Читать книгу L'Abbé de l'Épée: sa vie, son apostolat, ses travaux, sa lutte et ses succès - Berthier Ferdinand - Страница 3
II
ОглавлениеVertus et maximes de l'abbé de l'Épée. – Sa tolérance. – Ses rapports avec le protestant Ulrich. – Ses vœux en faveur des juifs. – Son abnégation, son humilité. – Ses relations avec un évêque janséniste qu'il rend dépositaire de son adhésion à la bulle Unigenitus. – On lui interdit le ministère de la parole et celui de la confession. – On lui refuse les cendres. – Sa réponse à un prêtre intolérant. – Vengeance sublime. – Commencement de son apostolat.
Le talent de la parole que l'abbé de l'Épée avait cultivé dans les luttes tumultueuses du barreau lui ouvrit le chemin de la paisible chaire de vérité. Son éloquence, partie du cœur, arrivait droit au cœur; elle se répandait comme une rosée bienfaisante dans les villes et dans les campagnes du diocèse, et il jouissait du bien qu'elle produisait. Personne n'offrit un plus parfait modèle de tout ce qu'il enseigna. Sollicitude, bienveillance, activité, modestie, simplicité, il réunissait en lui, au plus haut degré, toutes les vertus du sacerdoce. On eût dit que la Providence suscitait à l'Église gallicane un autre Fenélon au milieu des querelles qui la déchiraient. Ennemi de l'intolérance, il répétait sans cesse avec le grand Henri IV: «Tous ceux qui sont bons sont de ma religion.» Il se plaisait également à laisser échapper de ses lèvres cette belle maxime du cygne de Cambray: «Souffrons toutes les religions, puisque Dieu les souffre!»
Imbu de ces principes de charité, il accueillit dans la suite, avec la sympathie la plus touchante, le protestant Ulrich, qui était venu du fond de la Suisse étudier sa méthode. Bientôt une étroite liaison établit une sorte de parenté entre leurs âmes, et porta Ulrich à abjurer ses anciennes croyances. L'abbé de l'Épée, désirant le retirer de la misère dans laquelle il gémissait à Paris, insistait pour qu'il acceptât une somme de 600 livres qu'il lui offrait: «Vous m'avez enseigné, répondit le fier Helvétien, combien est agréable au Ciel l'état de l'homme qui travaille en paix dans l'indigence et qui souffre les privations sans murmurer; vous m'avez inculqué vos principes. Après ce don, tous les autres me seraient inutiles; de plus nécessiteux jouiront de vos largesses. J'ai appris de vous à aimer Dieu, mes frères et le travail: je suis riche de vos bienfaits.»
Et cette fraternité universelle inondait tellement son âme, que le vœu le plus ardent de son cœur était de voir les juifs sortir enfin de leur longue servitude pour entrer dans la grande famille chrétienne.
Véritable pasteur de ses frères, il tâchait de les conduire au Ciel, afin de mériter de le gagner pour lui-même. «Grâce à Dieu, disait-il sur la fin de ses jours, je n'ai jamais commis de ces fautes qui tuent les âmes, mais je suis épouvanté quand je réfléchis combien j'ai mal répondu à une telle faveur d'en haut: une mauvaise pensée m'a poursuivi une seule fois dans mon jeune âge; le Seigneur me donna la force de prier et de vaincre; ce fut sans retour, et j'arrive, après une carrière longue et tranquille, au jugement de Dieu, avec cette unique victoire. Ce sont les grands combats qui font les saints; Dieu a tout fait pour mon salut, et je n'ai rien fait qui réponde à l'excellence de sa grâce.»
Cependant le protecteur, l'appui de l'abbé de l'Épée, l'évêque de Troyes, venait de s'endormir du sommeil du juste9. Il lui restait encore un ami, c'était le célèbre Soanen, évêque de Senez, qui s'était rallié aux principes de Port-Royal. Ses relations intimes avec le prélat, relations fondées sur une parfaite harmonie de sentiments, lui attirèrent les censures de l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont. Il avait même rendu Soanen, qui avait longtemps repoussé la bulle Unigenitus, dépositaire de son acte d'adhésion à cette déclaration du saint-siége. C'est un modèle parfait de droiture d'âme et de pureté d'intention10, et pourtant, contradiction remarquable dans un homme d'un esprit aussi supérieur, il y remercie très-humblement Dieu de la protection que sa grâce a daigné accorder à la cause qu'il a défendue, et des signes visibles de sa toute-puissance dont il lui a plu de l'entourer. En se soumettant, il confesse, dans l'effusion de sa candide reconnaissance, avoir vu de ses yeux quelques-unes des guérisons miraculeuses que le Seigneur a opérées par l'intercession du bienheureux diacre François Pâris.
De pareilles restrictions ne pouvaient satisfaire l'archevêque de Paris. On interdit à l'abbé de l'Épée le ministère de la prédication: on lui défend de diriger les consciences, et, comme si la Providence eût voulu mettre sa vertu à une plus rude épreuve11, se présentant un jour dans sa paroisse pour y recevoir les cendres avec les fidèles, il se voit repoussé publiquement par le prêtre qui préside à cette cérémonie. Mais lui, avec cette résignation chrétienne qui ne se dément jamais, se lève et répond à l'outrage en ces termes: «J'étais venu, pécheur contrit, m'humilier à vos pieds; votre refus ajoute à ma mortification; mon but est atteint devant Dieu; je n'insiste pas pour ne point tourmenter votre conscience12.
Plus tard, l'abbé de l'Épée, d'accord avec le curé de Saint-Roch, prêta généreusement à ce même ecclésiastique l'appui de son ministère près des tribunaux chargés des affaires spirituelles. Il avait interdit la sainte table à un pauvre prêtre pour lequel l'abbé de l'Épée professait la plus grande estime, et cela peut-être pour le même motif qui avait fait exclure l'abbé de l'Épée de la distribution des cendres. On rapporte que, dans la suite, la raison de ce ministre intolérant s'égara, et qu'en proie à d'horribles souffrances, il retrouva à son chevet l'âme généreuse de sa victime.
Au milieu de toutes ces tribulations, la Providence le conduisait par des sentiers secrets à un pénible, mais glorieux apostolat, auprès de gentils d'une nouvelle espèce. A lui devait échoir la tâche d'achever la grande œuvre de leur régénération morale à peine ébauchée par un vénérable prêtre de la doctrine chrétienne.
9
En 1743.
10
La Revue ecclésiastique, 33e livraison, février.
11
Voyez la note E. – Observations d'un ecclésiastique aussi tolérant qu'éclairé, M. l'abbé Bouchot, aumônier de l'institution des sourds-muets d'Orléans.
12
Éloge de l'abbé de l'Épée, par Bébian, censeur des études de l'institution des sourds-muets de Paris.