Читать книгу La Jérusalem délivrée - Alphonse de Lamartine - Страница 11
CHANT III.
ОглавлениеÉJA, précédée des légers Zéphyrs, l’Aurore s’avance dans le Ciel, brillante d’or et de roses. Déjà les Chrétiens sont sous les armes, l’air retentit de leurs cris et de leurs voix, et bientôt la trompette guerrière, trop lente pour leur impatience, fait entendre des sons éclatants et joyeux. Le sage Bouillon veut, par le seul empire de la douceur, diriger et seconder ces transports; mais il serait plus facile d’arrêter le cours précipité des ondes qui s’engloulissent clans Carybde, ou l’irrésistible Borée lorsqu’il déchire les cimes de l’Apennin et fait sombrer les vaisseaux. Cependant, le pieux général parvient à régler la marche de ses guerriers, et presse leurs pas dociles au son qui marque la mesure. Tous les coeurs s’élancent; tous volent vers la cité dont la vue tarde tant au gré de leurs désirs. Mais quand le soleil, s’élevant dans les cieux, brûle de ses rayons ardents les campagnes desséchées, Jérusalem se découvre soudain à leurs regards. Ils se la montrent du doigt, et mille voix confondues font entendre ce cri mille fois répété: «Jérusalem! Jérusalem!» Tels on voit d’audacieux navigateurs se hasarder à la recherche des contrées étrangères: jouets des vents infidèles, ils ont erré sur des mers inconnues et sous un pôle ignoré; ils aperçoivent enfin le rivage, ils le saluent par de longs cris d’allégresse; ils se le montrent les uns aux autres, et oublient les misères et les fatigues du voyage.
A cette joie extrême qui avait d’abord pénétré leurs âmes, succède une profonde tristesse mêlée de crainte et de respect. Ils osent à peine lever leurs regards vers cette ville, séjour choisi par Jésus-Christ, où il mourut et fut enseveli pour ressusciter glorieux. De faibles accents, de sourdes paroles entrecoupées de soupirs et de larmes, les sanglots d’une armée entière qui se livre tout à la fois à la joie et à la douleur, répandent dans les airs un long murmure. Ainsi l’on entend au sein des forêts l’aquilon frémir dans l’épaisseur du feuillage. Tels les flots poussés contre les écueils, brisés sur les rivages, s’entrechoquent avec de plaintifs mugissements.
A l’approche de la Cité Sainte, les Chrétiens s’avancent les pieds nus, à l’exemple de leurs chefs. Ils dépouillent l’or et la soie de leurs riches manteaux; ils ont quitté leurs casques et leurs panaches. Écartant toute vaine pensée, les yeux baignés de larmes, ils se plaignent que l’entrée de ces murs leur soit interdite, et ils s’accusent de n’avoir pas assez de pleurs pour leur repentir «Les voilà donc, ces lieux, ô Seigneur, disent–ils; ces lieux que ton sang arrosa tant de fois, et des torrents de larmes ne s’échappent point de nos yeux! et nos coeurs de glace ne se fondent pas pour devenir une source de pleurs! Coeurs insensibles, vous n’êtes pas brisés, vous n’êtes pas déchirés! Ah! notre douleur doit être éternelle si nous ne pleurons pas aujourd’hui! "
Cependant, le soldat musulman, qui, du haut d’une tour, veille et observe les monts et les campagnes, aperçoit un tourbillon de poussière. C’est une épaisse nue qui roule étincelante, enflammée, et qui semble porter dans son sein la foudre et les éclairs. Bientôt il distingue l’éclat des armes et reconnaît les hommes et les coursiers.
«Quel est, s’écrie-t-il, ce nuage de poussière répandu dans les cieux? Comme il resplendit!–Aux armes, citoyens!... Voici l’ennemi!... Soyez prompts, montez sur les remparts!... Aux armes! Le voila! Regardez cette horrible nuée qui envahit les airs!»
Les femmes, les enfants, les vieillards, troupe faible et sans défense, incapable de frapper ou de combattre, remplissent les mosquées de leurs voeux et de leurs prières. Les habitants les plus vigoureux et les plus intrépides ont déjà saisi leurs armes. Les uns courent aux portes, les autres sur les murailles. Aladin est partout, voit et surveille tous les préparatifs. Il donne ses derniers ordres, et, pour être plus prêt au besoin et dominer la plaine et les montagnes, il va se placer sur une tour élevée. Près de lui est Herminie, la belle Herminie, qui trouva dans cette cour un asile après la mort du roi son père, tombé sous les coups des Chrétiens à l’assaut d’Antioche.
Cependant, Clorinde sort à la rencontre de l’ennemi. Une foule de guerriers l’accompagnent, mais elle les devance tous. Argant se poste près d’une issue secrète et se prépare à la soutenir. Par son air intrépide et ses discours, elle anime ceux qui la suivent: «C’est aujourd’hui., leur dit-elle, qu’il faut fonder l’espérance de l’Asie, en com» mençant la guerre par une victoire.»
Pendant qu’elle parle, on aperçoit une bande de Chrétiens que l’attrait du pillage a éloignés de l’armée, et qui retournent au camp avec des troupeaux enlevés. Clorinde les voit et s’élance, mais leur chef se précipite aussi vers elle. C’est Gardon, guerrier d’une grande valeur, mais rival trop faible pour lui résister. Le choc est terrible; Gardon roule dans la poussière aux yeux des siens; les Infidèles poussent des cris de joie et regardent sa chute comme un heureux présage pour l’issue de la guerre. Vain augure! Clorinde enfonce l’ennemi, presse les uns, frappe les autres de cent coups à la fois; ses guerriers la suivent dans le chemin que leur ouvrent son choc impétueux et le tranchant de son épée. Elle a repris le butin; les Chrétiens se retirent vers une hauteur où ils se rallient et se défendent avec plus d’avantage. Alors, comme un tourbillon qui s’entrouvre, pareil à l’éclair qui fend la nue, Tancrède, sur un signe de Godefroi, met sa lance en arrêt et vole avec ses escadrons.
Il porte fièrement ses armes; sa contenance est si noble et si gracieuse, qu Aladin désire savoir le nom de ce guerrier remarquable au milieu d’une troupe d’élite. 11interroge Herminie, dont le coeur palpite, et qui est assise a ses côtés :
«Une longue guerre avec ces Chrétiens, lui dit-il, doit t’avoir appris à reconnaître tous leurs chefs, même sous l’armure qui les cache; quel est donc ce chevalier qui marche si hardiment au combat?»
Herminie veut répondre; sur ses lèvres est un soupir; des larmes roulent dans ses yeux: elle retient cependant ses soupirs et ses larmes, mais elle ne peut entièrement les cacher. Ses paupières humides se teignent d’un doux incarnat; sa pâleur trahit son émotion; elle veut feindre et cacher sous le voile de la haine de plus tendres sentiments:
«Hélas! répond-elle, je ne le connais que trop! Tant de motifs me le feraient distinguer entre mille autres guerriers! Je l’ai vu si souvent inonder nos campagnes du sang des miens, et combler nos fossés de leurs cadavres! Hélas! que ses coups sont cruels! L’art n’a point de secrets, la magie n’a pas de philtres pour guérir les blessures qu’il fait! Tancrède est son nom! Puisse le sort des armes le mettre un jour en mon pouvoir! Je ne désire pas qu’il périsse dans les combats; car je voudrais le tenir vivant, afin qu’une douce vengeance calmât mes ressentiments.»
A ses dernières paroles se mêle un soupir qu’elle veut en vain étouffer; mais Aladin ne comprend pas le sens véritable de ce discours.
Clorinde, cependant, court vers Tancrède et l’attaque. Ils se frappent tous deux à la visière; leurs lances se brisent et volent en éclats. Mais ce coup, renommé dans les tournois, est funeste à la guerrière. Les liens de son casque sont rompus; il tombe. Ses cheveux d’or flottent au gré des vents, et l’on voit une jeune fille au milieu des horreurs d’un combat; ses yeux étincellent, ses regards lancent la foudre; doux encore en cet instant, que seraient-ils au sein des plaisirs? Tancrède, où s’égarent tes esprits, où s’arrête ta vue? Ne reconnais-tu pas les traits adorés qui se gravèrent dans ton coeur? C’est la guerrière que tu rencontras près de la fontaine solitaire et à l’ombre des bois!
Il n’avait pas remarqué le cimier et les ornements de son bouclier; à l’aspect de son visage, la surprise le rend immobile. Clorinde cherche à couvrir sa tête, et ne cesse point le combat. Le héros recule, charge d’autres guerriers et renverse d’autres victimes. Il ne peut éviter ses poursuites; elle s’attache à ses pas, elle lui crie de se retourner et lui présente deux morts à la fois. Elle l’atteint, le frappe; il ne répond point à ses coups; moins attentif à écarter le fer de Clorinde qu’à considérer ses yeux d’où l’amour lance d’inévitables traits: «Hélas! disait-il en lui-même, ton bras s’efforce en vain d’ouvrir une blessure cruelle dans ce coeur, que tes charmes, trop puissants, ont soumis pour toujours,» Enfin, quoiqu’il n’espère pas l’attendrir, il ne veut point emporter dans la tombe le secret de son amour. Il veut qu’elle sache que ses coups accablent un ennemi sans défense, son captif soumis:
«0toi, lui dit-il, qui parmi tant d’adversaires sembles n’avoir choisi que moi, veux-tu que nous sortions de cette mêlée; nous pourrons nous mesurer à l’écart et savoir si ma valeur égale la tienne.»
, Elle accepte le défi, et marche avec audace sans s’inquiéter si son casque lui manque. Il la suit, morne et abattu. Bientôt Clorinde est prête à combattre; elle va porter les premiers coups:
«Attends, s’écrie Tancrède; fixons les conditions de cette lutte avant de la commencer.»
Elle s’arrête; et le héros, qu’un amour désespéré rend plus hardi, lui adresse ces paroles:
«Mes conditions sont que tu m’arraches le coeur puis-que tu ne veux pas de paix avec moi. Ce coeur n’est plus à moi. Depuis long-temps il t’appartient; prends-le, je ne peux le défendre! Qu’est pour moi la vie en présence de tes dédains? Mieux vaut la mort! Mes armes sont abaissées, ma poitrine est à découvert, que crainstu? Faut-il aider ton bras? Faut-il ôter ma cuirasse, pour que mon sein nu s’offre mieux à tes coups.»
Il eût exprimé plus vivement encore ses douleurs, mais il est interrompu par la brusque arrivée d’une troupe d’Infidèles que poursuivent les Chrétiens. Un de ues der-. niers, un barbare, apercevant la chevelure de Clorinde, s’approche, lève la main, et va frapper par derrière cette tête découverte. Tancrède pousse un cri, s’élance et lève son épée pour parer le coup. Il n’a pu complètement y réussir; le fer effleure les blanches épaules de la guerrière. La blessure est sans gravité; quelques gouttes de sang teignent l’ivoire de son cou, se mêlent aux blondes tresses de ses cheveux. Tels, sous la main d’un habile ouvrier, étincellent, au milieu de l’or, les feux des rubis.
Le héros, furieux, fond l’épée haute sur le barbare, qui déjà cherche son salut dans une prompte fuite. Il presse ses pas; il vole comme la flèche qui fend les airs, Clorinde, saisie d’étonnement, les regarde long-temps sans penser à les rejoindre. Puis, elle se retire avec sa troupe qui plie; souvent elle fait face au péril et revient contre les assaillants: tantôt elle se tourne, se retourne, cède et poursuit à son tour; ce n’est ni une fuite, ni un combat. Ainsi, dans un vaste cirque, on voit un taureau superbe se débattre au milieu des chiens: il leur présente ses cornes, et ils s’arrêtent; il fuit de nouveau, et tous l’attaquent avec acharnement. Clorinde, avec son bouclier, garantit sa tête. Tel le Maure, dans les jeux guerriers, sait éviter, même en fuyant, le trait qu’on lui lance.
Déjà et vainqueurs et vaincus étaient arrivés sous les murs de Solime, quand soudain les Infidèles poussent un horrible cri et se retournent brusquement. Ils font un détour, reviennent sur leurs pas et chargent par derrière et en flanc la troupe chrétienne. Au même moment, Argant descend de la montagne dans la plaine, et les attaque de front. Impatient d’ouvrir les premières blessures, le fier Circassien devance ses guerriers. Le premier Chrétien qu’il frappe roule sans vie sous les pieds de son cheval abattu. Beaucoup d’autres ont le même sort avant que sa lance soit brisée. Alors il tire son épée, frappe, blesse, immole tous ceux qu’il atteint. Clorinde rivalise d’audace avec lui; elle tue Ardélion. guerrier d’un âge avancé, mais que les ans n’ont point affaibli. Deux fils, son appui, n’ont pu le défendre. Alcandre, l’aîné, a reçu une blessure cruelle et ne peut venir à son secours. Poliferne, qui combat à ses côtés, se dérobe avec peine au même sort.
Cependant Tancrède, lassé de poursuivre le soldat dont le coursier est plus rapide que le sien, regarde en arrière et s’aperçoit que les Chrétiens, entraînés par leur audace, se sont trop avancés et sont enveloppés. Il se hâte de tourner bride, et revient vers eux. Au même instant, se précipite une troupe d’élite, habituée à voler partout où se montre le danger. Ce sont les Aventuriers, fleur des héros, le nerf et l’élite de l’armée, réunis sous la bannière de Dudon.
Renaud, le plus fier et le plus beau d’entre eux, les précède tous. L’éclair est moins prompt. Herminie le reconnaît à l’aigle blanche qu’il porte sur un champ d’azur. Elle le signale à Aladin, dont il a attiré les regards:
«Voilà, dit-elle, le plus redoutable de tous ces guerriers! Il n’a peut-être point dans l’univers d’égal en bravoure, et ce n’est encore qu’un enfant! Si nos ennemis avaient parmi eux six chevaliers qui lui ressemblassent, déjà la Syrie serait vaincue et soumise, les pays du couchant, les régions de l’aurore subiraient le joug, et le Nil, surpris dans sa source ignorée, cacherait vainement ses rivages les plus lointains. Renaud est son nom. Les machines de guerre sont moins à craindre pour nos murailles que son bras irrité. Porté maintenant tes regards du côté que je t’indique; ce chef, dont l’armure est vert et or, c’est Dudon. Chef de cette troupe, qui est celle des Aventuriers, il est illustre par sa naissance et sa sagesse. Il est chargé d’années, mais il ne le cède en valeur à personne. Cet. autre guerrier, aux armes brunes et à l’air si allier, est Gernand, fils du roi de Norwège. Son orgueil ternit l’éclat de ses actions. Ces deux guerriers qui sont toujours unis, dont les armes blanches ont des ornements de la même couleur, sont Gildippe et Odoard, amants et époux, célè» bres par leur courage, fameux par leur fidélité.»
Tandis qu’elle parle, le carnage s’anime de plus en plus. Tancrède et Renaud ont brisé le cercle épais d’hommes et de lances qui s’opposent à leur course. Dudon et ses guerriers sèment le massacre sur. leur passage. Argant, le farouche Argant, renversé par le terrible Renaud, se relève avec peine. C’en est fait de lui, mais le coursier de Renaud s’abat et il faut quelque temps pour le dégager.. Les Infidèles en profitent, se rallient et fuient vers Solime. Argant et Clorinde résistent seuls et servent à leurs soldats de barrière contre la furie des Chrétiens qui les pressent de toutes parts. Ils sont au dernier rang. L’impétuosité des vainqueurs semble se ralentir; les premiers fuyards saisissent l’instant et se tirent du danger. Dudon, qu’exalte la victoire, redouble d’ardeur; de son coursier il heurte Tigrane, le renverse et lui tranche la tête. La riche cuirasse d’Algazar ne peut le protéger. Le robuste Corban n’est pas défendu par la fine trempe de son casque. Il fend la tête à l’un, perce l’autre de part en part. Sous ses coups, Amurat, Méhémet, Almanzor renversés, perdent la vie qu’ils regrettent. Argant lui-même recule pour l’éviter; puis il s’arrête frémissant, se retourne, combat et cède encore. Tout-à-coup il revient contre Dudon, et d’un revers de son épée le frappe dans le flanc. Le fer pénètre, et la vie du héros s’échappe avec son sang; il tombe; le dernier, l’éternel sommeil presse ses paupières appesanties et les force à se clore: trois fois il ouvre les yeux et cherche le doux éclat du jour; trois* fois il tâche de se soulever, trois fois il retombe; un voile épais obscurcit sa vue; ses yeux se ferment pour toujours, une sueur froide répand dans ses membres raidis les frissons de la mort. Le féroce Argant ne s’arrête pas sur ce corps déjà privé de vie, il continue sa retraite et adresse des insultes aux Chrétiens:
«Regardez, leur dit-il, cette épée sanglante; c’est celle que me donna hier votre général! Dites-lui l’usage que j’en fais aujourd’hui; cette nouvelle agréable lui apprendra que la bonté de son présent égale sa richesse! Dites-lui que bientôt j’en ferai l’épreuve sur lui-même; s’il tarde trop à nous attaquer, j’irai le chercher sous sa tente.»
Les Chrétiens se précipitent pour châtier son insolence; mais ses guerriers étaient déjà derrière les murs de Solime; il les rejoint lui-même dans cet asile assuré.
Les assiégés font pleuvoir une grêle de pierres du haut des remparts; les archers lancent une si grande quantité de flèches que les Chrétiens sont forcés de s’arrêter et de laisser les Sarrasins entrer dans la ville; mais Renaud, relevé de sa chute, accourt et veut tirer une sanglante vengeance du meurtrier de Dudon; il est au milieu de ses compagnons, il leur crie:
«Quels sont les obstacles qui vous arrêtent? Nous avons perdu notre chef, serons-nous assez prompts à le venger? Dans un pareil moment, animés d’une si juste colère, ces faibles murailles seront-elles une barrière invincible? Non, fussent-elles doubles, fussent-elles d’acier ou de diamant, nous y pénétrerions encore pour en arracher le farouche Argant et le frapper de mille coups! Allons, à l’assaut!»
Il dit et s’élance le premier; son casque le met à l’abri des pierres et des traits qui volent et pleuvent autour de lui. Secouant sa tête altière, le front élevé, le regard audacieux et terrible, il épouvante jusqu’aux Sarrasins placés sur les murailles.
Tandis qu’il excite le courage des plus résolus et menace les autres, le sage Sigier, messager fidèle des volontés de Godefroi, lui apporte un ordre qui réprime son ardeur. Il condamne, au nom du général, cette imprudente témérité; il faut revenir sur-le-champ.
«Retirez-vous, leur dit-il; Godefroi le veut: ce n’est ni le lieu, ni le moment de satisfaire votre légitime colère!»
Renaud, qui excite les autres guerriers, obéit, s’arrête en frémissant et laisse paraître les signes du dépit qu’il éprouve. Les Chrétiens se replient sur l’armée sans être inquiétés dans leur retraite. Le corps de Dudon ne sera point privé de sépulture; ses fidèles amis emportent avec respect ses restes chers et vénérés.
Bouillon, placé sur une éminence, observe la situation et les fortifications de Jérusalem. Cette ville est bâtie sur deux collines opposées et d’inégale hauteur. Une vallée serpente au milieu et partage la ville et les collines. De trois côtés l’abord est fort difficile; on arrive au quatrième, qui est le côté du nord, par une pente douce et insensible, mais de hautes murailles et des fossés profonds viennent en aide à la nature. La ville a des citernes, des fontaines et des étangs. Au dehors, la terre est privée d’herbe, de fontaines et de ruisseaux; on ne voit ni arbres, ni fleurs; nul ombrage n’arrête les rayons brûlants du soleil; cependant on aperçoit, à plus de six milles de distance, une forêt dont l’ombre funèbre inspire la tristesse et l’horreur. Aux lieux où se lève l’aurore, le Jourdain roule ses ondes illustres et fortunées. A l’occident, la Méditerranée baigne ses grèves sablonneuses; on aperçoit au nord Béthel, qui encensa jadis l’autel du veau d’or, et l’infidèle Samarie. Vers le point de l’horizon où s’amassent les pluies et les orages, se montre Bethléem, illustre par le berceau du fils de Dieu!
Tandis que Godefroi examine les remparts, la ville et ses environs, pendant qu’il trace l’assiette de son camp et cherche l’endroit le plus favorable pour l’attaque, Herminie l’aperçoit et le montre à Aladin:
«Ce guerrier, lui dit-elle, qui porte un manteau de pourpre, et dont l’air est si auguste et si majestueux, c’est Godefroi. Il est hé pour l’empire; il possède la sagesse d’un roi et la science d’un général; illustré capitaine, vaillant chevalier, il allie la prudence au courage. Parmi cette foule de héros je ne pourrais t’en citer un seul plus habile et plus brave. Raymond est son égal dans le conseil; Tancrède et Renaud sont ses seuls rivaux dans les combats.
–» Je le reconnais, répond Aladin; je l’ai vu jadis à la cour de France lorsque j’y étais ambassadeur du roi d’Ègypte; je le vis manier la lance dans les tournois; et, quoique la barbe n’eût point encore remplacé sur son visage le duvet de l’enfance, son air, ses discours, ses actions faisaient déjà pressentir ses hautes destinées. Ce présage ne s’est que trop réalisé!»
Accablé de tristesse, le vieux roi laisse sa tête se courber sur son sein; puis, relevant les yeux:
«Quel est, dit-il, ce guerrier à la cotte de mailles couleur de feu, et qui semble l’égal de Bouillon? Ses traits sont ceux de Godefroi, mais sa taille est moins haute?
.–» C’est Baudouin; son visage, et mieux encore ses exploits, indiquent qu’il est le frère du héros. Cet autre chef, dont Godefroi parait accueillir les avis, est Raymond; il mérite aussi de fixer ton attention. L’âge et les fatigues ont blanchi ses cheveux; nul ne sait mieux que lui les stratagèmes de la guerre. A quelques pas d’eux, tu remarques ce cimier étincelant d’or et cette armure splendide; le guerrier qui les porte est Guillaume, fils du roi d’Angleterre; Guelfe est auprès de lui; émule des plus fameux héros, illustre par sa race et d’un rang élevé; il est reconnaissable à ses puis-santés épaules et à sa poitrine large et développée. Mais je ne retrouve pas au milieu de tous ces chefs mon cruel ennemi, Boëmond, l’homicide destructeur » de tous les miens.»
C’est ainsi qu’Aladin apprend d’Herminie à connaître les principaux guerriers de l’armée chrétienne. Godefroi a parcouru les alentours de la ville; il a tout examiné. Il revient au camp; il pense que du côté où les hauteurs sont escarpées, la nature rénd la ville inexpugnable;. c’est aux abords de la porte septentrionale, dans la plaine qui l’avoisine, que les tentes seront dressées; le reste des troupes s’établira en face de la tour angulaire. Il renferme dans cet espace à peu près le tiers de la ville. L’enceinte est si considérable, qu’il serait impossible de l’entourer de toutes parts. Mais, pour arrêter les secours qui viendraient du dehors, il fait occuper tous les passages, tous les chemins qui mènent à la ville, et de la ville aux campagnes. Il élève des retranchements, fait creuser des fossés pour arrêter les sorties des assiégés et se défendre des attaques de l’ennemi du dehors.
Ces travaux achevés, il veut revoir les dépouilles mortelles de Dudon. Ce vaillant chevalier gisait sur une estrade pompeusement ornée, entouré de soldats éplorés et gémissants. A la vue de Bouillon, les plaintes et les sanglots redoublent. Mais le sage capitaine ne paraît ni serein, ni abattu, et concentre les témoignages de sa douleur. Il recueille ses pensées, fixe un instant ses regards sur ce corps inanimé, et prononce ces paroles:
«Ce n’est point pour toi que sont les regrets et la douleur, noble héros, tu es mort au monde pour renaître dans le Ciel! Ton âme s’est dégagée de son enveloppe mortelle après avoir laissé d’ineffaçables traces de ta gloire et de tes exploits. Tu as vécu comme un héros, comme un Chrétien. Ton trépas fut digne de ta vie. Tu as recueilli les palmes et la couronne du martyre; et maintenant, dans le sein du Seigneur, tu jouis d’une félicité sans bornes. Goûte l’éternelle béatitude! C’est notre sort qu’il faut plaindre; en te perdant, nous sommes privés de la plus forte et de la plus belle partie de nous-mêmes. Hélas! cet accident redouté, que l’on appelle la mort, nous a ravi l’assistance d’un vaillant guerrier; mais nous pouvons implorer l’appui d’un saint martyr. Mortel, tu combattais pour nous; immortel aujourd’hui, nous espérons que tu seconderas nos armes et que le Dieu des combats nous accordera d’heureuses destinées. Daigne veiller sur nous. accepte nos voeux, sois notre refuge dans les dangers, et la victoire se montrera fidèle à nos étendards. Vainqueurs et triomphants, ce sera dans le temple même du Très-Haut que nous te porterons le tribut de nos hommages.»
Il se tait, et déjà la nuit obscure éteint les derniers feux du jour. Le sommeil chasse le souvenir des peines, sèche les larmes et fait taire les sanglots. Mais Bouillon ne se laisse point aller aux douceurs du repos. Préoccupé de ses plans d’attaque, il songe aux moyens de se procurer du bois pour la construction des machines de guerre, dont il arrête la forme dans son esprit.
Il se lève avec le soleil, et veut assister lui-même aux funérailles de Dudon.
Au pied d’une haute colline, à la vue du camp, on a fait un sépulcre de cyprès odoriférants. Un palmier élevé le protège de ses ombres: c’est là que le corps est déposé. Les prêtres font entendre leurs chants et leurs prières; on voit suspendus aux branches les armes et les trophées que naguère, dans dès combats plus heureux, le guerrier avait enlevés aux Syriens et aux Persans. La cuirasse et l’armure sont fixées au tronc de l’arbre, et l’on y grave ces mots: «CI-GIT DUDON; PASSANT, honore ce » HÉROS.»
Après avoir rempli un si douloureux devoir, Bouillon fait rassembler tous les travailleurs et les envoie à la forêt voisine sous une escorte de soldats. Un Syrien a indiqué aux Chrétiens cette forêt cachée dans les vallons. Elle fournira le bois pour les machines et les instruments qui doivent hâter la chute de Solime.
Les guerriers s’animent les uns les autres, frappent à coups redoublés et insultent ces arbres que les outrages du temps avaient épargnés. Sous le tranchant des cognées tombent les palmiers sacrés, les frênes, les funèbres cyprès, les pins, les cèdres, les chênes, les sapins gigantesques, les hêtres, les ormeaux que la vigne aux bras tortueux caresse en s’élevant dans les airs. Les uns abattent les ifs, les autres les chênes séculaires que mille fois le printemps avait parés d’une verdure nouvelle, qui mille fois résistèrent immobiles à l’effort et à la colère des vents; d’autres poussent les chars dont l’essieu gémit sous Se poids dès ormes et des cèdres parfumés. Ce bruit d’armes, ces cris confus, chassent les bêtes sauvages de leurs tanières, et les oiseaux effrayés abandonnent leurs paisibles demeures.