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Chapitre VI : De mystérieux préparatifs…

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Le quartier général du capitaine Mandrin était en territoire savoyard, tout en haut d’une petite montagne à pic qui dominait le village de Rochefort, en bordure de la Guiers, rivière rocailleuse qui, au moment de la fonte des neiges, se transformait en torrent.

Mandrin avait choisi ce site parce que la maréchaussée, n’ayant pas le droit de le poursuivre hors de la frontière, il lui offrait les avantages d’un asile quasi inviolable.

Aussi, n’avait-il pas cru devoir fortifier outre mesure le château aux trois quarts ruiné et abandonné depuis longtemps par ses propriétaires, si tant est qu’il en eût encore. Il en avait aménagé sommairement les salles principales qui servaient de dortoirs et réfectoires à ses troupes, se contentant pour lui d’une chambre dont les carreaux absents avaient été remplacés et qu’il avait fait meubler avec un confort plutôt sommaire, se contentant d’un lit provençal à baldaquin, d’un bahut, d’un coffre, d’un fauteuil garni en cuir de Cordoue, sillonné de larges éraflures, d’une table en chêne massif et de quelques escabeaux solides… Une haute cheminée, au manteau de granit, offrait, l’hiver, asile aux immenses bûches et aux troncs d’arbres à la flamme desquels le capitaine séchait ses bottes maculées de boue et ses vêtements souvent trempés par les pluies.

D’une grosse poutre qui traversait le plafond pendait une lampe de cuivre à crémaillère… Aux murs, des armes, rien que des armes !… Epées, rapières, arquebuses, baïonnettes, couteaux de chasse, pistolets de tous les calibres et de toutes les dimensions, haches, piques, épieux, hallebardes… et, face à la fenêtre, fixé au mur par la lame d’un poignard à manche de nacre un exemplaire de l’arrêté du Parlement de Grenoble ordonnant l’arrestation de Mandrin et le condamnant préventivement au supplice de la roue.

Ce matin-là, le capitaine qui, la veille, en compagnie de Tiennot, avait regagné son repaire sans la moindre anicroche, s’était levé de fort gaillarde humeur…

Après avoir passé l’inspection de ses hommes, félicité les uns, gourmandé les autres, et dévoré d’un bel appétit une soupe paysanne, une omelette au lard et une copieuse tranche de venaison, le tout arrosé d’un Châteauneuf-des-papes qui avait achevé de lui mettre l’âme en fête, il était rentré dans sa chambre et, tout en sifflotant un air de chasse, il s’était livré à un inventaire mental des meubles et objets divers qui garnissaient la pièce.

Sans doute cet examen ne lui donna-t-il pas satisfaction ; car, après une moue des plus significatives, il sortit, s’engagea dans un étroit escalier de pierre, en colimaçon, qui conduisait à l’étage situé au-dessus de ce qu’il appelait, en plaisantant, sa tanière, tira de sa poche une clef qu’il introduisit dans la serrure toute neuve d’une porte en chêne massif et pénétra dans une petite salle voûtée… C’était l’ancien oratoire de la châtelaine…

Mandrin, qui avait des instincts d’artiste, et un goût très particulier pour les belles choses, s’était fait un point d’honneur de respecter cette merveille.

Il aimait, de temps en temps, aux heures de repos et de méditation, s’y isoler, loin de tout tapage…

Etendu sur un vieux sofa à la soie passée, la tête appuyée contré un coussin de velours grenat à la frange d’or intermittente, tantôt il y mûrissait ses plans de campagne, tantôt il s’y délassait l’esprit en lisant les œuvres de M. de Voltaire, envers lequel il professait une admiration sans bornes.

Mais Mandrin, quant à l’instant du moins, ne semblait guère disposé à la méditation ni à la lecture.

Mesurant d’un rapide coup d’œil la hauteur et l’étendue du joli sanctuaire au fond duquel on apercevait, encadrée d’une adorable guirlande de fleurs sculptée en pleine pierre, une niche qui avait dû contenir quelque statue de madone, il se prit à murmurer :

— Allons, j’ai bien fait de conserver intact ce charmant réduit. Arrangé comme je veux qu’il le soit, il deviendra, j’en suis sûr, une véritable petite merveille.

Le sourire aux lèvres, il quitta l’oratoire, dont il referma soigneusement la porte à clef, et s’en fut rejoindre, dans la cour du château, un groupe de contrebandiers qui, ainsi que chaque jour, se rassemblaient à pareille heure pour le rapport.

— Prêt-à-Boire, Le Camus et le Piémontais… appelât-il de sa voix de commandement.

Les trois compères, sortant du rang, s’approchèrent de leur chef qui ordonnait :

— Vous allez prendre un chariot et vous rendre immédiatement à Chambéry… où vous achèterez, à n’importe quel prix, une chambre complète, la plus belle que vous trouverez. Vous vous procurerez également de somptueuses tentures, des tapis moelleux, un secrétaire en acajou moucheté, un bonheur-du-jour et une coiffeuse avec ses accessoires de toilette en argent massif… un miroir à main, une boîte à poudre, à onguents, à fards et à mouches… Vous n’oublierez pas non plus des vases, de jolis vases en cristal… ou en porcelaine rare… que vous remplirez de toutes les plus jolies fleurs que vous trouverez à la ville et sur votre route… En un mot, vous m’apporterez tout ce qu’il faut pour recevoir ici dignement une femme.

Ces instructions inattendues parurent produire sur la troupe, pourtant si disciplinée de Mandrin, un effet de profonde stupeur.

Tandis que Tiennot, encore plus ému que ses camarades, s’approchait de son chef, Mi-Carême, dont le nez de dimensions déjà considérables paraissait s’allonger d’une aune, répétait d’un air effaré :

Une femme, capitaine, une femme ici.

Et, dans le désarroi de son esprit, il hasarda timidement :

— Capitaine, ne croyez-vous pas ?…

J’ai dit une femme, scanda Mandrin en foudroyant Mi-Carême d’un regard courroucé.

Et il ajouta en frappant du pied, ce qui était le signe d’un imminent orage :

— Décampez tout de suite, faquins ; car j’entends que, dès demain, tout soit prêt pour recevoir dignement celle que j’attends, et que je vous ordonne — sous peine de mort — de traiter avec le plus grand respect… Allez !

— Capitaine, haletait Tiennot, pâle et frémissant.

— Morbleu, qu’as-tu donc ? s’écriait Mandrin, fort étonné par l’attitude de son jeune compagnon… Voilà que tu es plus blanc qu’un suaire.

Allons, parle, explique-toi…

— Pas devant eux ! murmura Tiennot, en désignant ses compagnons.

Mandrin fixa le berger de son regard d’aigle.

Puis, brusquement, il lança :

— Rompez, vous autres, et repos aujourd’hui pour tous ceux qui ne sont pas de garde ni de corvée.

Les contrebandiers s’éloignèrent, sans oser encore échanger les impressions que leur inspirait la décision inattendue de leur chef.

Celui-ci, les sourcils froncés, continuait à dévisager de son œil perçant Tiennot qui, ne pouvant se contenir davantage, s’écriait, d’une voix étranglée :

— Capitaine, vous m’avez donc reconnue ?

— Non ! répliquait Mandrin surpris. Mais pourquoi me demandes-tu cela ?

— Parce que…

— Tu m’as donc menti ?

— Oui, capitaine.

— Ah çà qui donc es-tu ?

Tiennot, baissant les yeux, articula faiblement :

— Je suis la fille de Jacques Destenave.

— La fille de Jacques Destenave.

— Oui, capitaine.

— Jacques Destenave, s’écriait Mandrin avec émoi, cet artisan de Grenoble qui, l’an passé, a été roué vif pour fabrication de fausse monnaie ?

— Il était innocent.

— Je le sais Mais, à plusieurs reprises, il m’avait rendu service en m’avertissant des différents traquenards que me tendait la maréchaussée.

— Il vous admirait tant.

— Et, comme cela ne suffisait pas aux policiers pour le faire condamner à mort, ces gredins ont forgé de toutes pièces cette accusation de fausse monnaie qui ne reposait que sur des témoignages mensongers.

— C’est vrai.

— Malheureusement, le procès s’est déroulé si rapidement que je n’ai pu intervenir à temps, sans quoi j’eusse tout mis en œuvre pour le sauver.

— Je vous reconnais bien là, capitaine.

— Ma pauvre enfant, combien tu as dû souffrir.

— Plus que vous ne pouvez l’imaginer… Ma mère est morte de douleur, quelques jours après l’effroyable supplice de mon père… Je suis restée seule au monde car vous pensez bien que ma famille et mes amis m’ont reniée… Pour tous, j’étais la fille du réprouvé, roué vif en place publique. Alors je me suis sauvée dans la montagne, je suis devenue Tiennot le berger… ou plutôt le contrebandier, jusqu’au jour où je vous ai rencontré sur ma route et où vous m’avez témoigné tant de compassion que je n’ai plus regretté d’être vivante !

— Pourquoi, alors, ne m’as-tu pas dit la vérité ?

— Parce que j’ai craint, si je vous révélais que j’étais une femme, que vous refusiez de me garder près de vous.

— C’est juste.

Toute pâle d’angoisse, Jeanne Destenave s’écriait :

— Vous n’allez pas me chasser ?

Mandrin se tut… Sans doute hésitait-il entre la difficulté de conserver cette jeune fille au milieu de ses compagnons et la profonde pitié que lui inspirait sa détresse.

Devinant ce qui se passait en lui, la malheureuse implorait :

— Ne me forcez pas à vous quitter. Nul ne soupçonne qui je suis et nul, je vous le jure, ne le saura jamais.

Et, tombant a genoux devant le capitaine elle poursuivit :

— J’étais si heureuse de partager vos périls, si fière de la confiance et de l’amitié que vous m’aviez accordées, que j’en étais arrivée à me persuader que j’étais vraiment Tiennot, oui Tiennot, votre aide de camp, dévoué jusqu’à la mort. Capitaine ! attendez encore avant de vous séparer de moi !… Laissez-moi vous prouver jusqu’à quel point je vous suis attachée… Je vous en supplie, ne me chassez pas.

Mandrin contempla un instant la malheureuse. Bientôt son regard s’adoucit en une expression de profonde pitié ; car il avait compris que c’était un arrêt de vie ou de mort qu’il allait prononcer.

— Mieux vaut, se dit-il, qu’elle meure de courage en se battant à mes côtés que de désespoir au fond d’un ravin ou au coin d’un bois sombre.

Et, tout haut, il reprit :

— Allons, relève-toi.

Transfigurée d’une subite espérance, Jeanne Destenave obéit.

— Tiennot… fit Mandrin en insistant sur ce nom.. Tiennot, je te garde.

— Oh ! merci ! merci ! s’écriait Jeanne.

Et elle continua radieuse, exaltée :

— Commandez-moi les missions les plus dangereuses… oh ! oui, ne m’épargnez pas… et, puisque vous consentez à oublier que je suis une femme… vite, bien vite… mettez-moi à l’épreuve.

— Soit ! acceptait Mandrin.

« Tu vas te rendre au pays de Beaujeu et t’efforcer de retrouver l’exempt Pistolet.

— Je le retrouverai.

— Tu lui diras que tu es prêt à me livrer à lui.

moyennant cent écus. Tu tâcheras de le convaincre… Je t’ai vue à l’œuvre et je sais que tu es capable de rouler ce coquin.

— J’essaierai.

— Tu réussiras.

« S’il accepte et il faut qu’il accepte, tu lui diras que, ce soir, j’ai un rendez-vous d’amour près de la Roche-des-Pins, avec une jeune fille du village.

Tiennot ne put réprimer un léger tressaillement.

— Tu hésites ?… lançait Mandrin avec nervosité.

— Non, non, protestait le faux berger, j’y vais tout de suite… Comptez sur moi, capitaine. Oh oui, comptez sur moi.

Tiennot allait s’éloigner ; mais Mandrin la saisit par le bras.

— Un mot encore, fit-il.

Et, lentement, impérieusement, il scanda :

— Pour tous et même pour moi, tu es et tu resteras toujours Tiennot le berger… C’est entendu ?

— C’est entendu.

— C’est promis ?

— C’est juré.

La jeune fille s’éloigna… gagnant à grandes enjambées le sentier encaissé qui descendait vers la plaine.

Bientôt, à bout de forces, elle se laissa tomber sur le talus de la route, en sanglotant, la tête entre les mains.

Elle n’était plus la montagnarde farouche, aux muscles d’acier et à l’énergie sans limites. Et ce n’était plus un cœur de contrebandier qui battait, farouche, sous sa vareuse de berger, mais un cœur de femme atrocement rongé par la jalousie qui la dévorait depuis qu’elle avait compris que Mandrin aimait Nicole et, surtout, qu’elle savait que c’était elle qu’il attendait.

Son maître, son Dieu, une autre l’avait conquis, une autre le lui prenait, le lui volait…

Etait-ce possible ? Mandrin amoureux de cette petite bourgeoise !… L’aigle épris de la colombe, quand il avait à ses côtés et toute prête à s’envoler avec lui, jusqu’aux plus hautes cimes, la compagne, créée à son image.

Ne savait-elle pas se battre comme un soldat, épauler un mousquet, tirer l’épée, jouer du poignard ?

N’était-elle pas capable de le suivre dans ses randonnées les plus éperdues, dans ses aventures les plus périlleuses, d’être là, toujours là, près de lui, à tout instant de péril et de gloire… et, si l’heure de la défaite sonnait, orgueilleusement décidée à comparaître devant le même tribunal, à gravir le même échafaud, à subir le même supplice, et, après avoir vécu la même vie, à mourir de la même mort !

Mais Mandrin ne voulait pas cela ! Mandrin préférait la petite bourgeoise timide, inquiète, effarouchée, à la fille de sa race, de son sang, de son envergure.

Et Jeanne Destenave, toute vibrante de l’orgueil que lui inspirait la puissance d’amour qui était en elle, se révoltait de n’avoir pas été devinée, comprise, aimée.

Déjà grondait en son âme une haine terrible contre cette demoiselle de village que, dans son aveuglement, elle trouvait laide et souhaitait méchante, hypocrite, sotte et peureuse.

Ah non, elle ne s’enfuirait pas, ainsi qu’elle en avait eu un moment l’intention, devant cette rivale inattendue ; elle saurait cacher sa rancune à Nicole, ainsi qu’elle avait su dissimuler son amour à Mandrin. Ce n’était pas un sacrifice qu’elle acceptait, c’était un combat qu’elle allait affronter sans répit, combat dans l’ombre, fait d’embûches, de ruses, de volonté opiniâtre et dont Mandrin était l’enjeu, combat où elle avait résolu d’écraser sa rivale à force de courage, de dévouement, d’abnégation et de prouesses.

Alors, se relevant, elle contempla longuement le château de Rochefort qui apparaissait tel l’aire immense d’un oiseau de proie ; et, d’une voix frémissante, elle s’écria :

— Elle peut venir la colombe, je me charge de lui faire bientôt battre des ailes !

Et Tiennot le berger partit en courant vers la plaine.

Mandrin, roman d'aventures

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