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Chapitre V : Un odieux marché.

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— Emparez-vous de ce bandit, vociférait l’exempt Troplong.

Deux argousins s’apprêtaient à lui mettre la main au collet lorsque, soudain, la porte s’entrebâilla, laissant surgir un poing armé d’un pistolet.

Mandrin, profitant du désarroi, franchit d’un bond le seuil et reconnut Tiennot qui, avec autant de promptitude que de vigueur, s’empressait de refermer le battant que Mandrin barricadait à l’aide d’une traverse en bois qu’il avait ramassée à terre.

Tous deux se trouvaient dans une sorte de hangar obscur et encombré d’outils de jardinage…

Mandrin et Tiennot se dirigèrent vers une fenêtre qui donnait sur la campagne et par laquelle ils s’empressèrent de déguerpir… En hâte, ils s’élancèrent sur leurs chevaux qui attendaient sur le chemin… et il disparurent au triple galop dans la direction de la montagne.

Après avoir franchi environ la distance d’un quart de lieue, Mandrin fit stopper sa monture, et ordonnant à Tiennot de l’imiter, il sauta à terre. Puis, tout en se dissimulant derrière un rideau de jeunes arbres il se pencha vers la plaine qui s’étendait à ses pieds.

— Regarde ! dit-il à Tiennot qui l’avait rejoint.

Dans le chemin qui longeait la demeure des Malicet,

Pistolet et ses hommes s’évertuaient à retrouver la piste du fugitif.

L’exempt, incliné vers le sol, semblait rechercher avec attention une trace capable de le mettre sur la bonne voie.

Tout à coup, Mandrin et Tiennot le virent se redresser d’un air triomphant et indiquer du doigt à ses hommes le village de Beaujeu.

Et tous disparurent en courant, en criant et en agitant les bras.

Mandrin partit d’un vaste éclat de rire. Tiennot, surpris, interrogeait :

— Pourquoi, capitaine, ces gens ont-ils pris une direction opposée à la nôtre ?

— Tu vas voir… fit le capitaine d’un air mystérieux.

Et, soulevant la jambe de son cheval, il ajouta en montrant le pied de l’animal à son interlocuteur :

— Mes chevaux sont toujours ferrés à l’envers…

Maintenant, ce coquin d’exempt et ses hommes peuvent courir à nos trousses, ils seront essoufflés avant de nous rejoindre.

— C’est égal, capitaine, ne pouvait s’empêcher d’observer Tiennot, vous l’avez échappé belle.

— Tu peux même dire que c’est grâce à toi, reprenait Mandrin, que j’ai pu sortir indemne de cette aventure.

— Ne vous ai-je pas dit, capitaine, que je vous étais dévoué jusqu’à la mort ?

— Tu viens de me le prouver, et je ne l’oublierai pas.

— Mais pourquoi vous aventurer ainsi en plein jour ?…

Tiennot n’acheva pas… Les sourcils subitement froncés, Mandrin s’écriait :

— Je ne pouvais pas deviner que j’allais me trouver face à face avec Bouret d’Erigny et ce suppôt de police que l’on a fait venir tout exprès de Paris pour s’emparer de moi.

Et l’œil étincelant, le capitaine général des contrebandiers de France scanda, avec un emportement farouche :

— Tiennot, tu m’as l’air de fort aimer la lutte.

— Sous vos ordres, elle m’enchante et elle me grise.

— Tu viens, à l’instant, de me montrer que tu n’étais pas seulement un garçon courageux entre tous, mais que tu étais encore d’un sang-froid et d’une adresse remarquables. Aussi, à partir de ce moment, tu ne me quittes plus ; je fais de toi mon aide de camp.

— Capitaine !…

— Et puisque tu aimes à en découdre, sois satisfait. Tu vas avoir de la besogne, de la rude et de la belle, encore.

« Ah ! ah ! monsieur le fermier général Bouret d’Erigny ose venir en personne se mesurer avec moi…

Il apprendra d’ici peu, ainsi que ce sinistre homme noir qui l’accompagne, de quel bois Mandrin se chauffe.

« Berger, mon ami, es-tu content ?

— Comment ne le serais-je pas à la pensée que je vais être désormais votre lieutenant ?

— Dis mon bras droit…

— Et aussi votre bouclier.

— Mon bouclier ?

— … Toujours prêt à vous éviter les mauvais coups et à périr, s’il le faut, à votre place.

— Tiennot, reprenait Mandrin avec gravité, pourquoi parles-tu donc toujours de mourir ?

Et, posant amicalement sa main sur l’épaule du jeune homme, il ajouta tout en l’enveloppant d’un regard à la fois profond et attristé.

— Petit, ne m’aurais-tu pas dit toute la vérité ?

Tiennot, à ces mots, ne put maîtriser un léger tressaillement ; mais dominant l’émoi que cette question semblait avoir mis en lui, il répliqua d’une voix qui tremblait un peu.

— Mais si, capitaine.

— Alors, plus de ces idées-là ; car il faut vivre, Tiennot, vivre pour la tâche à laquelle je me suis consacré.

Et tandis qu’une expression de douceur étrange atténuait soudain l’éclat de ses yeux, il fit :

— Oui, vivre, pour être puissant, pour être heureux, pour être aimé.

Brusquement, il remonta en selle, sans remarquer que son compagnon, tout en l’imitant, essuyait une grosse larme du revers de sa manche.

De son côté, Nicole n’avait pas résisté à l’émotion que lui causait l’imminente arrestation de Mandrin et, tout en poussant un cri de détresse, elle s’était effondrée sur le parquet ; aussitôt, Bouret d’Erigny se précipitait vers elle, la saisissait dans ses bras et la transportait sur un canapé.

Martine, qui était accourue, lui prodiguait les soins les plus empressés, mais en vain. La pauvre petite, successivement frappée en sa tendresse filiale et dans son grand amour, ne revenait pas à elle. Sa tête se penchait sur son épaule, languissante et pâlie. Un souffle à peine perceptible s’exhalait de ses lèvres tremblantes et l’on eût dit que son cœur se refusait à battre.

Nicole, en effet, était une de ces natures exquises entre toutes qui ne semblent exister que pour illuminer de jeunesse et de joie tout ce qui les entoure.

Jusqu’alors sa vie avait été si douce, si facile Adorée par ses parents, chacun selon leur manière, elle leur rendait en attachement tout ce qu’elle recevait d’eux en affection et en bonté ; elle savait toujours d’un mot charmant, d’un regard malicieux, apaiser l’humeur souvent variable de sa mère et mettre fin aux querelles, d’ailleurs innocentes, qui s’élevaient entre les siens, les grondant gentiment, les apaisant tour à tour avec la même effusion, en véritable petite fée de la bonne humeur.

Toutefois, son inaltérable gaieté ne s’inspirait d’aucune insouciance ; Nicole savait penser ; Nicole savait raisonner avec bon sens et même avec sagesse.

Elle n’avait été nullement grisée par ce voyage à Paris qu’imprudemment ses parents lui avaient fait entreprendre, ni par le succès qu’elle avait obtenu chez la Pompadour, en présence du roi.

Et voilà que son cœur parlait, embrasé soudain par une flamme dont elle ne soupçonnait pas l’ardeur voilà qu’elle se sentait irrésistiblement entraînée vers celui qui lui était apparu un jour nimbé d’une auréole de bravoure chevaleresque et de puissance généreuse et qui avait si bien su détruire en elle toute hésitation, toute crainte, en achevant de l’entraîner par la franchise enfiévrée de ses paroles et par l’irrésistible élan de son amour.

Aussi, lorsqu’elle avait vu l’exempt Troplong et ses agents sur le point de s’emparer de Mandrin, elle avait éprouvé un tel déchirement qu’elle avait cru mourir à la pensée du sort terrible qui attendait le révolté.

Tandis qu’elle demeurait prostrée dans l’agonie morale qui l’avait abattue, Bouret d’Erigny, indifférent, mais seulement en apparence, faisait les cent pas dans la pièce… Sans doute était-il tout autant préoccupé de voir Nicole revenir à elle que de contempler Pistolet lui ramenant Mandrin… et si, par instants, son oreille se tendait vers la fenêtre, cherchant à surprendre les rumeurs du dehors, bien plus souvent son regard s’arrêtait sur la jeune fille, à laquelle la dévouée Martine continuait à prodiguer ses soins empressés.

Enfin, Nicole commença à entr’ouvrir les paupières. Sans doute se rendit-elle compte immédiatement de la situation tragique entre toutes dans laquelle elle se débattait ; car un long soupir souleva sa poitrine et ces paroles s’échappèrent de ses lèvres en un murmure d’indicible émoi.

— Maman ! mon père !

Bouret, décidé à jouer serré, la considéra avec une expression de menaçante ironie.

— En prison… sanglotait la pauvre petite… En prison tous les deux !… Mon Dieu ; que vais-je devenir ?

Bouret s’avança vers elle. Nicole, qui ne l’avait pas encore aperçu, eut un cri d’effroi. Mais le fermier général, tout en s’inclinant galamment, attaqua sur un ton de douceur hypocrite :

— Je vous l’ai déjà dit, mademoiselle, la liberté des vôtres est entre vos mains.

Nicole eut un cri déchirant :

— Mon Dieu !

C’est que, tout à coup à la pensée des siens entraînés par les gendarmes, s’ajoutait celle de Mandrin poursuivi, traqué, arrêté sans doute, peut-être même déjà incarcéré, lui aussi, dans une prison qu’il ne quitterait que pour la mort, et quelle mort !… la plus infamante, la plus effroyable de toutes… la roue.

Se cachant la tête entre les mains, elle crut qu’elle allait de nouveau défaillir… Mais un homme apparaissait, la figure déconfite : c’était Pistolet.

— Eh bien ? interrogeait avidement Bouret.

— Monsieur le fermier général, ripostait l’exempt, dont les yeux brillaient de lueurs mauvaises… C’est à croire que ce bandit de Mandrin a signé un pacte avec le diable.

— Il vous a échappé ! sursauta d’Erigny.

— Dites plutôt qu’il s’est évanoui comme un fantôme.

— Ah ! c’est trop fort.

— C’est trop fort, en effet.

Tandis qu’une furtive rougeur se répandait sur le visage de la jolie Nicole, Bouret les lèvres pincées, s’avançait vers l’exempt.

— Décidément, s’écriait-il, cette campagne commence bien fâcheusement pour vous… Seriez-vous au-dessous de votre réputation ?

— Monsieur le fermier général, se défendait Pistolet, veuillez avoir l’indulgence de ne pas me juger d’après ce premier échec et daignez croire que je suis homme à prendre promptement ma revanche.

— Nous verrons bien.

— Je vous ai promis de vous livrer Mandrin avant que les cloches de Pâques aient sonné… Je tiendrai ma parole.

— En attendant, coupait d’Erigny d’un ton autoritaire, vous allez m’expédier le sieur et la dame Malicet à la prison de Grenoble.

A ces mots, Nicole se dressait, épouvantée… et se précipitant entre Bouret et l’exempt, elle leur demandait, les mains jointes, et tout en larmes :

— Que va-t-on leur faire ?

Prenant un air de bienveillante compassion, Bouret répliquait :

— Ma pauvre enfant, ne nous obligez pas à vous le révéler.

— Si… je veux tout savoir… tout… Parlez, je vous en supplie.

— Puisque vous insistez, martelait le fermier général, avec une lenteur calculée, sachez que votre père sera envoyé aux galères et que votre mère sera enfermée dans une prison pendant plusieurs années.

— Non, non ! ce n’est pas possible ! s’écriait Nicole affolée.

Et, se tournant vers l’exempt, elle ajouta :

— Dites-moi, monsieur, que ce n’est pas vrai.

Avec une fielleuse compassion, Pistolet déclarait :

— Hélas ! si, mademoiselle…

Ecrasée, Nicole retomba sur le canapé… toute secouée par les sanglots et ne sachant que répéter, en son immense désespoir.

Mon cher papa, ma pauvre maman.

D’Erigny contempla son œuvre. Il pouvait en être satisfait… Cette douce et charmante enfant n’était plus maintenant qu’un pauvre être désemparé… à bout de force… d’énergie, véritable jouet entre ses mains.

Certain d’avoir dompté sa résistance et brisé sa volonté, il se pencha vers elle et murmura insidieusement à son oreille.

— Rappelez-vous ce que je vous ai dit, Nicole. Je vous aime et je n’ai qu’un désir vous voir heureuse !… Un mot de vous… vous savez lequel… et je vous rends votre père et votre mère.

Nicole releva la tête, dévisageant avec horreur celui qui osait lui proposer un aussi odieux marché… Tout de suite, elle devina que rien ne saurait l’attendrir… en face du dilemme dont elle se sentait prisonnière, elle comprit que son devoir était de sauver les siens… fût-ce au prix du plus amer des sacrifices… Et, d’une voix brisée, elle balbutia :

— Eh bien soit, je serai votre femme.

— Nicole ! s’écria Bouret, en s’emparant de sa main glacée.

Et, tout radieux de victorieuse allégresse, il lança à Pistolet :

— Monsieur l’exempt, faites remettre immédiatement M. et Mme Malicet en liberté.

Pistolet s’inclina et sortit, un sourire diabolique aux lèvres.

Alors, d’Erigny, frémissant de passion, voulut attirer Nicole contre lui.

Mais la jeune fille, se dégageant, s’en fut se jeter en pleurant dans les bras de Martine, qui avait assisté à toute cette scène sans oser exprimer l’indignation qu’elle lui inspirait.

Et la gentille servante murmura à sa jeune maîtresse :

Ne vous désolez pas ainsi, mademoiselle… Mandrin est libre, et vous n’êtes pas encore mariée.

Pendant que ces événements se déroulaient dans leur demeure, le ménage Malicet, que l’on avait enfermé dans le même cachot, faisait plutôt triste figure.

Si Malicet, prenant le seul parti que lui inspiraient à la fois une invincible habitude et une philosophie toute naturelle, s’était presque immédiatement endormi, son irascible épouse, après avoir inspecté la geôle et constaté que toute tentative d’évasion était impossible, avait été envahie par une de ces colères que, sous peine d’apoplexie, il importe d’extérioriser à tout prix.

Mais à qui s’en prendre, si ce n’est à l’infortuné bonhomme qui, effondré sur une maigre botte de paille, semblait d’ailleurs y reposer aussi douillettement que s’il eût été étendu dans son lit.

Quel homme ! s’indignait-elle ! Il dort ! Il ronfle ! Il ronfle même comme il n’a jamais ronflé…

Et cela au moment où nous avons le plus besoin, tous deux, de notre dignité, de notre énergie.

Mais un bruit sinistre de verrous que l’on tire, de clefs qui grincent dans des serrures, mit tout à coup une digue au torrent de son éloquence… et la porte du cachot s’ouvrit avec fracas.

Pistolet, plus énigmatique, plus funèbre que jamais, s’avançait, suivi du guichetier en chef, vers l’opulente Thérèse qui, malgré tout son courage, le dévisageait avec une frayeur justifiée.

Pistolet s’arrêtait à quelques pas d’elle et, d’un geste autoritaire, lui fit signe d’approcher.

Puis, tout en lui indiquant la porte, qui était restée grande ouverte, il ordonna d’une voix lugubre.

— Sortez !

Paralysée par l’émotion, l’infortunée Thérèse demeurait figée sur place.

— Sortez, vous dis-je, insistait l’exempt.

L’accent avec lequel Pistolet avait proféré cet ordre était si terrible que la femme du receveur crut, de la meilleure foi du monde, que sa dernière heure avait sonné ; elle s’écroula aux genoux de l’homme noir en bégayant :

— Vous n’allez pas me livrer au bourreau ?

L’exempt eut un sourire de mystérieuse ironie qui acheva de plonger la mère de Nicole dans les transes les plus épouvantables.

Et, joignant les mains, elle murmura :

— Au nom du ciel, pitié.

Estimant que la plaisanterie avait suffisamment duré, le policier reprenait toujours avec la même impassibilité.

— Puisque je vous dis « Sortez ! » cela signifie que vous pouvez partir.

Bouleversée, Mme Malicet haletait :

— Alors… je… je suis libre ?…

— Parbleu !

Un large soupir de soulagement gonfla la majestueuse poitrine de Thérèse.

Et, récupérant soudain toutes ses facultés physiques et morales, elle se releva lestement et, désignant son mari qui continuait à dormir aussi paisiblement qu’un enfant dans son berceau, elle questionna.

— Et lui ?

— Lui aussi ! articula Pistolet.

Mme Malicet se précipita sur le bonhomme Agénor, s’évertuant à l’éveiller… Mais peine perdue ! … L’entreposeur des tabacs opposait aux efforts de sa conjointe une résistance somnifère que rien ne semblait pouvoir faire cesser.

L’exempt, d’un air indifférent, sortit de la poche de son justaucorps une tabatière en écaille et y puisa une large prise.

— Agénor ! s’enrouait Thérèse… en multipliant les bourrades. Agénor… on nous remet en liberté… Voyons… debout !…

Pistolet, tout en remettant sa tabatière dans sa poche, lança un coup d’œil obliqué vers les Malicet et, se dirigeant vers la porte près de laquelle le guichetier attendait, il dit à ce dernier.

— Puisqu’ils ne veulent pas partir… qu’ils restent en prison.

Mme Malicet eut un cri de rage… Et saisissant une cruche pleine d’eau, qui se trouvait à portée de sa main, elle en versa le contenu sur la tête de son mari.

Ce remède énergique produisit un immédiat effet. Malicet eut un sursaut et, se redressant sur ses genoux, il promena autour de lui un regard effarouché ; mais il n’eut pas le temps ni de parler ni même de comprendre… Sa commère, l’empoignant par le bras, le força à se remettre sur ses jambes et, dans un de ces élans irrésistibles dont elle avait le secret, elle l’entraînait vers la sortie et gagnait le dehors sans plus s’occuper de Pistolet qui, dédaigneusement, haussa les épaules.

Grande fut la surprise de Martine quand elle vit reparaître ses patrons, dont le désordre des vêtements et de la coiffure attestait l’épreuve qu’ils venaient de subir.

— Monsieur ! Madame ! … s’écria-t-elle… Alors, vous vous êtes évadés ?

— Taisez-vous ! péronnelle, s’exclamait Mme Malicet… et sachez que l’on ne saurait retenir en prison la cousine du roi.

Nicole, qui avait reconnu la voix maternelle, accourait se jeter dans les bras de sa mère, qui l’étreignait avec transport… Et le bon Agénor s’apprêtait, à son tour, à embrasser sa fille, lorsque Bouret d’Erigny apparut : et, saluant M. et Mme Malicet avec une courtoisie affable, il déclara solennellement.

— J’ai l’honneur de vous demander la main de Mademoiselle votre fille.

— La main de ma fille ! s’exclama Thérèse, qui étouffait littéralement de stupéfaction.

— La main de ma fille ! répéta l’entreposeur, qui n’en croyait pas ses oreilles.

— Oui papa affirmait Nicole, qui avait grand’peine à retenir ses larmes.

Le fermier général poursuivait, d’un air avantageux :

— Je l’aime depuis le jour où j’eus l’ineffable bonheur de l’entendre chanter à un concert de notre divine marquise… et je n’ai plus cessé de rêver à elle, tant elle m’avait ensorcelé par sa grâce ingénue et son charme vainqueur.

Monsieur le fermier général, regimbait Mme Malicet, vous aimez Nicole, dites-vous, vous l’aimez même à la folie, et vous n’avez pas hésité à nous envoyer en prison, nous, ses parents.

Bouret, qui s’attendait certainement à cette réflexion, répliquait sans la moindre hésitation :

— Croyez, madame, que j’en ai été fort marri et que c’est la mort dans l’âme que j’ai dû prendre une pareille mesure… J’avais reçu des instructions formelles de M. le lieutenant de police, et mon devoir était de les exécuter… Mais, maintenant, je vous supplie d’oublier cette mésaventure… puisque tout est arrangé. M. le marquis d’Argenson s’il m’a donné pleins pouvoirs pour faire justice, m’a aussi accordé le droit de faire grâce selon mon bon plaisir… et il ne saurait s’offusquer que, pour la première fois, ma clémence s’étendît sur mes futurs beaux-parents, auxquels j’exprime encore, avec toutes mes excuses, l’assurance de ma respectueuse et sincère sympathie.

— Devant une aussi galante attitude, ripostait Mme Malicet, déjà bouffie d’orgueil, je ne puis, monsieur le fermier général, que vous dire combien je suis satisfaite et flattée de vous voir entrer dans notre famille.

— Et moi de même, appuyait Agénor, tout en tamponnant avec son mouchoir les traces encore humides de la douche que lui avait administrée son épouse.

Et, tout en observant sa fille qui, le visage morne, consterné, avait peine à retenir ses larmes, il hasarda :

Ah çà ! qu’as-tu donc, mon enfant ? On dirait que tu as envie de pleurer.

— C’est de joie ! s’empressait d’interrompre Mme Malicet.

Et elle ajouta, en poussant Nicole vers Bouret d’Erigny :

— Ma fille, embrassez votre fiancé.

Mais Nicole s’effondrait dans les bras de sa mère et, tout en sanglotant, elle lui murmurait :

— Maman, c’est bien pour papa et pour toi que je me sacrifie

Thérèse en demeura sidérée.

Mais Bouret intervenait aussitôt :

— J’ai le plus vif désir de hâter la cérémonie…

« Aussi vous demanderai-je de bien vouloir partir prochainement pour mon château des Aigles, près de Grenoble, où cette adorable enfant trouvera le cadre qui sied à sa beauté, et vous, madame et monsieur, une hospitalité qui, je l’espère, achèvera de vous faire oublier les petits ennuis de cette journée.

— C’est entendu… acceptait Mme Malicet.

Et, se tournant vers l’entreposeur, elle ajouta :

— Maintenant que vous allez être le beau-père du plus noble et du plus riche fermier général de France, je pense que vous…

Un cri de colère lui échappa…

Agénor dormait debout !…

Mandrin, roman d'aventures

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