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CHANT II.

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Table des matières

TANDIS que le tyran se prépare aux combats, Ismen s’offre un jour, seul, a sa vue! Ismen, qui peut soulever le marbre des tombeaux et rendre le sentiment et la vie aux corps inanimés! Ismen, dont les accents magiques épouvantent jusque sur son trône le roi des Enfers! Ismen, qui soumet les puissances des ténèbres, qu’il délie ou enchaîne et fait servir à ses desseins! Né chrétien, il embrassa la religion de Mahomet. Il n’a point oublié les rites de son premier culte, et, souvent dans un but impie. il confond les deux lois qu’il n’a jamais bien connues. Du fond de la caverne sauvage où il exerce sa science mystérieuse, il vient, au bruit du danger commun, offrir à un roi méchant un conseiller plus méchant encore.

«Seigneur, lui dit-il, cette armée formidable s’avance victorieuse et redoutée; mais faisons de généreux efforts, le Ciel et l’univers seconderont notre courage. Comme chef, comme roi, tu as tout prévu, tout préparé. Si tous remplissent comme toi leur devoir, cette terre sera le tombeau de tes ennemis. Je viens m’unir à toi, je veux partager tes travaux et tes dangers. Je te promets les conseils de ma vieille expérience et tous les secours de mon art. Les anges rebelles chassés jadis du Ciel m’obéiront, et je les forcerai à combattre pour toi. Avant d’essayer l’effet de charmes irrésistibles, écoute ce que je vais te révéler: Dans le temple des Chrétiens, sur un autel qui s’élève au fond d’un souterrain, est l’image de celle qu’une secte impie révère comme la mère d’un Dieu fait homme, mort et enseveli. Devant cette image brûle une lampe toujours allumée. Un voile la cache aux regards, et tout autour sont suspendues avec ordre les nombreuses offrandes que lui consacrent les crédules dévots. Il faut que toi-même, de ta propre main, tu l’enlèves et la places dans ta principale mosquée. Alors, par la force secrète de mes enchantements, cette image deviendra la gardienne de nos murs, un talisman sûr et fidèle, le gage de la victoire et le salut de ton empire.»

Aladin, que ce discours persuade, vole impatient à la maison du Seigneur. Il écarte les prêtres, saisit la sainte image et la porte dans la mosquée, où son culte sacrilège avait souvent provoqué la colère du Ciel, et dans cet impur lieu l’enchanteur murmure sur l’image sacrée ses horribles blasphèmes.

Mais, au retour de l’aurore, le gardien du temple immonde ne revoit plus l’image dans le lieu où elle avait été déposée; il la cherche en vain. Il se hâte d’avertir le tyran, qui, plein de courroux, impute aux Chrétiens ce larcin et cet outrage. Était-ce réellement la main d’un fidèle? Le Ciel avait-il voulu montrer sa puissance et soustraire à ce vil séjour l’image de sa divine reine? Qui pourrait dire si ce fut l’adresse des hommes ou un miracle? La piété et le zèle des mortels eussent été trop faibles, il vaut mieux en rapporter la gloire à Dieu même.

Aladin ordonne des recherches minutieuses dans les temples, dans les maisons des Chrétiens. Il promet des récompenses aux délateurs; il menace ceux qui oseraient recéler le vol ou son coupable auteur; l’enchanteur a recours à sa science mystérieuse pour découvrir la vérité. Soins superflus! le ciel se rit de ses conjurations et lui cache la vérité.

Le tyran s’obstine à rejeter le crime sur les Chrétiens, et le doute ne fait qu’irriter sa fureur. Brûlant d’une aveugle rage, il veut à tout prix satisfaire sa vengeance. Il oublie toute mesure, tout respect pour la justice! «Il périra, s’écrie-t-il, ce coupable inconnu, et ma colère le frappera sûrement, si j’ordonne le massacre de toute sa secte! Pourvu qu’il meure, périssent le juste et l’innocent! L’innocent? mais tous sont criminels! tous sont les ennemis de notre nom! S’il en est un qui soit étranger à cette injure, d’anciens forfaits le rendent digne de partager ce funeste sort! Levez–vous, mes fidèles sujets; allez, volez, la flamme et le fer à la main! brûlez, égorgez! »

Ainsi parle Aladin! Ces ordres, bientôt connus des Chrétiens, répandent la consternation et la stupeur; ils voient sans cesse la mort suspendue sur leurs têtes; ils n’osent ni fuir ni se défendre; ils n’essaient ni l’excuse ni la prière. Livrés ainsi à l’irrésolution et à la terreur, ils trouvent leur salut où ils l’espéraient le moins.

Parmi eux était une jeune fille, que l’élévation de son âme et sa rare beauté rendaient digne d’une couronne. Insouciante de ses perfections et de ses charmes, elle ne les considérait que comme les accessoires de la vertu. Modeste autant que pure, elle fuyait les regards; seule et négligée, elle se dérobait aux louanges de ses admirateurs et cachait ses attraits dans les murs d’une humble demeure. Mais quel rempart peut cacher toujours une vierge digne de plaire et d’être aimée? Amour, tu ne le permets pas! Tantôt aveugle, tu couvres tes yeux d’un bandeau; tantôt Argus vigilant, tes yeux embrassent tout! Tu révélas cette beauté aux tendres voeux d’un jeune homme. A travers mille obstacles, au fond de cette retraite inconnue, tu laissas pénétrer ses avides regards. Olinde est le nom de ce mortel. Ainsi que Sophronie, il est né dans la Cité Sainte et adore le Dieu des Chrétiens. Timide autant qu’elle est belle, il désire beaucoup, espère peu, ne demande rien. Il ne sait ou n’ose pas lui avouer son amour, et Sophronie ne voit pas ses feux, ne veut pas les connaître, ou rejette ses hommages. Ainsi, l’infortuné est secrètement consumé d’une flamme sans espérance!

L’affreuse nouvelle du massacre qui s’apprête inspire à Sophronie le généreux dessein de sauver un peuple innocent. Elle a conçu cette grande pensée; mais la pudeur, la timidité, la retiennent encore! Enfin, le courage l’emporte, ou plutôt elle concilie la modestie avec la fermeté! Seule elle s’avance au milieu du peuple assemblé; elle ne cache point, elle ne cherche point à montrer ses charmes; elle marche les yeux baissés; un voile couvre sa tête; sa contenance est modeste et assurée; on ne saurait dire s’il y a dans sa parure recherche ou négligence, si c’est l’adresse ou le hasard qui font briller ses charmes. Ce gracieux abandon est l’œuvre de la nature, de l’amour et du Ciel qui la protège.


Admirée de tous, elle traverse la foule sans regarder personne, et s’approche du tyran. Elle ne recule point à la vue de ce visage irrité, et soutient sans s’émouvoir ses regards farouches: «Ta vengeance s’apprête, seigneur, lui dit-elle; mais suspends ta colère et arrête tes bourreaux. Ta justice veut atteindre le coupable, je vais te » le livrer.»

Cette démarche hardie, l’apparition imprévue d’une jeune fille si belle, si imposante et si majestueuse, subjuguent Aladin; il est presque confus, il sent fléchir son courroux et adoucit ses terribles regards. Si son âme eût été moins farouche, si Sophronie eût été moins sévère, il devenait son admirateur. Mais une austère beauté ne soumet point un coeur sans désirs; il faut quelque indice d’espérance pour faire naître et entretenir l’amour! Si l’âme impure d’Aladin fut inaccessible à ce sentiment, il éprouva du moins une émotion de surprise, de curiosité et d’intérêt: «Parle, lui dit-il, ne dissimule rien, et j’ordonnerai qu’on épargne les Chrétiens.–Seigneur, répond Sophronie, le coupable est devant toi. Ma main commit ce pieux larcin. C’est moi qui enlevai l’image, moi que » tu as vainement cherchée et que tu dois punir!»

Ainsi elle se dévoue et veut attirer sur sa tête le danger qui menace tous ses frères! Héroïque mensonge! la vérité serait-elle plus belle et plus digne d’admiration et d’hommages! Aladin, indécis, retient les premiers transports de sa colère: «Tu as eu des complices, dit-il; nomme ceux qui t’ont conseillée?–Seigneur, réplique-t-elle, je ne céderai point la plus faible partie d’un honneur que je réclame tout entier. Je n’ai point de complice; seule j’ai formé ce projet, et personne ne m’aida à l’exécuter.–C’est donc sur loi seule que retombera ma vengeance!–Ton arrêt est juste; la gloire est à moi, pour moi seule le châtiment!» La fureur d’Aladin se rallume: «Où est l’image? demande-t-il.–Je ne l’ai point cachée, je l’ai brûlée pour la soustraire aux insultes et aux profanations! Que Dieu me pardonne si j’ai commis un sacrilège! Tu as voulu retrouver l’image et connaître le coupable? L’image, tu ne dois plus la revoir; le coupable est devant tes yeux! Le coupable! qu’ai-je dit? Mon larcin fut légitime et n’est point criminel; je n’ai fait que reprendre ce que tu nous avais injustement ravi.»

Le tyran frémit; sa colère n’a plus de frein et s’exhale en paroles menaçantes. Ta pudeur, ta beauté, ton courage, ô Sophronie, ne peuvent rien sur ce coeur implacable. En vain l’Amour te couvre de ses charmes irrésistibles pour te dérober aux cruels effets de sa fureur. Les bourreaux la saisissent; elle périra dans les flammes. Déjà son voile, déjà ses chastes vêtements lui sont arrachés.


De durs liens meurtrissent ses membres délicats; silencieuse, toujours résolue, elle souffre et se tait. Son visage se colore d’une éblouissante blancheur, mais ce n’est point la pâleur de l’effroi.

La triste nouvelle de ce cruel supplice s’est répandue; tout le peuple se rassemble. On sait le dévouement de la victime, maison ignore encore son nom. Olinde accourt: si c’était son amante?.... Il l’a reconnue, l’innocence sur le front, mais condamnée et livrée aux barbares exécuteurs. Il se précipite vers elle, écarte les soldats: « Prince! s’écrie-t-il, ce n’est point elle qui est coupable; elle n’a point enlevé l’image; c’est folie à elle de s’en vanter! Jamais elle n’en eut la pensée ni l’audace. Une femme seule, sans expérience, n’a pu tenter une si difficile entreprise. Comment eût-elle trompé les gardiens? Par quelle ruse fût-elle parvenue jusqu’à l’image divine? Qu’elle dise comment elle a fait?.... Elle te trompe, seigneur, car c’est moi qui ai soustrait l’image!»

Tel est, pour une amante insensible, son dévouement et son amour! «Prince, ajoute-t-il, entends-moi! C’est par les ouvertures qui laissent pénétrer dans la mosquée l’air et le jour, c’est par un étroit passage, que j’ai suivi, la nuit, un chemin qui semblait inaccessible! Tu le vois, c’est à moi que sont dus et l’honneur et le supplice! Qu’elle n’usurpe point ma place; ces fers, cette flamme qui s’allume, ce bûcher, me sont dus.»

Sophronie lève les yeux, le regarde avec attendrissement et pitié. «Que viens-tu faire, ô malheureux insensé? lui dit-elle. Quel conseil, ou quelle fureur le pousse ou t’entraîne? Ne puis-je, sans ton assistance, soutenir seule la colère d’un mortel? Mon coeur est prêt et défie la mort; je n’ai pas besoin de compagnon pour le supplice.»

Elle parle ainsi, mais en vain, pour changer le dessein d’Olinde et effrayer son courage. Admirable spectacle où l’on voit la vertu la plus magnanime lutter avec l’amour le plus pur, où le trépas sera la palme du vainqueur, où la vie sera la peine du vaincu! Ces efforts généreux, cette accusation que l’un et l’autre cherche à faire planer sur sa tête, irritent la colère du tyran. Il se croit outragé par cette hardiesse; ce dédain du châtiment lui semble du mépris pour lui-même.

–«Tous deux sont donc coupables! s’écrie-t-il. Eh bien! qu’ils reçoivent tous deux la faveur qu’ils réclament!» Les bourreaux s’approchent et chargent Olinde de chaînes. Les deux amants sont liés dos à dos au même poteau; leurs regards ne peuvent plus se rencontrer. Auprès d’eux s’élève le bûcher; le souffle excite les flammes; Olinde laisse échapper des plaintes douloureuses et dit à sa compagne:

«Voilà donc ces liens qui devaient nous unir dans cette vie, ces liens, mon espérance! Le voilà, ce feu qui devait embraser nos âmes d’une égale ardeur! L’amour m’avait laissé entrevoir d’autres flammes et d’autres noeuds; l’injustice du sort nous réserve des tourments! Trop tôt, hélas! nous serons séparés dans la vie pour être à jamais unis dans la mort. Du moins, puisque nous étions destinés à un trépas si funeste, je partagerai ton supplice, si je n’ai pu partager la couche nuptiale! C’est ton sort que je déplore, car le mien est heureux, puisque je meurs avec toi! Ce destin serait fortuné, ce supplice me serait doux et cher, si ma poitrine collée sur la tienne, si mes lèvres unies à tes lèvres permettaient à nos âmes de se confondre dans un même et dernier soupir.»

Sophronie répond à ces plaintes par de tendres encouragements.

«Ami, pourquoi ces pleurs; éloigne de telles pensées au moment suprême? Songe à tes fautes, espère les récompenses que Dieu réserve à ses martyrs. Offre-lui tes souffrances, et elles s’adouciront. Aspire au bien-heureux séjour! Regarde ce beau soleil, vois les Cieux » qui s’ouvrent pour nous recevoir!»

Les Infidèles font entendre un murmure de pitié. Les Chrétiens exhalent à voix basse leurs regrets et leur douleur. Un mouvement de compassion se fait sentir au coeur d’Aladin; il s’en aperçoit et s’en indigne. Pour ne point fléchir, il détourne les yeux et se retire. Toi seule, ô Sophronie, tu restes calme au milieu de ce deuil général, et, pleurée de tous, tu ne verses point de larmes!


En ce moment terrible un guerrier paraît soudain. Son attitude est noble et altière; son armure, ses vêtements étrangers indiquent qu’il arrive d’une contrée lointaine. Le tigre qui surmonte le cimier de son casque attire tous les regards; c’est le signe que porte Clorinde dans les combats. On croit la reconnaître, et ce n’est point une erreur. C’est la belle Clorinde! Dès ses plus jeunes ans elle a répudié les jeux et les travaux de son sexe; ses mains superbes ne se sont jamais abaissées à toucher l’aiguille, les fuseaux, les tissus d’Arachné; elle a fui les molles habitudes, l’existence paisible des villes, et a préféré le séjour des camps: elle y a conservé toute sa pureté. Elle arma son front d’orgueil, se complut à donner à son visage un air de rudesse, mais cette fierté ne lui ôte rien de ses charmes. Enfant à peine, son bras débile guidait un coursier fougueux, maniait la lance et l’épée, ses membres s’habituaient à la lutte, s’exerçaient à la course. Au sommet des monts, dans les forêts profondes, elle prenait plaisir à poursuivre les lions et les ours. Plus tard, elle se signala dans les combats, affrontant les dangers de la guerre avec la même intrépidité qui la lançait à la poursuite des animaux des bois

Clorinde arrive du fond de la Perse. Sa vaillance a déjà vu fuir les Chrétiens, semé leurs membres sur les plages, rougi les eaux de leur sang. Elle s’avance, et les apprêts du supplice frappent d’abord ses regards. Curieuse de savoir le crime de ces infortunés, elle presse les flancs de son coursier. La foule s’écarte, et Clorinde est près des deux victimes. Elle voit Sophronie, calme et silencieuse, dans l’attente des tristes apprêts, tandis qu’Olinde se plaint et gémit. Le sexe le plus faible montre le plus de résolution. Olinde ne tremble pas pour lui; il brave la mort, mais il déplore le sort de Sophronie qui, muette, les yeux élevés vers le Ciel, semble, détachée de la terre, oublier les choses d’ici-bas.

La guerrière, attendrie, les plaint tous deux et verse quelques larmes. Elle compatit surtout à la destinée de cette jeune fille qui paraît si résignée; elle s’intéresse à son silence plus qu’aux lamentations d’Olinde. Elle interroge un vieillard placé près d’elle: «Je te prie, lui dit-elle, de m’apprendre quels sont ces malheureux, quelle fatalité ou quel crime les a conduits à cette fin déplorable?» Le vieillard lui répond en peu de mots. Son récit l’étonne, mais elle a compris que tous deux sont également innocents. Aussitôt elle se promet de les arracher à la mort et d’employer, pour leur délivrance, la prière ou la force des armes. Elle court vers le bûcher, fait éteindre la flamme et dit aux bourreaux: «Qu’aucun de vous ne soit assez téméraire pour passer outre et continuer le supplice avant que j’aie parlé au roi. Je vous garantis qu’il » ne vous punira point de ce retard.»

L’aspect de la guerrière leur impose; ils obéissent. Elle s’approche du roi, qui vient lui-même à sa rencontre. «Seigneur, lui dit-elle, je suis Clorinde; mon nom est sans doute parvenu jusqu’à toi. J’accours ici pour t’aider à la défense de tes États et de notre commune croyance. Ordonne, je suis prête à affronter tous les dangers. Les plus hautes entreprises ne m’effraient pas; je ne dédaigne point les plus faciles. Dans la plaine, derrière ces murailles et partout, tu peux disposer de mon bras.» «Noble guerrière, répond Aladin, est-il une contrée si lointaine, un pays privé des rayons du soleil, où la renommée n’ait point porté la gloire de ton nom? Certain maintenant de ton assistance, j’ai foi dans le succès et je ne redoute aucun revers. Une armée puissante, venue à mon secours, ne m’eût point inspiré plus d’espérance, et déjà, à mon gré, Godefroi tarde trop à paraître. Tu me demandes d’utiliser ton courage; mais les grandes, les difficiles entreprises sont seules dignes de toi. Je te cède le commandement de mes guerriers; que tes ordres soient leur unique loi.»

Clorinde réplique à ce discours flatteur avec grâce et modestie.–«Je viens, et je sais que ce n’est point l’usage ordinaire, te demander d’avance la récompense de mes futurs services; ta bonté me rassure, j’ose en échange de ta reconnaissance, que j’espère bientôt mériter, solliciter la grâce de ces malheureux. S’ils sont coupables, c’est ta clémence que j’implore; si leur crime est incertain, c’est à ta justice que j’en appelle! Je me fusse abstenue, si des preuves et des indices multipliés ne me démontraient leur innocence. Quand tout le monde ici accuse les Chrétiens d’avoir ravi l’image, moi seule, je repousse cette idée et je te soumets une réflexion qui me frappe et me persuade. L’enchanteur ne t’a-t-il pas conseillé un sacrilége, une action contraire à notre propre loi? Mahomet, qui nous défend d’admettre des images dans nos mosquées, en exclut à plus forte raison les idoles étrangères. C’est au prophète lui-même que j’attribue le miracle de cet enlèvement; il a voulu, j’aime à le penser, faire éclater sa puissance, et nous dire par là que cet emblème d’une religion abhorrée ne devait pas souiller ses autels; qu’Ismen emploie les enchantements et les maléfices, ce sont ses armes! Nous autres, guerriers, saisissons le fer; voilà notre science et notre seul espoir!»

Ce discours ne peut rendre accessible à la commisération le coeur irrité d’Aladin; mais il désire satisfaire le voeu de Clorinde. La raison, l’autorité de ses prières l’ont ému et persuadé: «Je leur accorde, dit-il, et la vie et la liberté! Que pourrais je refuser à une telle intercession? Innocents, je les absous; coupables, je leur fais grâce.»

On délivre les captifs. Oh! combien est fortuné le destin d’Olinde! Tant d’amour, tant de générosité ont enfin allumé une douce flamme dans le coeur de la belle Sophronie. Ce bûcher est l’autel de l’hyménée. De martyr condamné, il devient heureux fiancé; il aime, il est aimé; il a voulu mourir avec Sophronie; mais, échappée au trépas, Sophronie veut vivre avec Olinde.

Le soupçonneux Aladin ne peut souffrir dans ses États l’union de tant de courage et de vertu; il exile les deux amants loin des confins de la Palestine. Il poursuit le cours de ses cruautés; on arrête une foule de Chrétiens, on proscrit les autres. Ces infortunés quittent en gémissant leurs compagnes chéries, leurs pères, leurs enfants. Douloureuse séparation! sort funeste réservé à ceux que signalent leur force et leur courage! Les femmes, les enfants et les vieillards, que leur âge rend impropres au métier des armes, restent comme otages. Les uns errent dispersés; d’autres, poussés à la révolte, s’indignent, oublient les tendres sentiments de la nature, et vont se joindre à l’armée chrétienne, qu’ils rencontrent aux portes d’Emmaüs.

Cette ville est peu éloignée de Jérusalem. Un homme franchirait aisément dans le cours d’une même journée l’espace qui les sépare. A l’aspect de cette cité, les Chrétiens sont transportés de joie; leur impatience devient plus vive; ils hâtent leur marche. Mais déjà le Soleil commence à descendre l’arc lumineux, Godefroi ordonne qu’on dresse les tentes qui s’élèvent aussitôt.

Les dernières lueurs du crépuscule se perdent dans les flots de l’Océan, et l’on voit arriver deux seigneurs inconnus, dont l’air et les habits indiquent des étrangers. Tout annonce qu’ils viennent en amis et avec des intentions pacifiques. Ce sont les ambassadeurs du Soudan d’Egypte; il ont un nombreux cortège de pages et d’écuyers. L’un d’eux est Alète; son origine est obscure; sorti des dernières classes du peuple, il s’est élevé au faîte des honneurs. Éloquent, flatteur, prompt à changer avec adresse son visage et ses discours, souple, insinuant, il sait colorer le mensonge et lui donner l’apparence de la vérité. Il calomnie, il accuse quand il ne semble que louer. L’autre est Argant le Circassien. Étranger à la cour, il a pris rang parmi les satrapes, et est arrivé aux premiers grades de l’armée. Guerrier impatient, farouche, inexorable, brisé à toutes les fatigues, intrépide dans les combats, contempteur de tous les dieux, il ne connaît d’autre loi, d’autre raison que sou épée.


Ils demandent audience, et sont admis en présence de Godefroi.

Modeste dans son attitude, simple dans ses vêtements, il est assis au milieu des autres chefs; mais la véritable vertu brille de son propre éclat et n’a pas besoin d’ornement étranger. Argant affecte l’indifférence et ne veut point paraître ému à l’aspect d’un illustre guerrier. Il s’incline faiblement et salue à peine. Alète, au contraire, la main droite sur sa poitrine, les yeux baissés, courbe son front vers la terre et présente à Godefroi ses hommages, suivant la coutume de l’Orient. Il va parler; une éloquence plus douce que le miel s’échappe de sa bouche; il sait que les Chrétiens connaissent le langage de la Syrie, et qu’ils entendront son discours:

«Vaillant héros, dit-il, seul chef digne de commander à ces héros fameux, que ta sagesse inspirait lorsqu’ils conquéraient des couronnes et des royaumes, avant de se ranger sous ta loi; les colonnes d’Alcide n’ont point arrêté le bruit de ta gloire; elle a retenti parmi nous, et la Renommée a rempli l’Egypte du récit de tes exploits. Ces récits merveilleux, nous les écoutons avec une admiration que surpassent l’étonnement et le plaisir de notre roi; il aime à les entendre et à les redire lui-même. Chérissant tes vertus, qui excitent la jalousie de tes ennemis, il honore ta valeur, et, si vous êtes divisés par la croyance, il voudrait du moins que vous fussiez unis par l’amitié. Pressé par ce motif généreux, il te demande la paix et ton alliance. Le lien qui vous attachera l’un à l’autre, ce sera la vertu, puisque vous ne servez pas le même Dieu.

» Cependant, instruit de tes desseins et voyant ta marche vers les États d’un prince, son allié, que tu veux détrôner, il désire prévenir les maux de la guerre, et nous charge de te faire connaître ses intentions. Si, bornant tes conquêtes aux provinces que t’a déjà livrées la victoire, tu n’attaques point la Judée et les autres pays placés sous la protection de notre roi, il te promet de soutenir ta puissance encore mal affermie. En présence de votre union, ni le Turc, ni le Persan n’oseront essayer de venger leurs défaites.

» Sans doute, les siècles les plus reculés garderont le souvenir de tes victoires si rapides et si glorieuses. Des armées dispersées, des cités détruites, des obstacles surmontés, des routes inconnues, ouvertes à ton courage, des provinces lointaines plongées dans l’effroi, soumises au seul bruit de ta venue, tant de succès peuvent t’inspirer le désir de nouvelles conquêtes; mais tu voudrais vainement acquérir une gloire plus éclatante; la tienne est à son comble. Ne dois-tu pas éviter plutôt les chances toujours douteuses de la guerre? Vainqueur, tu agrandiras ton territoire sans que ta gloire soit augmentée. Si le sort des armes t’est contraire, tu perds cet empire, prix de tes exploits; que dis-je? tu perds aussi l’honneur! Ainsi, ce serait une audace imprudente de provoquer les caprices de la fortune, quand elle ne peut presque plus rien pour toi.

» Crains le conseiller perfide, jaloux de ta gloire et de ta prospérité, qui te dirait de suivre le cours de tes victoires! Méfie-toi du désir de nouveaux triomphes qui te persuade que tu subjuguerais toutes les nations! Cet org ueil des conquêtes est puissant sur les grandes âmes! Tu fuiras les douceurs de la paix plus que d’autres évitent les malheurs de la guerre! On t’excitera à marcher dans cette large voie que t’ouvrent les destins; on te dira que tu ne dois pas quitter ta vaillante épée, gage assuré de la victoire, tant que les autels du prophète seront debout, tant que l’Asie n’aura pas été changée en un désert! Douces et flatteuses paroles! Illusions trompeuses qui cachent souvent l’abîme où l’on tombe! Mais, si la haine ne couvre pas tes yeux d’un bandeau et n’éteint point pour toi le flambeau de la raison, tu reconnaîtras que cette guerre ne t’apportera que calamités sans avantages; que la fortune, inconstante et mobile, répand tour à tour les succès et les revers, et qu’un vol plus élevé expose à une chute plus affreuse.

Dis-moi, si l’opulente, la redoutable Égypte, si les Persans, si les Turcs, si les soldats de Cassan unissent leurs efforts et viennent te combattre, quelle résistance opposeras-tu à leurs attaques? Quelles sont tes ressources pour repousser tant d’ennemis? Compterais-tu sur le Grec jaloux et sur la foi qu’il t’a jurée? La foi du Grec, elle est connue! N’as-tu pas éprouvé toi-même une trahison inouïe, suivie de mille autres trahisons? Tu sais combien cette nation est avare et perfide? Naguères elle vous refusait le passage et eût versé le sang de ses soldats pour vous arrêter; penses-tu qu’elle expose ses trésors et ses guerriers pour protéger votre retraite?

Tu places sans doute ton espoir dans la valeur des troupes qui t’environnent, et tu penses vaincre réunis ces peuples que tu as vaincus séparés! Mais regarde à quel point la misère et les combats ont réduit ton armée! Qu’arrivera-t-il si l’Égyptien se joint contre toi aux Turcs et aux Persans?

Le destin t’a promis que jamais la victoire ne déserterait tes drapeaux; toi-même tu crois obéir aux décrets du Ciel? Je veux le penser avec toi. Dompteras-tu la disette? Par quels moyens braveras-tu ce fléau? Est-ce ton épée, est-ce ta lance qui te serviront contre la faim? Ignores-tu que les campagnes aux environs de Solime sont ravagées par le fer et le feu? Long-temps avant ton arrivée, tes ennemis prévoyants renfermèrent dans la ville tous les fruits de la terre. Il ne reste plus rien pour vous. Tes soldats, tes coursiers, poussés par ton audace jusque sous ces murs, n’y trouveront aucun secours. Ta flotte est là, dis-tu; ce soin la regarde? Ainsi, voilà la subsistance de ton armée à la merci des vents! Le destin, qui te protège, aurait-il quelque empire sur eux, dirigerait-il à son gré leurs souffles et leurs caprices? les flots, sourds à nos plaintes et à nos prières, ne seraient-ils calmes que pour toi, ne voudraient-ils servir que toi seul? Mais les Turcs, les Persans, ces fils de Mahomet, pourront opposer à tes flottes des flottes aussi redoutables par la force et le nombre des vaisseaux? C’est alors, seigneur, qu’il te faudra une double victoire pour assurer le succès de ton entreprise, tandis qu’une seule défaite entraînera sans retour ta honte et ta ruine. Que la flotte soit dispersée par la nôtre, et tu es livré à toutes les horreurs de la famine; si, toi-même, tu perdais une bataille, tes vaisseaux seraient en vain victorieux. Si, dans de telles circonstances, tu refuses la paix et l’alliance que t’offre un roi puissant, pardonne à ma franchise, je crois à tes vertus, mais non à ta sagesse. Daigne le Ciel l’inspirer d’autres desseins; si tes voeux sont pour la guerre, puisses-tu écouter des conseils de paix! Que l’Asie respire après tant de luttes cruelles! Toi-même, jouis dans le repos du fruit de tes victoires! Et vous, illustres compagnons de ses périls et de ses succès, n’allez pas, aveuglés par les faveurs éclatantes du sort, provoquer de nouvelles guerres. Imitez les navigateurs échappés aux écueils d’une mer dangereuse; arrêtez dans le port vos vaisseaux fatigués; pliez vos ) voiles, et ne vous exposez plus aux caprices des flots.»


Alète se tait; tous les chefs répondent à ce discours par un sourd murmure. Leurs gestes, leur contenance expriment le mépris et l’indignation. Godefroi observe attentivement leurs visages et leurs regards. Enfin, sûr d’interpréter leurs pensées, ses yeux se tournent vers Alete, et il lui répond en ces termes:

«Ambassadeur du roi d’Égypte, tu as su mêler avec adresse la flatterie aux menaces. Si ton roi m’aime, s’il loue mes exploits, je l’en remercie et je saurai lui prouver que mon coeur n’est point insensible à sa courtoisie. Quant à cette guerre dont tu nous as parlé et que nous aurions à soutenir contre tous les Musulmans réunis, je m’expliquerai librement et avec ma franchise accoutumée. Apprends que si nous avons jusqu’à ce jour souffert tant de misères, bravé tant de périls et sur terre et sur mer, c’est qu’une ferme résolution nous guidait vers la Cité Sainte, dont nous devons affranchir les chemins et que nous voulons délivrer d’un joug impie. Pour mériter les grâces de notre Dieu, et terminer dignement une si glorieuse entreprise, nous ne craindrons point d’exposer une vaine renommée, notre vie et nos États. L’ambition des conquêtes, la soif de l’or, n’ont point déterminé notre marche vers ces contrées; que le Tout-Puissant écarte de nos esprits ces vues coupables qui empoisonnent toutes les actions! que ce venin mortel n’infecte jamais nos âmes! La main qui nous conduit amollit les coeurs, les purifie et les embrase; elle excita nos courages, nous rassura au milieu des périls, en présence de tous les obstacles! C’est elle qui abaissa les monts, dessécha les fleuves, attiédit les feux brûlants des étés, adoucit la rigueur des hivers, apaisa la mer en courroux, souleva, enchaîna les vents, ouvrit et foudroya les cités, dispersa, détruisit les armées ennemies! D’elle naît notre audace; c’est en elle que nous avons mis notre espoir, non dans des forces fragiles, non dans nos vaisseaux, non dans les Grecs et dans les armées que l’Europe enverrait à notre secours. Tant que cette main puissante ne nous abandonnera pas, nous ne craindrons point de manquer d’un ferme appui. Nous savons comment elle punit, comment elle protège; nous n’avons pas besoin d’autres secours! Mais, si nos fautes ou les impénétrables desseins du Très-Haut nous privent de son assistance, qui d’entre nous ne se croirait heureux de trouver un tombeau sur ces bords où fut enseveli le corps vénéré de notre Dieu! Nous mourrons sans rien envier au sort des vivants, mais notre trépas ne sera point sans vengeance; nous ne gémirons point de notre destin, et l’Asie ne se réjouira pas de nos funérailles. Ne crois pas, toutefois, que nous fuyions, que nous repoussions la paix. Une vaine ardeur guerrière ne nous ferait point dédaigner l’amitié de ton roi, et nous accepterions son alliance si nous ne le voyions avec regret s’inquiéter du sort de la Judée, qui n’est pas soumise à ses lois! Qu’il laisse à des peuples étrangers le soin de leur défense, et qu’il gouverne en paix ses États florissants!»

A ces mots, Argant ne cache point son dépit et sa colère; la fureur sur les lèvres, il s’approche de Godefroi:

«Tu ne veux pas la paix, s’écrie–t–il; c’est donc la guerre! Manque-t-on jamais de sujets de querelle? Puisque tu n’accueilles pas les conditions de notre souverain, » tu prouves bien que tu n’aimes pas la paix!»

Il prend un pan de sa robe, y forme un pli, et, d’un ton plus insultant et plus farouche: «0toi, ajoutet-il, qui braves les dangers d’une entreprise hasardeuse, je t’apporte dans ce pli, ou la paix, ou la guerre; choisis, mais choisis à l’instant!»

A ce discours, à ce geste outrageant, tous les chefs se lèvent; et, sans attendre la réponse de Godefroi, tous s’écrient: «La guerre! la guerre!» Le barbare déploie sa robe et la secoue: «Je vous la déclare, dit-il, et je vous la déclare mortelle.» A son air superbe et terrible, on eût dit un prêtre de Janus ouvrant les portes du temple redoutable. Il semble que du sein de cette robe se sont échappées la fureur insensée et la discorde cruelle. Ses yeux étincellent de l’éclat des Furies. Tel fut sans doute ce mortel orgueilleux qui tenta d’élever vers le Ciel la tour de confusion. Ainsi Babel le vit dresser sa tête altière et menacer les étoiles:


« Allez, lui répond Godefroi, allez dire à votre maître que nous acceptons cette guerre dont il nous menace! Qu’il se hâte; et, s’il ne vient pas, qu’il nous attende, du moins, sur les rives du Nil!»

D’un air noble et gracieux il les congédie, et leur fait d’honorables présents. Il donne à Alète un casque magnifique, pris au siège de Nicée; Argant reçoit une épée, chef-d’œuvre d’un ouvrier habile; la garde et le pommeau sont incrustés d’or et de pierreries; le luxe des ciselures surpasse la richesse des matériaux. Le barbare en essaie la trempe et jette un coup d’oeil rapide sur ses ornements précieux: «Tu verras bientôt, dit-il à Bouillon, l’usage » que je sais faire de tes présents.»

Ils se retirent; Argant dit à son compagnon: «Maintenant rien ne s’oppose à notre départ; ce soir, au coucher du soleil, je prendrai le chemin de Solime; dirige-toi vers l’Égypte, au retour de l’aurore. Ma présence ou mes lettres sont inutiles à la cour. Porte à notre maître la réponse des Chrétiens; je ne veux pas m’éloigner quand retentit le bruit des armes.»

Ainsi, d’ambassadeur il devient ennemi. Que lui importe si sa conduite est juste ou coupable; si elle blesse ou non les lois antiques de l’honneur, le droit des nations! Il n’y songe ni ne s’en inquiète! Sans avoir la réponse d’Alète, il s’éloigne et marche à la faveur du silence et à la lueur des étoiles vers les remparts de Sion. Son compagnon ne montre pas moins d’impatience que lui pour le départ.

La nuit régnait sur l’univers; le repos s’étendait dans les airs et sur les flots; la nature était plongée dans le silence; les animaux fatigués, les hôtes des lacs et des mers, les habitants des forêts et des pâturages, les timides oiseaux oubliaient au sein du sommeil et dans les mystérieuses horreurs de l’ombre leurs travaux, leurs amours et leurs peines. Mais les Chrétiens et Godefroi ne peuvent goûter le sommeil et le repos. Impatients, ils attendent que l’aurore blanchisse et éclaire leur marche vers ces murs, terme de leurs fatigues. A chaque instant ils interrogent les ténèbres et épient les rayons qui dissipent l’obscurité de la nuit.


La Jérusalem délivrée

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