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Les sourds-muets dans l'antiquité et le moyen âge. – Abandon général. – Quelques efforts tentés en leur faveur. – Ils échouent faute d'ensemble. – Naissance de l'abbé de l'Épée. – Sa vocation pour l'état ecclésiastique. – Le formulaire d'Alexandre VII. – Il refuse de le signer. – Il est autorisé, néanmoins, à remplir les fonctions du diaconat. – Il devient avocat et prête serment le même jour que M. de Maupeou. – Enfin, un neveu de Bossuet lui fraie le chemin du sacerdoce.

Parmi le peu de noms que la foule changeante ne prononce qu'avec vénération, noms plus imposants cent fois que tous ces magnifiques titres qui chatouillent la vanité humaine, nous n'en connaissons pas qui mérite plus d'occuper le premier rang dans l'admiration, l'amour et la reconnaissance des peuples que celui du père spirituel des sourds-muets, l'abbé de l'Épée.

Dût-on nous taxer d'exagération, nous maintiendrons notre dire, et, nous ferons mieux, nous le prouverons.

Qu'on établisse, en effet, un parallèle entre la condition des sourds-muets chez les anciens et celle dans laquelle les a placés le génie de cet humble missionnaire! Depuis des siècles, ces tristes victimes de la nature marâtre courbaient le front sous le joug d'un préjugé barbare. La foule indifférente2 regardait d'un œil de dédain cette caste de nouvelle espèce, comme elle les appelait, circuler au milieu d'elle. Ils languissaient, ces infortunés, dans l'ignorance et dans l'esclavage: ils attendaient un nouveau Messie qui vînt briser leurs fers.

Pour preuve de l'empire qu'exerçait sur eux une aveugle prévention, quelque coin obscur du globe qu'ils habitassent, nous allons signaler la manière dont ils étaient traités chez les Flamands, par exemple.

Au moyen âge, l'être atteint d'une pareille infirmité était considéré3 dans cette contrée, ou comme un maniaque, ou comme un innocent qu'on mettait en curatelle. C'était sous l'influence de cette opinion générale que ces malheureux étaient menés à l'église de Damme, où l'on vénérait les reliques de la Sainte-Croix, pour obtenir leur guérison. Cette croyance pouvait être autorisée par le miracle qu'avait opéré Jésus-Christ sur un homme muet possédé du démon. Il y avait en ce temps-là une femme salariée exprès pour mettre ordre à la foule et avoir soin des sourds-muets.

Et cependant, vers le milieu du seizième siècle, un lent et consciencieux travail de réhabilitation se préparait silencieusement en leur faveur sur divers points du globe; quelques hommes d'élite (honneur leur soit rendu!) ne balançaient pas à tenter de généreux efforts pour ouvrir les sentiers de l'intelligence à cette classe déshéritée de toute participation aux avantages de l'union sociale; malheureusement l'obscurité dont leurs tentatives étaient enveloppées les condamnait à périr avec eux.

Un seul homme se présenta, dont le regard puissant dit aux sourds-muets: Et vous aussi, vous serez hommes! Avec quel étonnement le dix-huitième siècle ne le vit-il pas, dès son apparition, ébranler cette effrayante barrière dressée entre ces infortunés et leurs frères parlants! Il l'a doté, ce siècle, si éclairé entre tous les siècles, d'une des plus belles conquêtes du génie de l'homme. Ces heureuses semences ne sont pas tombées sur un sol ingrat. On les a vues féconder à la fois l'esprit et le cœur des sourds-muets régénérés. Rendus à toute la dignité humaine, ils ouvrent leurs cœurs aux consolantes vérités de la religion, contribuent aux charges de la communauté, partagent ses devoirs et ses avantages, cultivent aussi les sciences et les arts. Au milieu du concert d'admiration qui s'élève de tous les coins de l'univers pour bénir ces miracles, un sourd-muet ose accepter la tâche imposée par la bienveillance de ses anciens collègues de la Commission du monument de Saint-Roch, et tracer l'esquisse rapide de la vie du vertueux bienfaiteur de ses frères d'infortune. Si le sentiment d'une profonde vénération et le zèle d'une ardente reconnaissance ne remplacent pas en lui le talent, sa témérité aura du moins, il l'espère, quelques droits à l'indulgence du public.

Charles-Michel de l'Épée4 naquit à Versailles, le 24 novembre 17125. Il eut pour père un expert ordinaire des bâtiments du roi, homme recommandable par ses qualités morales autant que par son savoir, et dont la tendresse éclairée se consacrait sans relâche à développer l'esprit et le cœur de ses enfants. Aussi l'exercice des vertus devint-il de bonne heure chez le jeune de l'Épée un besoin plutôt qu'un devoir. A travers ses brillants succès dans les sciences, ses parents avaient remarqué en lui un penchant décidé pour l'état ecclésiastique, et ils s'étaient efforcés de le détourner d'une carrière qui contrariait leurs vues. Peine inutile! Dieu avait parlé, et le jeune homme suivait sa vocation.

Ses études achevées, à dix-sept ans, il sollicita la faveur de gravir les premiers degrés du sacerdoce, et, suivant l'usage qui était alors une loi pour tout le diocèse de Paris, on lui demanda d'accepter le formulaire d'Alexandre VII6, espèce de déclaration d'orthodoxie moliniste. Le jeune de l'Épée refusa de le signer. Et pourtant il ne croyait obéir qu'à sa conscience, car l'Église n'eut jamais de fils plus respectueux et plus soumis. Toutefois on lui permit d'exercer les humbles fonctions du diaconat, compensation, hélas! bien faible pour toute l'ardeur, toute l'immensité du saint zèle dont il était embrasé!

Que faire? Quel parti prendre? Charles-Michel tourna ses regards vers le barreau, dont sa famille avait déjà rêvé pour lui les triomphes; il subit avec succès ses examens; il se fit recevoir avocat au parlement de Paris et prêta serment en cette qualité le même jour qu'un autre adepte, destiné à devenir un jour chancelier du royaume, Nicolas-Charles-Augustin de Maupeou7.

Cependant son âme douce et tendre regrettait sans cesse, au milieu du tumulte des tribunaux, le paisible ministère des autels. Il sentait que là seulement étaient sa vie, son bonheur, son avenir; il se livra donc avec une nouvelle ardeur aux études théologiques, et ses vœux furent exaucés. Jacques-Benigne Bossuet, évêque de Troyes, neveu de l'immortel auteur du Discours sur l'Histoire universelle, l'appela près de lui, l'admit en 1736 dans les quatre ordres mineurs, le nomma desservant de Fouges, le 23 mars de cette année, sous-diacre le 31, diacre le 22 septembre, chanoine de Pougy, le 28 mars 1738, et prêtre, le 5 avril. Le 20 août 1736, il avait fourni la preuve qu'il jouissait d'un revenu suffisant pour entrer dans les ordres. Son père et sa mère lui constituaient une rente de 250 livres sur les fermes qu'ils possédaient dans la principauté de Dombes8.

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Toutefois, il y a apparence que ces infortunés étaient mieux traités chez les Romains, pourvu toutefois qu'ils montrassent de l'aptitude à une spécialité quelconque, puisque nous voyons Pline citer l'un d'eux, nommé Pedius, comme s'exerçant dans les beaux-arts.

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Extrait de l'Annuaire de l'Institut des sourds-muets et des aveugles de Bruges, 1841, par M. l'abbé Carton, directeur de cet établissement.

4

Voyez la note A à la fin du volume.

5

La maison qui fut son berceau n'existe plus. Elle était située sur le terrain actuel de l'hospice, à l'angle des rues de Bourbon et de l'Abbé-de-l'Épée (naguère de Clagny).

6

Voyez la note B.

7

Voyez la note C.

8

Voyez la note D. – Copies authentiques de six pièces émanées des anciennes archives du diocèse de Troyes et déposées à la préfecture de l'Aube, précédées de la réponse de M. le chanoine Coffinet, secrétaire de cet évêché, à M. Sainte-James de Gaucourt, secrétaire de la Commission pour l'érection de la statue de l'abbé de l'Épée à Versailles.

L'Abbé de l'Épée: sa vie, son apostolat, ses travaux, sa lutte et ses succès

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