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DESCRIPTION DE JÉRUSALEM PAR M. A. DE LAMARTINE.

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Table des matières

IL y a des lieux sur la terre qui semblent avoir leurs destinées: comme certains hommes, ils semblent marqués du sceau d’une glorieuse fatalité. Ce sont les sites où se sont accomplies quelques-unes des grandes phases de l’humanité. Le drame inaugure la scène; et quand les merveilleux personnages ont disparu, l’imagination, qui cherche long-temps leur trace ou leur ombre, s’attache aux lieux qu’ils ont habité, les visite, les décrit, les raconte, quelquefois les consacre, et ramène sans cesse la pensée des générations sur tout ce qui reste des plus grandes choses humaines après quelques siècles: un monticule, comme à Troie; un débris de temple, comme à Athènes; un tombeau, comme à Jérusalem. Mais s’il est donné à la poésie et à l’histoire d’illustrer un site, il n’est donné qu’à la religion de le sanctifier. Quelque curieux de la gloire ou des arts s’embarque de temps en temps pour aller mesurer le temple vide de Thésée, les gigantesques ruines de Palmyre, ou conjecturer le palais de Priam et le tombeau d’Achille, sur les collines de Pergame, à la lueur des feux des bergers de l’Ida. D’innombrables caravanes de pèlerins traversent chaque printemps les flots de la mer de Syrie, ou les déserts de l’Asie-Mineure, pour venir s’agenouiller un instant dans la poussière de Jérusalem et emporter un morceau de cette terre ou de ce rocher dont leur foi religieuse a fait l’autel du genre humain régénéré. Le nom même de Jérusalem n’est pas prononcé par eux comme un nom vulgaire. Quelque chose de pieux et de tendre pénètre leur accent quand ils le nomment; ils inclinent la tête à ce nom: on sent que ce mot est plein pour eux de souvenirs, de retentissement, de mystères. On comprend que Jérusalem est en quelque sorte la patrie commune de leurs âmes. Ils le prononcent comme on prononce dans l’exil le nom de la patrie. Pour ceux même à qui la foi manque, Jérusalem est encore une foi de leur imagination: leur mère leur en a tant parlé! ils ont tant entendu éclater le nom sonore de Sion dans les hymnes de leur culte natal, sous les voûtes de leurs cathédrales, au fracas des cloches, aux fumées ondoyantes de l’encens, que cette ville s’élève toujours radieuse dans leur mémoire d’hommes faits,

Sort du sein des déserts brillante de clarté!

(RACINE.)

On n’échappe pas, par la critique la plus froide, à ce prestige des souvenirs de la jeunesse: involontairement on attache de la pensée et de la gloire à ce site; car la gloire n’est autre chose qu’un nom souvent répété. Ce double sentiment m’y a conduit moi-même. On a besoin de voir avec les yeux ce qu’on s’est si souvent dépeint avec l’imagination; à peu près comme les enfants qui veulent gravir la montagne pour atteindre de la main le firmament et les étoiles, qui leur semblent, d’en bas, toucher aux rochers de la cime: pour le voyageur comme pour l’enfant, l’illusion s’évanouit en approchant.

Jérusalem, ou vision de paix, fut fondée par Melchisédech, pontife et roi, qui lui donna son nom. Elle s’élève sur le penchant occidental d’un plateau qui couronne le groupe des montagnes de Judée. Refuge d’un peuple faible et pauvre, forteresse contre ses persécuteurs, rien dans son site n’indiquait la capitale future d’une nation. Nul fleuve ne l’arrose, nulle grande vallée n’y débouche, aucune mer voisine ne lui offre les ressources du commerce: on y arrive par d’étroits sentiers creusés sur les lianes de rochers inaccessibles; son sol est rare et ingrat, son été brûlant, et ses hivers rigoureux; à peine quelques sources d’eau fraîche suintent de distance en distance entre les rochers. Cependant David ne crut avoir conquis une patrie à son peuple qu’après l’avoir enlevée de force aux Jébuséens, l’an du monde2988, 1,047ans avant Jésus-Christ. Elle devint le siège de ce petit empire dont les fastes mystérieux sont, devenus les fastes du monde. Salomon y bâtit ce temple qui contint long-temps seul au monde la majestueuse unité de Jéhova. Prise et reprise par les rois de Perse et d’Égypte, par les Romains, elle vit souvent son peuple traîné en captivité; elle vit tomber et se relever son temple, monceau de ruines: son peuple y revenait toujours chercher la liberté de son culte, et attendre les promesses de Jéhova.

Après le Christ, Titus attaqua Jérusalem aux environs de la fête de Pâques, qui avait attiré la population presque entière de la Judée dans ses murs. Après quatre mois de siège, et un peuple immense immolé, Titus, le plus doux des hommes, accomplit la prophétique menace du Christ allant au supplice. Il ne laissa pas pierre sur pierre dans la cité de Salomon; Adrien profana tous les lieux saints que le culte des premiers chrétiens cherchait et vénérait sous ces ruines. Jupiter, Vénus, Adonis, eurent leurs statues officielles sur le Calvaire et à Bethléem: mais ces dieux des vainqueurs étaient morts, quoique debout; et de la crèche de Bethléem, et du tombeau inconnu d’un supplicié, la religion nouvelle, avec la force invincible du verbe divin et d’une morale réparatrice, grandissait sous leurs pieds, et devait bientôt chasser des temples de Borne elle-même tous ces fantômes de la divinité effacés par des symboles plus purs. Lorsque Constantin eut embrassé le christianisme, la ville hébraïque disparut devant une ville toute chrétienne; chaque scène du drame de la rédemption fut attestée par un monument et par un autel: Jérusalem ne fut plus que le vestibule du sacré tombeau.

Jérusalem subit encore plusieurs fois les colères des saccageurs du monde. Adrien, pour disperser les Juifs, non content de profaner la ville, fit vendre le peuple à l’encan, à différentes foires, au prix des chevaux. Par une amère ironie des vainqueurs, ou par une amère ironie de la Fortune, ces foires d’hommes se tenaient dans le vallon de Membré, lieu vénéré des Hébreux, où Abraham avait planté ses tentes et reçu les anges. On appelait ces foires les foires du Thérébinthe, du nom d’un arbre séculaire qu’on y voyait encore du temps de saint Jérôme, et que la tradition faisait remonter aux premiers jours de la création. L’empereur fit frapper une médaille pour éterniser cette honte que ce peuple barbare et contempteur de l’humanité prenait pour de la gloire.

Un phénomène historique, inouï dans les fastes du monde, fut le mouvement qui entraîna les peuples et les rois de l’Occident vers ce rocher stérile de la Palestine pour reconquérir un tombeau: ce fut le plus grand effort matériel du christianisme; il reprit Jérusalem, mais il ne put la garder. Les rois, depuis Godefroi de Bouillon, ne régnèrent que88ans sur ces ruines. Saladin, roi de Syrie et d’Égypte, les chassa en1187; depuis cette époque, l’islamisme triompha sur ce berceau du christianisme: mais l’islamisme lui-même, pénétré de la sainteté de la morale évangélique, ne profana point le tombeau de celui qu’il considère comme le grand prophète et comme l’envoyé de Dieu; les chrétiens continuèrent à honorer et à visiter les lieux saints, sous la tolérance des musulmans. Les pèlerinages ne souffrirent point d’interruption ni d’obstacles; seulement les possesseurs du tombeau du Christ firent payer un léger tribut à ses adorateurs. Les choses sont encore ainsi aujourd’hui. Depuis qu’Ibrahim-Pacha est maître de la Judée, cet impôt sur les chrétiens a même été supprimé: le conquérant égyptien a rougi de recevoir du pauvre pèlerin d’Occident, qui a traversé la terre et la mer pour baiser le rocher sacré, le denier de sa foi; il n’a pas voulu imposer la foi ni taxer la prière.

Les descriptions du tombeau du Christ sont partout. C’est une petite coupole enfermée dans une grande, et dans laquelle un fragment de rocher recouvert de plaques de marbre blanc indique à la vénération du voyageur la place vraie ou vraisemblable du sépulcre. Celui qui adore le Christ en sort écrasé du mystère et anéanti de contemplation et de reconnaissance; celui qui comprend seulement le christianisme en sort écrasé aussi de la toute-puissance d’une idée qui a renouvelé le monde, qui a vécu dix-huit cents ans, et qui semble porter encore en elle la vie morale de plus d’une nation et de plus d’un siècle. Ce tombeau, de quelque point de vue qu’on le considère, est la borne qui sépare deux mondes intellectuels: faut-il s’étonner que des armées se le soient disputé, que le croyant le vénère, et que le philosophe le respecte?

L’aspect de Jérusalem, au sommet de la colline des Oliviers, est trompeur comme l’aspect de toutes les villes de l’Orient. Posée sur un plateau légèrement incliné, comme sur une base élevée, entourée de hautes murailles en gros blocs qui soutenaient les terrasses du temple de Salomon, flanquée de ses tours crénelées, qui s’élèvent de cent pas en cent pas au-dessus de ses murs, avec ses piscines, ses portes hautes et voûtées, ses minarets, qui se perdent comme des végétations pétrifiées dans le bleu profond de son ciel; étalant aux yeux ses terrasses de maisons où les femmes et les enfants sont assis sous des tentes de couleur, faisant pyramider devant vous la triple mosquée d’Omar, qui couvre à peu près l’espace jadis occupé par le temple de Salomon.

C’est une splendide apparition de la cité de Jéhova. La lumière limpide et réverbérée de son atmosphère l’inonde comme d’une gloire céleste; on dirait d’une ville pleine encore de son peuple, et ce n’est qu’un éclatant tombeau: les portes sont silencieuses, les routes désertes, les rues vides, les voix mortes; le Juif en haillons se traîne humblement entre le musulman qui le méprise et le chrétien qui l’insulte. Attaché cependant par la racine de sa foi à ce sol si ingrat pour lui, ce peuple, tant honni, est le plus vivant exemple d’un patriotisme invincible que l’humanité ait jamais offert. Il va errer par toute la terre, mais ses regards sont toujours tournés vers Sion; il revient mourir dans ses murs, et il meurt content s’il peut penser qu’un peu de terre d’Abraham recouvrira ses os. Je rencontrais à chaque instant des vieillards conduits par leurs enfants, montés sur des mules ou sur des ânes, paraissant accablés par la maladie et par les années; et quand je leur demandais: Où allez– vous, d’où venez-vous? Nous venons, me disaient-ils, de Venise, de Varsovie, de Vienne, de Turin, et nous allons mourir à Jérusalem ou à Saphad, pour que nos ossements reposent auprès de ceux de nos pères; car il n’y a plus de patrie pour nous que sous la terre: et celle-là du moins, les musulmans et les chrétiens ne nous la disputent pas.

L’intérieur de Jérusalem est triste, muet et morne. M. de Châteaubriand l’a admirablement décrit, avec toute la mélancolie et la solennité de son génie: lui seul, après les prophètes, a eu des mots pour exprimer cette inexprimable désolation des lieux. La population indigène, mélange de Juifs, d’Arabes, de Turcs, d’Égyptiens, est pauvre et inactive; tout semble dormir dans cette ville de la mort. Les pèlerins seuls, arrivant et partant sans cesse, marchent dans les rues sombres et dans les bazars infects: mais ils marchent recueillis et le front baissé, sans bruit, sans parole, comme des hommes remplis de la pensée qui les amène, et foulant ce sol des miracles avec le silence et le respect qu’on apporte dans un sanctuaire. C’est la ville du monde d’où s’élève le moins de rumeurs; c’est comme un vaste temple: il n’en sort que des soupirs et des prières. Souvent, en me promenant le soir autour de ses murailles, je me demandais s’il y avait encore là un peuple, et j’entendais tout à coup le sourd bourdonnement des offices de la nuit, qui résonnait gravement dans l’air, s’échappant des voûtes des églises ou des couvents des moines grecs entremêlé du son de la cloche des monastères et du chant des prêtres latins. L’éternel soupir du Calvaire semble sortir de cette terre où tomba le sang du Juste. Son âme, en s’exhalant dans le sein de son père céleste, a laissé dans ces lieux comme un éternel écho de la prière. Aux lieux où prophétisèrent les voyants, où chanta David, où pria le Christ, on n’éprouve qu’un besoin, qu’une pensée: contempler, adorer et prier.

Le paysage qui entoure Jérusalem est un cadre solennel et grave, comme, les pensées que cette ville suscite en vous. Du sommet de la citadelle de Sion, où est le tombeau du poète-roi, l’oeil descend d’abord sur la sombre et ardue vallée de Josaphat: au tond de ce ravin, un peu sur la droite, quelques bouquets d’arbustes, un peu moins gris que le reste, secouent la poussière de leurs feuilles sur le filet d’eau qui s’échappe delà fontaine de Siloé; en face est une noire muraille de rochers à pic; quelques grottes creusées dans ce roc vif furent autrefois des tombeaux, et sont aujourd’hui les demeures de quelques misérables familles arabes. En suivant la pente de cette vallée, qui roule en s’élargissant, le regard passe entre les cônes multipliés des montagnes sombres et nues de Jéricho et de Saint-Sabas. Au delà, à un horizon de sept ou huit lieues, vous voyez resplendir la mer Morte, éclatante et lourde comme du plomb nouvellement fondu: elle est encadrée enfin elle-même par la chaîne bleue des montagnes d’Arabie que ne passa pas Moïse. Tout est silence, immobilité, désert, dans ce paysage: rien n’y distrait la pensée; le voyageur n’y entend que le bruit de ses pas; aucun nuage même n’y traverse le ciel.

Les grands aigles des pics décharnés de la Judée y tournoient seuls sur votre tête, et font courir par moments l’ombre de leurs ailes grises sur le flanc rapide des coteaux; de loin en loin vous apercevez un figuier aride que le vent a poudré de sable et qui semble pétrifié dans le roc, quelques chacals au poil fauve qui se glissent entre les monticules de pierres roulantes en poussant de lamentables hurlements; vous rencontrez de distance en distance une pauvre femme montée sur un âne et portant sur ses bras des enfants décharnés et brûlés du soleil, quelque berger arabe gardant ses chèvres noires au pied des collines pierreuses, ou quelque Bédouin de Jérémie ou de Jéricho sur la jument du désert, marchant au pas, sa longue lance élevée dans sa main droite comme une toise, et semblant arpenter ces ruines, comme le génie de la destruction. Voilà tout ce qui couvre maintenant les voies pleines du peuple de Sion.

Telle est cependant la ville dont le nom est dans toutes les bouches, dont l’histoire est dans tous les esprits, dont les poésies sacrées se chantent à toutes les heures de la nuit et du jour, dans toutes les langues du monde; voilà les collines dont les croisés emportaient la terre sur leurs navires pour en recouvrir le sol des cathédrales qu’ils élevaient dans leur patrie. Ce n’est ni l’importance des événements historiques, ni la fécondité du sol, ni la beauté de la nature, qui attirent sur ce point du globe les regards du genre humain; mais c’est sur ces collines que brilla l’éclair au milieu des ténèbres du monde ancien, c’est sur ce sol que le Christ imprima la trace de ses pieds, c’est dans ces murs qu’il donna son sang à Dieu pour l’humanité, et qu’il s’écria, dans sa prophétique certitude du triomphe de sa doctrine, «J’ai vaincu le monde.» Le lieu de cette grande victoire de l’unité de Dieu sur le polythéisme, de la fraternité sur l’esclavage, de la charité sur l’égoïsme, devait rester à jamais présent et cher aux générations. De là cette éternelle célébrité de Jérusalem. Un de ses plus obscurs enfants, celui dont elle ne savait même pas le nom, celui qui s’appelait lui-même le rebut du monde, meurt sur une croix infâme dans un de ses faubourgs, et c’est à lui qu’elle doit son nom, sa mémoire, son immortalité!

Extrait du Dictionnaire de la Conversation et de la Lecture.

La Jérusalem délivrée

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