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CHANT PREMIER.

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Table des matières

JE chante les pieux combats et le grand capitaine qui délivra le tombeau sacré du Christ. De nombreux travaux signalèrent sa prudence et son cou– rage, et, pour accomplir sa glorieuse conquête, il supporta de cruelles souffrances. En vain1Enfer s arma, en vain les peuples de l’Asie et de la Libye unirent leurs efforts contre lui; favorisé du Ciel, il ramena sous les saints étendards ses compagnons errants.

0Muse! toi qui ne ceins point ton front des fragiles lauriers de l’Hélicon, mais qui habites la sphère éthérée au milieu des bienheureux concerts, toi qui portes une couronne d’étoiles immortelles, inspire à mon coeur une ardeur divine, embellis mes accords, et pardonne, ô Muse, si, pour orner la vérité, je répands dans mes vers d’autres charmes que les tiens. Tu sais que les faibles humains sont épris des douces fictions du Parnasse, et que la vérité, environnée des prestiges de la poésie, est plus séduisante et plus persuasive. Ainsi, nous présentons à l’enfant malade la coupe dont les bords sont humectés d’une agréable liqueur; il boit sans répugnance les sucs amers, et doit la vie à cette ruse bienfaisante.

0magnanime Alphonse, qui détournas de moi les coups du sort, et offris un asile à l’étranger, jouet des flots agités et presque brisé contre les écueils, reçois avec un gracieux sourire ces vers que je fis voeu de te consacrer si j’arrivais au port. Un jour viendra, j’ose du moins l’espérer, que ma Muse chantera ta propre gloire en te voyant réaliser les hauts faits que je vais décrire. Oui, si jamais les adorateurs du Christ, unis par les liens d’une paix durable, s’élancent sur leurs vaisseaux et sur leurs coursiers pour reconquérir les sublimes dépouilles dont le fier Musulman est l’injuste ravisseur, ce sera toi qui commanderas leurs armées et guideras leurs pavillons! Rival de Godefroi, écoute mes accents et te prépare aux combats.

Déjà cinq années s’étaient écoulées depuis que les Chrétiens, dressant leurs tentes dans l’Orient, avaient commencé leur généreuse entreprise. Nicée avait été emportée d’assaut. La puissante Antioche, tombée en leur pouvoir par un heureux stratagème, les vit livrer pour sa défense une bataille aux innombrables légions de la Perse. Vainqueurs, ils attendaient dans Tortose que l’hiver fit place au printemps, et permît à leur audace de nouveaux exploits.

La saison rigoureuse qui suspend les combats était près de finir, quand du haut de son trône, qui s’élève autant au–dessus de la voûte étoilée que les astres s’élèvent au-dessus des abîmes infernaux, l’Éternel abaissa ses regards vers la terre, et en un seul instant, du même regard, embrassa le monde et tous les êtres créés. Tout est présent à sa vue, mais elle se fixe sur la Syrie et sur les princes chrétiens. De ce coup d’oeil qui découvre les plus secrètes pensées et juge les passions des hommes, il voit Godefroi brûlant d’arracher la Cité Sainte aux impies Musulmans. Plein de foi et d’un zèle pieux, Godefroi dédaigne la gloire, la fortune et la puissance, désirs impurs qui soumettent les autres mortels.

Il voit chez Baudouin l’ambition dévorante, effrénée, de posséder des grandeurs périssables; Tancrède consume des jours qui lui sont odieux dans les souffrances et les angoisses d’un amour sans espoir; Bohémond, fondateur d’un nouveau royaume, donne à la superbe Antioche la civilisation, les arts, des lois et le culte du vrai Dieu. Sans cesse absorbé dans ses vastes projets, ce héros oublie tout autre dessein. Renaud méprise le repos et ne respire que la guerre. Peu jaloux de posséder l’or et les richesses, il a une soif ardente, insatiable de gloire. Bouillant d’ardeur, il écoute avidement Guelfe, son oncle, qui lui raconte les hauts faits de ses aïeux.

Le Roi du monde a sondé l’âme de ces princes et des autres guerriers. Il appelle des splendeurs des gloires Gabriel, le second des archanges. Cet interprète fidèle entre Dieu et les justes est toujours chargé de gracieux messages. C’est lui qui porte vers le Ciel les voeux et les prières des mortels, et leur annonce les décrets du Ciel. L’Éternel lui dit:

«Va trouver Godefroi, tu lui parleras en mon nom! Pourquoi cette inaction? pourquoi la guerre n’est-elle point aujourd’hui rallumée? pourquoi Jérusalem est-elle encore opprimée et captive? Dis-lui qu’il appelle près de lui les autres chefs et qu’il réchauffe pour cette sainte entreprise leur zèle trop tardif! C’est à lui que je confie cette mission; je lui donne le pouvoir suprême; ses compagnons, maintenant ses égaux, deviendront ses lieute-nants dans les batailles.»

Dieu dit, et Gabriel, déjà prêt à exécuter ses ordres, quitte sa substance invisible aux mortels, et revêt une forme humaine. Sur ses traits brille la majesté céleste. Il est dans cet âge qui sépare la jeunesse de l’enfance. Une douce auréole entoure sa blonde chevelure. A ses épaules sont attachées de blanches ailes aux pointes d’or. Avec ces ailes agiles, infatigables, il fend les nues et les vents, plane sur la terre et sur les mers.

Son vol rapide l’a bientôt porté aux limites du monde. Il s’arrête un instant au dessus du Liban; ses ailes déployées le balancent dans les airs; puis, il se précipite vers les plaines de Tortose. Le soleil commençait à sortir du sein de l’Océan; la moitié de son disque était encore cachée dans les flots. Déjà Godefroi offrait à Dieu ses prières accoutumées, quand, à l’égal du soleil, mais plus radieux encore, l’archange se présente à sa vue:

«Godefroi, voici la saison favorable aux combats! Pour-quoi ces retards? Qui t’empêche de délivrer Solime? Assemble tous les chefs près de toi; gourmande leur paresse. Dieu t’a choisi pour les conduire; ils se soumettront d’eux–mêmes à ton commandement. Je suis l’envoyé du Très-Haut, et ce sont ses ordres que je te révèle. Quelle confiance doit t’animer! Quelle sainte ardeur ne dois-tu pas communiquer à tes soldats!»


À ces mots, l’archange disparaît et est déjà ravi dans les régions les plus élevées du Ciel. Codefroi demeure ébloui de tant d’éclat et interdit de ce discours. Mais, bientôt, revenu de son trouble, il songe aux paroles qu’il a entendues, à ce messager céleste, à Dieu qui l’envoie, aux devoirs qui lui sont prescrits. Il brûle de terminer cette entreprise dont il est désormais le chef. Ce n’est point l’orgueil du pouvoir ou l’ambition qui le dirige; sa volonté plus épurée s’allume dans la volonté du Seigneur, comme l’étincelle qui jaillit d’un grand feu. Il rassemble donc autour de lui ses compagnons épars. Les lettres, les courriers partent et se succèdent. Tout ce qui peut toucher une âme généreuse, réveiller la vertu assoupie, tout ce qui émeut, les conseils, l’autorité, la prière, il emploie tous les moyens pour les attirer ou les contraindre.

La plupart des chefs arrivent; une foule d’autres guerriers ne tardent pas à les suivre. Bohémond, seul, ne se présente pas. Tortose a reçu les uns, d’autres ont établi leurs tentes au pied de ses murailles. Bientôt, au jour fixé, les chefs se réunissent en un conseil auguste et solennel; Godefroi est au milieu d’eux; son visage brille d’une noble majesté, et d’une voix retentissante il leur adresse ce discours:

«Guerriers du vrai Dieu, défenseurs qu’il choisit pour relever son culte et ses autels, vous qu’il a préservés de tant de périls et sur mer et dans les combats, vous enfin qui avez si promptement soumis à sa loi tant de provinces rebelles, arboré ses étendards victorieux et fait triompher son nom chez les nations vaincues et domptées! Serait-ce le désir d’une vaine et fugitive renommée qui vous aurait fait abandonner vos familles et votre patrie? Vous seriez-vous exposés au caprice des flots et à tous les hasards d’une guerre lointaine pour conquérir ces pays barbares? Un tel but, des récompenses si vulgaires, ne peuvent être le prix du sang que vous avez versé. Un autre espoir nous mit les armes à la main! nous voulions planter nos étendards sur les murs sacrés de Sion, soustraire les Chrétiens au joug humiliant d’une servitude cruelle, fonder dans la Palestine un nouveau royaume, donnera la religion un asile assuré, ouvrir à la dévotion et aux hommages des pèlerins étrangers la route du saint tombeau! C’est pour cela que nous avons bravé tant de dangers et souffert les plus rudes fatigues. Ce serait peu pour notre gloire et rien pour nos desseins si nous devions nous arrêter en ces lieux ou diriger nos pas vers d’autres contrées! Que nous sert d’avoir passé la mer avec de si grandes forces? que nous sert d’avoir porté la flamme dans toute l’Asie, si de tels bouleversements n’enfantent que des ruines au lieu de fonder des royaumes? Comment élever un empire durable en ces climats barbares si nous nous appuyons sur de terrestres bases? Loin de notre patrie, entourés d’étrangers, au milieu des populations païennes, privés des secours de l’Occident, environnés des Grecs perfides, nous verrons s’écrouler notre fragile édifice, et, accablés sous ses débris, nous resterons ensevelis dans ce tombeau creusé par nos mains! De brillantes victoires ont abaissé devant nous les Grecs et les Persans; Antioche est notre conquête. Noms fameux, d’une gloire sans égale! mais ces exploits ne sont pas les nôtres, ils furent une grâce du Ciel. Si ces bienfaits ne sont devenus que des causes de révolte ou de tiédeur pour les desseins du Très-Haut, je crains qu’il ne les retire, et cette gloire, si bruyante, deviendra la risée des nations. Plaise à Dieu qu’un si coupable usage de ces dons, que nous devons à sa bonté, ne nous les fasse pas perdre! Continuons avec persévérance les mêmes efforts; que la suite et la fin répondent à la grandeur de notre entreprise; maintenant les passages sont libres et faciles, la saison est propice; qui nous empêche de voler vers ces murs, terme de nos travaux? qui nous arrête? Princes! j’en atteste le présent et l’avenir; j’en atteste Dieu même; oui, princes! les temps sont arrivés, les circonstances se montrent favorables! Mais, si nous tardons, la victoire devient incertaine, de sûre qu’elle est aujourd’hui. Hâtons-nous, car déjà l’Égyptien, profitant de nos lenteurs, marche au secours de la Palestine.»

Un murmure flatteur accueille ces paroles. Pierre se lève; Pierre, simple ermite, était assis au milieu des princes; il servait de ses conseils cette croisade dont il avait été le premier moteur. Il s’exprime ainsi:

«Ce que Godefroi vous propose, je vous conseille de le faire. Vous n’avez point à hésiter. La vérité est manifeste, et vous la comprenez. Pourquoi chercherais-je à vous persuader par de longs discours? vous approuvez sa sagesse; je n’ai qu’un mot à ajouter. Quand je me rappelle nos discordes et les affronts que vous avez subis; ces divisions dans le conseil, ces lenteurs qui ont paralysé nos travaux et suspendu vos victoires, j’en trouve la première cause dans le partage d’une autorité qu’abaisse et neutralise le grand nombre et la variété des opinions. Lorsque le commandement est aux mains d’un seul, il est le maître de distribuer les emplois, les récompenses et les châtiments; si le pouvoir est divisé, les chefs flottent indécis de leurs devoirs et de leur but. Faites un seul corps de ces membres amis; choisissez un chef qui pousse les uns, arrête les autres. Qu’il reçoive de vous la puissance, l’autorité souveraine. Qu’il ait la » force et la majesté d’un roi!»


Le vénérable vieillard a parlé. Esprit saint, tu inspirais ses pensées; quels coeurs ne pénètres-tu pas? Tu mis ces paroles dans la bouche du pieux solitaire, et elles enflamment tous ces guerriers; tu étouffes en eux l’amour naturel de l’indépendance, l’orgueil du commandement, l’ambition de la gloire! Guillaume et Guelfe, les plus élevés par leur, rang et leur naissance, saluent les premiers Godefroi du titre de généralissime. Tous les autres confirment ce choix:

«Qu’il soit, disent-ils, notre chef; qu’il conçoive les plans de nos entreprises! que la sagesse dicte les lois aux vaincus! qu’il soit l’arbitre de la paix et de la guerre! Nous avons été jusqu’à présent ses égaux, nous lui serons désormais soumis et nous obéirons à ses moindres désirs.»

Aussitôt la Renommée vole et répand dans tout l’univers la nouvelle de ce grand événement. Godefroi se montre aux soldats. Il leur paraît digne du haut rang où le Ciel vient de l’élever. D’un air calme et majestueux il entend leurs acclamations, il reçoit leurs hommages et répond aux témoignages de leur dévouement, à leurs serments d’obéissance; puis il ordonne que le lendemain toute l’armée se rassemble et se range en bataille dans la plaine.

Plus serein et plus lumineux, le soleil se lève et annonce le retour du jour. A l’éclat de ses rayons, les guerriers se couvrent de leurs armes resplendissantes et se groupent autour de leurs étendards. Ils se rangent dans une vaste prairie, immobile, attentif à les distinguer, le pieux général voit défiler les cavaliers et les fantassins.

0toi, qui dissipes les ténèbres des ans et de l’oubli, toi qui gardes et répands le souvenir des événements passés, Mémoire, redis-moi les noms des chefs, le nombre des soldats et le pays qui les vit naître. Que leur antique renommée perdue dans le silence, obscurcie par les siècles, resplendisse dans mes chants. Livre-moi tes précieux trésors; que ma langue produise des sons qui retentissent dans le lointain des âges et ne s’éteignent jamais!

Les Français s’avancent les premiers. Sous la conduite de Hugues, frère de leur roi, ils ont quitté leur riant et fertile pays, l’Ile-de-France, que quatre fleuves embrassent. Hugues n’est plus, et l’illustre Clotaire est maintenant leur général. Il porte le nom des rois; ses vertus le rendent digne de guider le glorieux étendard semé de fleurs-de-lys d’or. Ils sont au nombre de mille cavaliers pesamment armés; mille autres les suivent. Ils ont même discipline, même caractère, mêmes armes et même apparence; ce sont les Normands: Robert, leur souverain, les commande.

A leur suite flottent les bannières de Guillaume et d’Adhémar, tous deux princes et tous deux pasteurs des peuples. Renonçant à leur pieux ministère, ils ont quitté les saints autels et chargé leurs bras d’armes meurtrières. Un casque cache à peine leur longue chevelure. Sous le premier de ces évêques marchent quatre cents guerriers que vit naître Orange et ses environs. Sous les ordres du second, s’avancent quatre cents soldats non moins belliqueux, enfants de la ville du Puy.

Baudouin se présente ensuite. A ses Boulonnais se sont joints ceux que lui confia son frère au moment où il devint généralissime de l’armée. Ces douze cents cavaliers précèdent les quatre cents soldats du comte de Chartres, renommé par sa prudence et par sa valeur. Guelfe suit leurs pas. Son mérite le rend digne de sa haute fortune; son origine est italienne, et il compte dans la maison d’Est une longue suite d’aïeux, mais il a reçu de la Germanie des fiefs et un surnom: et il soutient l’illustration des Guelfes qui l’ont adopté. Il gouverne la Carinthie et ces contrées qu’occupaient autrefois, entre le Danube et le Rhin, les Rhétiens et les Suèves. Il accrut par de glorieuses conquêtes cet héritage que lui avait laissé sa mère. Ses soldats dévoués méprisent les périls et la mort; mais, au sein de la paix, ils aiment les festins et les jeux, et combattent par une douce chaleur le froid de leurs habitations glacées. Ils étaient cinq mille au moment du départ; il en reste à peine le tiers; les autres sont tombés sous les coups des Persans.


Paraissent ensuite des guerriers à la blonde chevelure, au frais visage, nés dans ces pays fertiles en moissons et en pâturages, que ceignent de toutes parts la France, l’Allemagne et la mer, qu’inondent souvent la Meuse et le Rhin. Parmi eux sont les insulaires qui élèvent des digues immenses pour arrêter l’Océan dont ils habitent les rivages. L Océan brise parfois ces faibles barrières et engloutit les cités, les villes et les royaumes. Ces deux nations réunies ont fourni mille guerriers, et tous obéissent aux ordres d’un autre Robert.

Après eux s’avance l’escadron plus nombreux des Anglais, conduits par Guillaume, le second fils de leur roi; ce sont d’habiles archers. Avec eux est une nation plus rapprochée du pôle. Ces hideux habitants des forêts profondes de l’Irlande viennent des extrémités du monde.

Tancrède paraît; Tancrède, le plus brave, le plus brillant, le plus beau de tous ces guerriers, si Renaud n’était pas au milieu d’eux. Le souvenir d’une faute obscurcit tant d’éclat! Cest un fol amour né d’un coup d’oeil au sein des combats; cet amour se nourrit d’inquiétude, grandit par les obstacles! On raconte qu’en ce jour de gloire où les Persans fuyaient devant les Chrétiens, Tancrède, fatigué de poursuivre l’ennemi, chercha un lieu propice pour étancher une soif brûlante et reposer ses membres fatigués. Il entre dans un frais bocage où coule une vive fontaine, entourée de bancs d’un vert gazon. Tout-à-coup une jeune fille se montre à ses yeux; l’armure qui la protège ne laisse à découvert que son visage. Cette guerrière infidèle était aussi venue en ce lieu pour goûter l’ombre et le repos. A sa vue, une invincible ardeur enflamme le héros. 0prodige! cet amour qui ne fait que de naître le soumet et le domine; mais elle a remis son casque, et, sans l’arrivée d’une troupe de Chrétiens, l’intrépide amazone attaquait Tancrède. Elle cède a la nécessité et fuit devant ce héros qu’elle a déjà vaincu. Mais le souvenir de son image, toujours la même, toujours aussi belle, reste gravé dans le coeur de Tancrède. Sans cesse il se rappelle son attitude et les lieux où il la rencontra. Aliments éternels de la flamme qui le dévore! Sur ses traits, dans son maintien, on lit ses pensées, on devine ses feux et son désespoir. Le coeur gros de soupirs, les yeux bain-nés de larmes, le front incliné, il se laisse suivre par ses huit cents cavaliers qui abandonnèrent à sa voix les plaines riantes de la Campanie et les coteaux fertiles de la Toscane, pays fortunés où la nature prodigue ses pompes et ses trésors.


Viennent ensuite deux cents Grecs armés à la légère. A leur côté, pendent des cimeterres recourbés; sur leurs épaules résonnent des arcs et des carquois; leurs coursiers sont légers, rapides, sobres, infatigables. Prompts à l’attaque, prompts à la retraite, ces soldats combattent au moment où ils semblent fuir, errants et dispersés. Tatin, leur chef, est le seul des princes grecs qui ait suivi l’armée chrétienne. 0honte! ô crime! malheureuse Grèce! tu demeurais étrangère à cette guerre qui ensanglantait tes frontières! Lente à te décider, tu assistais à ces luttes comme à un spectacle; tu attendais l’issue des événements: tu gémis aujourd’hui dans un vil esclavage; mais n’accuse que toi de tes misères, elles sont la punition de ta lâcheté!

Enfin, marche au dernier rang cette troupe qui est la première de l’armée par la noblesse, les talents et la valeur. Ce sont les Aventuriers, héros invincibles, foudres de guerre, la terreur de l’Asie. Fabuleux Argonautes, chevaliers errants d’Arthur, que l’on ne cite plus vos merveilleux faits d’armes! Ces antiques souvenirs s’effacent devant les exploits de ces héros! Mais quel chef sera digne de les commander? Si l’on eût consulté les droits de la naissance et du courage, tous auraient pu briguer cet insigne honneur; mais tous se sont soumis au vaillant Dudon: il a l’expérience de la guerre et des combats, et conserve, sous les cheveux blancs de la vieillesse, la vigueur et la force de l’âge mûr. D’honorables blessures parent son visage et attestent ses glorieux travaux. Parmi tous ces héros, on distingue Eustache, illustre par lui-même et plus illustre encore par Bouillon, son frère; Gernand, fils du roi de Norwège, orgueilleux des titres et des couronnes qui seront son héritage. Roger de Bernarville et Enguerrand y soutiennent leur antique gloire. Voici Genton, Raimbaud, les deux Gérard, et Ubalde, et Rosemond, héritier du grand duché de Lancastre. Fier Obizon, l’honneur de la Toscane, tu ne resteras point dans l’abîme de l’oubli. Et vous, Achille, Sforce, Palamède, tous trois frères, tous trois l’orgueil de la Lombardie, vos noms seront répétés dans l’univers! Le tien aussi, généreux Othon, qui conquis par ta vaillance le bouclier célèbre sur lequel est représenté un enfant nu sortant de la gueule d’un serpent. Je n’oublierai pas Gaston, Rodolphe, les deux Gui, renommés l’un et l’autre par leur valeur. Évrard ni Garnier ne demeureront pas dans la nuit d’un injurieux silence. Pourrai-je signaler tous ces héros?... Mais qui le mérite mieux que vous, Gildippe et Odoard, tendres amants, époux fidèles! La guerre ne vous a point séparés, et vous serez encore unis après le trépas. Amour! que n’apprend-on pas sous ton empire? Tu fis de Gildippe une intrépide guerrière! Sans cesse près l’un de l’autre, leurs vies subissent la même destinée; le même coup les frappe, la même blessure leur cause d’égales douleurs. Le fer qui atteint Odoard perce aussi son amante, et la vie de l’un s’échappe avec le sang qui coule des plaies de l’autre.


Mais Renaud, à peine sorti de l’enfance, efface tous ces héros. Sur son front majestueux brille une douce fierté. Tous les regards sont fixés sur lui; ses hauts faits, dans un âge si tendre, ont dépassé toutes les espérances. Au printemps de la vie, il est riche de tous les dons de l’âge mûr. Sous son armure, c’est Mars, la foudre à la main; il ôte son casque, c’est l’Amour. Il reçut le jour sur les bords de l’Adige. Sophie, la belle Sophie, fut sa mère; il est fils du puissant Berthold; il était encore au berceau lorsque Mathilde l’adopta et lui apprit tout ce qu’on enseigne aux enfants des rois. Il demeura auprès d’elle jusqu’au moment où la trompette guerrière retentit du côté de l’Orient et enflamma son jeune courage. Alors, et il n’avait pas trois lustres accomplis, il s’enfuit seul; parcourant des routes inconnues, il traverse la mer Égée, les rivages de la Grèce, et joint dans des régions lointaines le camp des Chrétiens. Fuite généreuse et digne d’être imitée par quelqu’un de ses magnanimes neveux! Un léger duvet se montre à peine sur son visage, et il affronte depuis trois ans les fatigues de la guerre.

A la cavalerie succèdent les fantassins; les troupes de Raymond s’avancent les premières; il les a choisies parmi ses vassaux de Toulouse, au pied des Pyrénées, entre la Garonne et l’Océan; ils sont quatre mille, bien armés, instruits, habitués à une discipline sévère, endurcis aux fatigues. Braves soldats, ils ne peuvent avoir un chef plus courageux et plus expérimenté.

Cinq mille guerriers des campagnes de Blois et de la Touraine suivent Etienne d’Amboise; leurs armes sont brillantes, mais ils sont peu robustes et s’énervent facilement. Le pays riant et délicieux qu’ils habitent produit des hommes enclins à la mollesse et au repos; impétueux au premier choc, bientôt leur ardeur se ralentit et s’éteint.

Alcaste leur succède; Alcaste au menaçant visage! tel on vit Capanée au siège de Thèbes. Six mille Helvétiens, audacieux et sauvages, sont descendus avec lui de ses châteaux des Alpes. Les socs de leurs charrues ont changé de forme; ce fer est maintenant destiné à de plus nobles usages. D’une main accoutumée à guider les troupeaux, ce peuple courageux va délier les rois.

A la tête de la dernière troupe, se déploie l’étendard fameux qu’ornent une triple couronne et les clefs de saint Pierre. Le vaillant Camille conduit sept mille guerriers qui gémissent sous le poids de leurs riches armures. Il est heureux de prendre part à cette grande entreprise et de faire revivre l’antique gloire de ses aïeux; il montrera à l’univers que si la discipline manque maintenant aux Romains, leur valeur est toujours la même.

L’armée a défilé en bon ordre; Godefroi fait appeler les chefs et leur donne ses instructions. «Demain, au retour de l’Aurore, il faut que nous partions avec promptitude, et que la Cité Sainte soit investie avant qu’il soit possible à l’ennemi de nous prévenir. Préparez-vous donc à courir au combat, ou plutôt à la victoire.» Ce discours, si plein de confiance et d’espoir, anime les coeurs, grandit les courages. Tous seront prêts. Tous attendent avec impatience les premiers feux du jour.

Cependant, le vigilant Bouillon n’est point sans inquiétude, bien qu’il la cache au fond de son coeur. Des avis certains lui ont appris que le roi d’Egypte marche vers Gazza avec une belle et nombreuse armée, et qu’il est déjà sur les frontières de la Syrie. Il sait que ce prince, fier et entreprenant, ne languira pas dans le repos, et qu’il est son ennemi naturel. Il appelle Henri, son messager fidèle: «Monte, lui dit-il, sur un léger navire, et passe en Grèce; une main qui ne m’a jamais trompé m’avertit que près d’arriver en ces lieux un jeune héros embrasé d’une ardeur guerrière vient pour se joindre à nous. C’est le prince des Danois; il amène des pays glacés du pôle une puissante armée. Le Grec emploiera ses fourberies et ses artifices ordinaires, pour le déterminer à retourner sur ses pas ou à porter sa course audacieuse dans des contrées éloignées de nous. Toi, ministre de mes volontés, toi, l’interprète de la vérité, décide ce prince à choisir le seul parti que lui dicte son intérêt et le nôtre. Qu’il vienne sans délai, tout retard serait indigne de son courage. Tu le laisseras partir, car tu dois rester près de l’empereur pour solliciter ce secours qu’il nous a promis tant de fois, et que les traités nous garantissent.»


Chargé de ces instructions et de lettres qui lui assureront la confiance de ceux vers qui on l’envoie, Henri part et presse son voyage: Godefroi, rassuré sur ce point, goûte un moment de repos.

Le jour va paraître; l’Aurore ouvre au Soleil les portes de l’Orient. On entend le son des trompettes et des tambours. Tout s’émeut, tout s’ébranle; le tonnerre, qui promet la pluie et la fraîcheur, n’est pas plus agréable aux mortels accablés par une chaleur brûlante, que le fut aux oreilles de ces guerriers le son des instruments belliqueux. Pleins d’ardeur, ils s’assemblent; tous, revêtus de leurs armes, sont rangés près de leurs chefs. L’armée est en ordre, les bannières flottent au souffle des vents, et, plus grande et plus respectée, se déploie au premier rang l’enseigne de la croix, gage de la victoire.

Cependant le Soleil précipite sa course à travers les célestes espaces: ses rayons réfléchis sur les armures font jaillir des torrents de flamme et d’étincelles dont les yeux sont éblouis. L’air est en feu; on dirait un vaste incendie. Le hennissement des coursiers, le cliquetis des armes retentissent au loin dans la plaine. Godefroi veut s’assurer que l’ennemi ne troublera point sa marche, et il envoie pour reconnaître le pays de légers cavaliers. Ils doivent précéder l’armée et surveiller les routes. Des pionniers préparent le chemin, détruisent les obstacles, ouvrent les passages. Les troupes des Infidèles, les forteresses ceintes de murs et de fossés, les torrents, les monts sauvages, les forêts épaisses ne peuvent arrêter la marche des Chrétiens. Tel on voit le roi des fleuves gonfler ses ondes, s’élever, franchir ses rives, renverser les digues qu’on lui oppose et porter le ravage dans les campagnes.

Renfermé dans une forte cité, avec des armes, des soldats et des trésors, le roi de Tripoli pouvait seul retarder l’armée chrétienne, mais il craint de provoquer la guerre. Il envoie des députés avec des présents, livre le passage qu’il ne veut point disputer, et reçoit les conditions de paix que lui dicte Godefroi.


Du sommet de Séir, montagne qui, du côté de l’Orient, domine la Cité Sainte, descend une multitude de Chrétiens de tout âge et de tout sexe, jaloux d’apporter et d’offrir des dons aux vainqueurs. Ils contemplent, avec joie et surprise, le nombre et les armes de toute espèce de ces fiers pèlerins, et, guides sûrs et fidèles, ils dirigent la marche de Godefroi. On suit des chemins frayés sans jamais perdre de vue les rivages de la mer. Une flotte amie en côtoie les bords, et ses vaisseaux apporteront des armes, entretiendront l’abondance. Pour les soldats du Christ jauniront les moissons des îles de la Grèce; pour eux seuls mûriront les raisins des rochers de la Crète et de Chio. Les flots tremblent sous leurs puissants vaisseaux, qui chassent de la Méditerranée les navires sarrasins. Sur les mers de Venise et de la Ligurie, partout se déploient les pavillons de Saint-Georges, de Saint-Marc, ceux de l’Angleterre, de la Hollande, de la France et de la fertile Sicile. Unies par le même esprit, soumises aux mêmes ordres, toutes ces flottes vont chercher, sur différents rivages, les approvisionnements qu’elles transportent rapidement pour les besoins de l’armée.

Ne trouvant ni obstacles, ni ennemis, Godefroi franchit les terres des Infidèles et s’avance vers les saints lieux témoins des souffrances et du martyre du fils de Dieu. La Renommée, qui répand tour à tour le mensonge et la vérité, a déjà proclamé que les Chrétiens se sont rassemblés, que la victoire marche avec eux, que rien ne les arrête; elle raconte l’espèce et la force de leurs escadrons, les noms et les exploits des chefs les plus illustres; elle annonce leurs projets menaçants et la colère terrible qui les anime contre les usurpateurs de Sion. La crainte d’un mal que l’on prévoit est plus effrayante que le mal même. Les esprits se troublent; les habitants de Solime écoutent avec inquiétude de vagues récits, et la rumeur confuse, qui se répand dans la ville attristée, épouvante aussi les campagnes.

Le vieux Roi qui gouverne Jérusalem, ne pouvant plus douter de l’approche du péril, roule dans son coeur les plus cruels projets. Aladin est son nom, et il vit dans de continuelles alarmes sur le trône où il s’est nouvellement assis. Il était né cruel, mais l’âge avait adouci son caractère farouche. La venue des Chrétiens qui se disposent à l’attaquer excite ses soupçons, accroît ses anciennes terreurs; il craint ses sujets, il redoute ses ennemis. Deux religions contraires divisent la population d’une même cité. Les Chrétiens sont plus faibles et moins nombreux que les Musulmans qui ont la force et le pouvoir. Aladin, conquérant de Sion et fondateur de cet empire, a diminué les impôts en faveur des Infidèles et en a rejeté tout le poids sur les adorateurs de Jésus-Christ. Il sait qu’il mérite leur haine; sa cruauté, que les ans avaient calmée et refroidie, se réveille et s’irrite. Sa soif de sang est plus vive et plus ardente. Ainsi le serpent, engourdi par les frimas, déroule ses longs anneaux et retrouve sa cruauté quand arrivent les douces chaleurs du printemps. Ainsi le lion, captif et soumis, redevient, à la moindre offense, furieux et redoutable.

«Je vois, dit le tyran, les signes certains de la satis-faction que ressentent ces Infidèles. Les désastres que nous redoutons leur inspirent une odieuse joie; ils sourient à nos plaintes, à nos alarmes, et trament peut-être des embûches et des trahisons; une révolte les rendrait maîtres de ma vie et leur permettrait d’ouvrir nos portes à cette armée dont ils partagent les croyances. Il n’en sera point ainsi; je préviendrai ces coupables desseins; leurs complots échoueront. Eux, ils périront dans un massacre général; j’égorgerai les enfants dans le sein de leurs mères; je brûlerai leurs maisons; j’incendierai leurs temples, et, au milieu des flammes, leurs prêtres, mes premières victimes, tomberont immolés sur ce tombeau, objet de leur vénération.»

Ainsi dit l’impie; cependant il n’exécute pas de suite ce barbare projet. S’il épargne l’innocent, ce n’est point pitié, mais lâcheté; la peur irrite sa cruauté, mais une crainte plus puissante l’arrête. Il ne veut point se fermer tout espoir d’une capitulation et rendre implacable la vengeance d’un ennemi vainqueur. Il modère sa rage, ou plutôt cherche d’autres moyens de la satisfaire. Il rase les campagnes d’alentour, renverse les chaumières, brûle les moissons, détruit tout ce qui peut être une ressource, un asile pour les Chrétiens. Il trouble les sources et les rivières, et mêle à leurs ondes de mortels poisons. Il ajoute avec art de nouvelles fortifications à l’enceinte de Jérusalem; et, voyant que le côté du septentrion est moins sûr que les autres qui passent pour imprenables, il élève rapidement des murailles et des retranchements. Il appelle ses sujets à la défense de leurs autels, et de nombreux renforts de soldats mercenaires grossissent son armée.


La Jérusalem délivrée

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