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Chapitre II : Tiennot le berger.

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Le même jour, à l’heure où le crépuscule du soir commence à voiler les cimes des Alpes Dauphinoises, Mandrin et sa bande, avant de s’engager dans le défilé abrupt qui conduit à la frontière savoyarde, où ils savaient trouver un sûr asile, avaient fait halte, pour le repas du soir, à mi-flanc de la montagne, au milieu d’un pittoresque éboulis de rochers…

Tandis que ses hommes achevaient de manger une soupe appétissante et de boire, en leurs gobelets d’étain, le vin clairet au bouquet de terroir, Mandrin, assis à l’entrée d’une grotte qui abritait un feu improvisé, semblait plongé dans de profondes réflexions.

Ses « soldats-camarades », ainsi qu’il appelait familièrement ses compagnons, respectaient, comme toujours, la méditation de leur chef.

Mandrin n’était-il pas, avec une rapidité foudroyante, devenu en quelque sorte le maître de cette vaste région, qui s’étend du pays lyonnais jusqu’à la Méditerranée ?

Partout, dès qu’il était apparu à la tête de ses hommes, triés sur le volet, animés du même esprit de bataille, et auxquels il inspirait un dévouement fanatique, n’avait-il pas vu venir à lui toutes les sympathies de ses populations malheureuses, où régnait déjà l’esprit républicain ?

Vite, il avait achevé de les gagner à sa cause, comme « ceux de Beaujeu », en leur prouvant que ce n’était point à ses compatriotes qu’il déclarait la guerre, mais qu’il n’avait, au contraire, qu’un but : les délivrer de ceux qui les opprimaient.

Aussi n’avait-il pas tardé à s’assurer de tous côtés et dans tous les milieux, et jusque dans les presbytères, de nombreuses complicités ; et bientôt il n’y eut guère d’hostellerie ou d’auberge dont le maître ne fût son affilié, peu de maisons où il ne fût accueilli, et dont il ne rémunérât largement l’hospitalité.

Les fonctionnaires civils eux-mêmes avaient pris le parti de fermer les yeux sur ses exploits… et chaque fois que la maréchaussée avait mission de le combattre, il se produisait toujours un incident inattendu et il arrivait même parfois un contre-ordre mystérieux qui permettait toujours au capitaine général des contrebandiers de France de regagner sans encombre le vieux château savoyard qui lui servait de quartier général, tout près du poste-frontière de Pont-de-Beauvoisin, où il avait établi son principal entrepôt de marchandises.

Et Mandrin, qui se croyait sûr de l’impunité et se plaisait à affirmer « que les troupes du roi avaient reçu la défense de l’attaquer », pouvait contempler, de son regard d’aigle vainqueur, le pays qui s’étendait à ses pieds.

Mais peu à peu, ses yeux, dont les prunelles étaient comme semées de sable d’or, prirent une expression de douceur étrange… C’est qu’ils s’étaient arrêtés sur la rose qu’il avait épinglée à son habit ; et la fleur évoquait en lui la pensée de celle qui la lui avait donnée.

L’image de l’adorable Nicole, tour à tour courageuse, craintive, indignée, timide, attendrie et légèrement coquette, l’enveloppait d’autant plus de charme, qu’il se sentait presque le droit de se dire qu’il n’était pas sans lui plaire… Et lui, auquel déjà tant de femmes avaient adressé leurs sourires, envoyé leurs baisers, lui qui avait pu lire dans tant de beaux regards une expression d’admiration qui est déjà tout un aveu d’amour, lui qui, emporté par le tourbillon des événements, lui, dont le cœur n’avait jamais battu que pour les luttes de géants et les splendides représailles, sentit tout à coup ses nerfs se détendre et son cerveau s’apaiser, sous l’irrésistible douceur d’un sentiment qu’il ne connaissait pas encore.

Cela mettait en lui une sorte de ferveur silencieuse, de paix, de j oie, que ne traversait aucun désir… et l’aventurier formidable, le révolté sans trêve, se laissait aller à l’allégresse de cette idylle naissante qui ne pouvait, chez un être tel que lui, que prendre rapidement l’essor d’une passion dévorante, lorsque, tout à coup, son regard se tendit vers l’horizon.

Bientôt, il distinguait s’estompant dans la nuit tombante, le clocher de Beaujeu où, sans s’en rendre compte encore, il venait de laisser tout de lui-même, lorsqu’il aperçut une de ses sentinelles qui lui faisait un signe d’appel.

Instantanément repris par son devoir de chef, il s’empressait de se diriger vers le guetteur, qui lui désignait, tout en bas des rochers, deux hommes côtoyant un petit torrent, avec les allures de chasseurs en quête d’une piste.

Mi-Carême et Carnaval, le fusil à la main, avaient rejoint leur capitaine.

— Ces deux gaillards ne m’ont pas l’air très catholiques, grommelait Mi-Carême en vérifiant la pierre à feu de son arme.

— En effet… déclarait Mandrin, on dirait deux « gabelous ».

— Est-ce qu’on les descend ? interrogeait Mi-Carême.

De la main, Mandrin leur imposa silence. Il venait d’apercevoir, se défilant derrière un amas de broussailles, un jeune garçon qui tenait en laisse deux gros chiens.

Les deux douaniers avaient dû l’apercevoir aussi, car, simultanément, ils épaulèrent leurs fusils… mais ils n’eurent pas le temps d’en faire usage… Mandrin s’emparait du tromblon de Mi-Carême, l’épaulait… tirait… et la crosse du fusil de l’un des douaniers volait en éclats…

Alors, prompt comme l’éclair, le capitaine empoignait l’escopette de Carnaval… et, deux secondes après, l’arme du second douanier subissait le même sort que celle de son camarade.

Les deux « gabelous » terrifiés, constatant qu’ils n’avaient reçu que de légères éraflures, s’empressèrent de déguerpir à toutes jambes.

— Poursuivez-les ! … ordonnait Mandrin à ses compagnons.

Et, s’élançant avec une agilité remarquable à travers les blocs de granit qui surplombaient le torrent, il se précipita vers l’adolescent, qui était demeuré sur place, littéralement pétrifié par cette scène.

A l’aspect du capitaine qui accourait vers lui, le jeune inconnu eut un brusque mouvement de frayeur…

Mais soudain son visage s’éclaira ; et il s’écria d’un ton vibrant :

— Capitaine Mandrin, je vous reconnais et je vous remercie.

Mandrin l’enveloppa d’un long regard où perçait déjà une réelle sympathie.

Mince, élancé, bien découplé dans son costume de berger des Alpes, la figure très fine, aux traits réguliers, les yeux superbes, mais voilés d’une profonde mélancolie, les cheveux noirs abondants, flottant sous son feutre gris, aux ailes relevées, les jambes fines, robustes et sanglées de guêtres en cuir jaunâtre, le jeune homme contemplait son sauveur avec une sorte de ferveur mystique… exprimant ainsi, mieux que par des paroles, l’admiration et la reconnaissance que lui inspirait le fameux « capitaine ».

— Qui es-tu ? interrogeait Mandrin avec bienveillance.

— Je m’appelle Tiennot… je suis berger, mais je fais surtout la contrebande du tabac.

— Et ta famille ?

— Je n’en ai plus.

— Que sont devenus tes parents ?

— Ils sont morts tous les deux.

— Il y a longtemps ?

— Oui, bien longtemps.

— Pauvre petit.

— As-tu des frères, des sœurs ?

— Non, capitaine.

— Des amis ?

— Non plus.

— Alors tu es seul au monde ?

— Tout seul.

— Tu dois être malheureux ?

— Très malheureux.

— Morbleu ! Tu m’as pourtant l’air d’un garçon énergique.

— Il le faut bien, capitaine. Si je ne l’avais pas été, il y aurait déjà beau temps que je me serais jeté dans un précipice… ou noyé dans un torrent…

« Si je ne l’ai pas fait, ce n’est pas parce que j’ai manqué de courage, mais parce que j’estime qu’on n’a pas le droit de se détruire. On ne sait jamais ! Un jour, on peut tout de même être utile à quelqu’un ou bon à quelque chose.

— J’aime ce langage, petit ! s’écria Mandrin ; car il me prouve que tu as du sang.

Et, avec un fier sourire, il ajouta :

— Alors, tu as entendu parler de moi ?

Qui ne connaît pas le capitaine Mandrin ? ripostait le berger. N’est-il pas celui en qui les honnêtes gens ont mis toutes leurs espérances ?

— Tu m’as déjà vu ?

— Oui, plusieurs fois, lorsque vous traversiez la montagne pour rentrer en Savoie… Mais je n’ai pas osé vous approcher… Songez, aujourd’hui, si je suis heureux, capitaine, puisque, pour la première fois que je vous parle, c’est pour vous remercier de m’avoir sauvé la vie.

— Tu me plais, berger… et, pour un rien, je t’engagerais dans ma bande…

— Oh ! capitaine ! s’écria Tiennot, dont le visage s’éclaira.

Les contrebandiers ramenaient les deux douaniers qu’ils avaient réussi à capturer. Ceux-ci, d’ailleurs, en hommes qui ont conscience d’avoir accompli leur devoir, s’étaient vite ressaisis et faisaient bonne contenance.

Mandrin, fronçant les sourcils, marcha vers eux… Le verbe haut et les yeux fulgurants, il leur lança, violemment, en leur désignant Tiennot :

— N’avez-vous pas honte de tirer sur cet enfant ?

— Chacun son métier, répliquait, non sans crânerie, un des « gabelous.

—Alors Mandrin, avec un accent de réelle noblesse, s’écria :

— Si je faisais le mien, je vous ferais pendre… Mais je ne suis pas un assassin Allez-vous-en et ne retombez jamais entre mes pattes.

Les contrebandiers relâchèrent aussitôt les deux « gabelous », qui, enchantés d’en être quittes à si bon compte, s’éloignèrent sans demander leur reste.

Très simplement, Tiennot s’avançait vers le chef et lui demandait sur un ton de prière :

— Capitaine Mandrin, emmenez-moi … Je vous serai dévoué jusqu’à la mort.

Le capitaine considéra un instant le jeune berger.

Puis, posant amicalement ses deux mains sur les épaules de Tiennot, il scanda :

— Viens, petit.

L’adolescent s’empara des mains de son chef et, longuement, les serra.

— Capitaine, dit-il… Je vous jure de ne vivre et de ne mourir que pour vous !

Quelques instants après, la bande à Mandrin s’engageait dans le défilé et, bientôt passant la frontière, regagnait l’antique château de Rochefort, vieille ruine pittoresque, dont le capitaine avait su faire une imprenable citadelle. La nuit venue ; et tandis que ses soldats allaient prendre un repos bien gagné, Mandrin juché tout au sommet du pic ou se dressait son repaire, demeura longtemps les bras croisés, contemplant les feux qui s’allumaient dans la plaine.

Alors, il lui sembla que tout au loin, là-bas, une lumière brillait, plus scintillante que les autres, et il eut l’impression que c’était l’âme de la gentille Nicole qui lui envoyait comme un reflet de son tendre rayonnement.

Mandrin, le lion de la révolte, Mandrin l’aigle de la contrebande, commençait à aimer.

Ce soir-là, à Paris, dans l’un des somptueux salons de son splendide hôtel, véritable palais, qui se dressait orgueilleusement au cœur même du faubourg Saint Germain, M. le fermier général Michel Bouret d’Erigny recevait ses collègues.

Réunis autour d’une grande table, à leur visages graves, compassés, il était facile de deviner qu’il était cette fois question, non plus de plaisir, mais d’affaires sérieuses.

Autour de Bouret d’Erigny, il y avait Grimod de la Reynière, celui dont les chevaux avaient des mangeoires d’argent ; Brissard, qui habitait, aux environs de Versailles, une sorte de palais enchanté ; Dupin, propriétaire à Paris du fameux hôtel Lambert, décoré par les illustres peintres Le Sueur et Le Brun, et, véritable roi du château de Chenonceaux, l’opulent Faventines, qui possédait dix châteaux, et dont le pied-à-terre de Puteaux contenait cent quarante matelas, dont quatre-vingt-quinze à l’usage des domestiques… Villemur, dont les maisons poussaient sur les boulevards comme les fleurs d’un magique parterre ; Beaujon, qui dépensait deux cent mille livres par an pour que, chaque soir, de jeunes et jolies femmes en toilettes de bal vinssent autour de son lit lui murmurer des contes jolis et lui fredonner des ariettes jusqu’à ce qu’il fût endormi…

Bref, toute cette cohorte pleine de morgue, dont le lieutenant de police, marquis d’Argenson, pouvait dire :

« Ils ont tous la tête bien haute… Ils ne rendent plus de visites, à l’exemple de M. le chancelier et des ministres ! »

Jusqu’à ce jour, bien que l’on s’indignât justement, même dans les hautes classes de la société, de leurs actes tyranniques, et qu’on leur reprochât ouvertement « d’abuser de leur situation, de commander aux monarques et d’obliger les pouvoirs publics à faire des lois à leur mesure », ils avaient réussi à exercer sans résistance leur monopole aussi dangereux pour les finances de l’Etat que pour les deniers des contribuables…

Louis XV, qui avait déjà pour principe de remettre au lendemain les affaires sérieuses, et entendait mener sans trouble ni souci l’existence de satrape à laquelle il s’était voué, avait fermé l’oreille à ce qu’on appelait les criailleries des mécontents.

Et voilà que, tout à coup… un paysan, un montagnard, un contrebandier, levait contre eux l’étendard de la révolte et osait leur déclarer la guerre.

Tout d’abord, ils en avaient fait fi… persuadés que la maréchaussée se chargerait de réduire promptement à merci cet insolent énergumène…

Mais Mandrin, qui semblait imprenable autant qu’invincible, n’avait cessé de grandir le cercle de ses opérations, de remporter victoires sur victoires, et d’acquérir une telle popularité, qu’édifiés par les rapports de leurs agents, MM. les fermiers généraux, redoutant que l’incendie allumé dans le Dauphiné ne gagnât toute la France, avaient daigné considérer Mandrin, non plus comme un bandit de grands chemins bon pour la roue ou la potence, mais comme un adversaire qu’il faut écraser à tout prix. Aussi avaient-ils décidé d’en finir…

— Messieurs… déclarait Bouret d’Erigny, le moment est venu d’en finir, une bonne fois pour toutes, avec cet ennemi redoutable qu’est Mandrin.

« Je vous ai offert de prendre moi-même l’affaire en main… Vous avez accepté… Votre confiance m’honore, et j’ose espérer que je m’en montrerai digne.

— Nous n’en doutons pas un seul instant, s’écriait l’important Grimod de la Reynière.

— Vous étiez le personnage tout désigné pour cette besogne, déclarait le nonchalant Brissard…

— N’êtes-vous pas le plus jeune d’entre nous ?… scandait le gros Dupin.

— Le plus actif, proclamait le subtil Faventines.

— Le plus hardi… surenchérissait l’affable Villemur.

— Le plus riche, ronronnait l’épicurien Beaujon.

Impassible sous ce concert d’encouragements et d’éloges, Bouret d’Erigny poursuivait d’une voix cassante :

J’ai eu, ce matin, une audience de M. le lieutenant général de la police ; je lui ai exposé nos doléances, je lui ai montré quelles conséquences cette odieuse rébellion, si elle n’était promptement matée, pouvait avoir, non seulement pour nos intérêts particuliers, mais encore pour la sécurité de l’Etat… et je l’ai prié d’agir auprès de Sa Majesté, pour qu’Elle consente à mettre à notre disposition les forces militaires dont nous avons besoin pour réduire à merci Mandrin et sa bande…

« M. d’Argenson, qui m’avait écouté avec beaucoup d’attention, m’a répliqué :

« — Je me garderai bien d’entretenir Sa Majesté de cette affaire… Elle me répondrait, comme à l’ordinaire, que je la fatigue avec mes calembredaines… D’ailleurs, je crois qu’il serait fort imprudent d’envoyer les troupes du roi contre ces brigands. Ce serait à la fois leur faire trop d’honneur et risquer, en groupant autour d’eux les forces encore éparses du populaire, de transformer une émeute locale en une révolution qui pourrait ébranler les assises de la monarchie elle-même. »

A ces mots, les fermiers généraux firent entendre quelques protestations… Mais, d’un geste impérieux, Bouret d’Erigny leur imposait silence et reprenait avec autorité :

— Attendez, messieurs ! … Voici ce que M. le lieutenant de police a ajouté :

— Ce qui importe avant tout, c’est de frapper la tête… c’est-à-dire Mandrin ! Morte la bête… Mort le venin ! … Emparons-nous de ce brigand… livrons-le au bourreau et, croyez-en mon expérience, tout rentrera dans l’ordre, sans le moindre délai ! »

Avec autorité, Bouret d’Erigny concluait :

— Je ne vous cacherai pas, messieurs, que je partage entièrement les vues de M. le marquis d’Argenson…

— Ce Mandrin, interrompait Grimod de la Reynière, n’est pas un gibier facile à prendre au collet…

— M. le lieutenant général, ripostait Bouret d’Erigny, met à notre disposition son meilleur limier… C’est, paraît-il, un homme extraordinaire qui a déjà à son tableau de chasse un nombre incalculable de malfaiteurs. Chaque fois qu’il s’attache à une piste, on peut être sûr qu’elle le conduit au succès… Jamais, paraît-il, ce policier n’a manqué son homme.

« J’attends, messieurs, votre décision pour vous le présenter.

— Il est ici ? interrogeait Dupin.

— Dans mon antichambre.

— Eh bien ! cher ami, faites-le entrer, invitait Faventines, approuvé par M. de Villemur, qui se rengorgeait, et par M. de Beaujon, qui se tournait les pouces, rêvant sans doute aux jolies chansons que ses « berceuses » lui murmuraient le soir avant qu’il s’endormît.

Bouret d’Erigny fit résonner un timbre. Un laquais chamarré apparut.

— Introduisez la personne qui attend, ordonnait le fermier général.

Un individu aux allures étranges apparut sur le seuil.

Il portait la tenue sombre et classique des exempts de cette époque… et, à en juger par l’acuité de son regard louche, l’expression énigmatique de son sourire, et par la facilité avec laquelle son échine se courbait en une cérémonieuse révérence, son âme devait être aussi noire que son costume, ses cheveux et son visage…

Il parut cependant faire une excellente impression sur les fermiers généraux qui, du premier coup d’œil, avaient flairé en lui le personnage retors et sans scrupules dont ils avaient besoin pour mener à bien leur campagne contre Mandrin.

D’un geste hautain, mais tempéré par une certaine condescendance, Bouret d’Erigny présentait :

— Le sieur Troplong, dont je viens de vous parler…

L’exempt s’inclina jusqu’à terre devant le brillant aréopage qui l’examinait avec une curiosité presque bienveillante. Puis il reprit, d’une voix papelarde :

— Troplong, dit Pistolet, qui se charge, messieurs les fermiers généraux, de vous livrer Mandrin avant que les cloches de Pâques aient sonné.

Oh ! oh ! c’est bien vous avancer… lançait Grimod de la Reynière en secouant, avec scepticisme, les fines dentelles qui ornaient son jabot.

— Monsieur le fermier général, répliquait le limier, en accentuant encore l’humilité de son attitude, j’ai toujours eu pour principe de tenir plus que je ne promettais.

— Vous n’ignorez pas, intervenait Brissard, que vous allez avoir affaire à un bandit de grande envergure.

— J’en ai maté de plus terribles ; et, sans me donner de gants, je crois pouvoir vous affirmer que celui-là ne pèsera pas lourd entre mes mains.

— Oh ! oh ! exempt Trolong, ricanait Faventines, vous m’avez l’air d’avoir une bien haute opinion de vous-même.

L’homme noir, dont les manières et le ton plein de modestie contrastaient étrangement avec son langage, reprit en esquissant une nouvelle courbette :

— M. le lieutenant de police veut bien me reconnaître quelque expérience ; et les résultats sont là pour démontrer qu’il n’a pas tout à fait tort d’avoir confiance en moi.

— En ce cas, s’écriait M. de Villemur, dites-nous comment vous pensez vous y prendre pour capturer Mandrin.

— C’est impossible, monsieur le fermier général.

— Pourquoi ?

— Parce que je n’en sais rien encore.

Quelques exclamations ironiques suivirent cette déclaration dépourvue de tout artifice.

Sans s’émouvoir, toujours sur le même ton onctueux, et avec des gestes compassés, Pistolet reprenait :

— L’art du policier, messieurs les fermiers généraux, ne consiste pas à mûrir d’avance des plans laborieux et compliqués qu’un simple incident suffit souvent à faire écrouler comme de simples châteaux de cartes…

« Il doit, avant tout, s’inspirer du temps, du lieu et des circonstances au milieu desquels il doit opérer.

« Permettez-moi donc de faire connaissance avec le sieur Mandrin, d’étudier le théâtre de ses exploits, de me familiariser avec ses habitudes, de démêler ses intrigues, de me mettre en rapport avec ses amis et ses complices, et de découvrir ainsi le point faible de sa cuirasse.

« Alors, soyez persuadés que je frapperai à coup sûr… Je vous ai demandé jusqu’à Pâques pour atteindre mon but… Je prends l’engagement de ne pas vous réclamer de délai, même jusqu’à la Trinité. »

Cette déclaration parut rallier tous les suffrages de l’assistance, et, cette fois, ce fut une rumeur d’approbation générale qui accueillit le petit discours de l’exempt.

— Je vois, messieurs, s’empressait de déclarer M. d’Erigny, que nous sommes tous d’accord pour confier nos intérêts au sieur Troplong.

« D’ailleurs, il ne partira pas seul pour le Dauphiné… Je l’accompagne muni de pleins pouvoirs par M. le lieutenant de police ! »

Et, avec un accent de haine indicible, il martela, le poing crispé :

— Le sieur Troplong vous a promis de vous livrer Mandrin, moi je vous jure de vous apporter sa tête !…

Le soir venu, Bouret d’Erigny et Pistolet se mettaient en route pour la grande aventure.

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