité littéraire. Les académiciens se cachaient la face et se couvraient de cendres. Arsène Houssaye mettait un crêpe à sa houlette de berger en chambre. Madame Louise Colet prenait le voile. Champfleury allumait des lampions sur sa fenêtre, au grand ébahissement des habitants de Montmartre—qui se croyaient déjà au 15 août...
Victor Hugo avait écrit Merde!
Sans doute. Après? et pourquoi toutes ces clameurs de pies en délire? Que prouve cette sainte—et ridicule—indignation? Rien, sinon que depuis Boileau les lecteurs français veulent être respectés quoiqu’ils ne se respectent pas eux-mêmes. Rien, sinon que la chasteté de notre langage témoigne surabondamment du libertinage de nos mœurs. Rien, sinon que nous ne trouvons les mots ordes et puants que parce que nos actions sont malsaines et nidoreuses. Rien, sinon que notre âme est un fumier sur lequel poussent les fleurs—de rhétorique. Rien, sinon qu’au lieu de laisser aux femmes le bégueulisme des paroles, nous l’affichons comme la feuille de vigne de l’impudicité, faisant ainsi semblant d’ignorer que jamais la pureté de l’âme humaine n’a été entamée par les familiarités les plus stercoréennes du langage humain. Il ne nous manquait que cette hypocrisie-là pour être complets!
Les questions morales que cela soulève sont de la plus haute importance, et j’aurais grande joie à les examiner ici avec détails, afin de vider une bonne fois sur la tête d’un public béotien le panier de mes colères et de mes ironies. Mais, par malheur, la place me manque, mon cadre me force à me borner: à peine me reste-t-il quelques lignes.
J’abrège donc, ne voulant d’ailleurs prouver rien autre que mon droit à réunir en corps de livre une cohue d’expressions pittoresques auxquelles le Dictionnaire de l’Académie fera faire éternellement le pied de grue, sans daigner même entrebâiller un de ses feuillets pour en laisser entrer quelques-unes chez lui. «Toutes les langues roulent de l’or,» a dit Joubert,—et l’argot d’un peuple entier est une langue, spécialement l’argot érotique; s’il vit en marge du Dictionnaire officiel, comme les gens qui le parlent vivent en marge de la société officielle, il n’en finira pas moins, à un moment donné, par se confondre comme eux dans la circulation générale.
Au reste, peu me chaut! C’est déterminément que j’ai composé le recueil pornographique que je publie aujourd’hui, sans arrière-pensée mauvaise; non pour tenter mes contemporains du gaillard péché de luxure,—comme le diable de Papefiguière les nobles nonnains de Pettesec,—mais à titre seul de documents pour l’histoire de la langue et celle des mœurs au XIXe siècle, et avec cette conviction, solidement ancrée dans ma conscience, que s’il n’est utile à personne, à personne non plus il ne sera nuisible. Les lecteurs vraiment chastes ne s’en sentiront pas corrompus; les lecteurs corrompus n’en deviendront pas plus libertins.
Je n’aurai jamais à me couper le poignet par remords de l’avoir écrit.