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LES RUES DE PARIS
L'ABBÉ DE LA SALLE
I

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Jean-Baptiste de la Salle, né à Reims en 1651, était fils d'un conseiller au présidial de cette ville et de mademoiselle Moit de Brouillet. Il reçut au baptême le nom de Jean-Baptiste. «On aura lieu de juger dans la suite, dit le père Garreau qui écrit d'après des mémoires originaux et authentiques, qu'il méritait bien de porter ce nom puisqu'on le verra joindre la vie la plus pénitente à une innocence qui ne s'est jamais démentie.»

Après avoir fait ses humanités au collége de Reims, il déclara à ses parents qu'il se croyait appelé à l'état ecclésiastique, et reçut, à l'âge de dix-sept ans, la tonsure des mains de son archevêque. Puis, quoique pourvu immédiatement selon l'usage du temps d'un canonicat dans l'église métropolitaine, il se rendit à Paris pour y faire ses études théologiques au séminaire de St-Sulpice. C'était le désir de ses parents, désir auquel il était heureux de se conformer. Moins de deux années après, une double et douloureuse catastrophe vint l'arracher à sa studieuse retraite. Il perdit, à quelques mois de distance, son père et sa mère qu'il aimait tendrement, et, quoique âgé de vingt et un ans à peine, devenu chef de famille comme l'aîné de tous, il dut revenir à Reims pour veiller sur ses frères et sœurs plus jeunes. «Il se mit au fait des affaires domestiques et pourvut à tout par sa prudence. Les conseils qu'il sut demander suppléèrent à son peu d'expérience, de sorte qu'on n'eut point de fautes à lui reprocher.» Du reste, il restait fidèle à sa vocation; mais, sa profonde humilité, dit son historien, lui fit prolonger beaucoup le temps des interstices prescrits par l'Église. Ordonné diacre en 1676, il ne reçut la prêtrise que deux années après, la veille de Pâques.

Un de ses amis, l'abbé Roland, chanoine et théologal de l'église de Reims, lui avait, en mourant, recommandé la communauté des Filles ou sœurs de l'Enfant Jésus, établie par ses soins dans cette ville et à laquelle se montraient peu favorables le maire et les échevins. Cependant on avait peine à s'expliquer ces préventions, car les pieuses filles «s'acquittaient avec toute la fidélité possible des fonctions de zèle propres à leur institut. Depuis qu'elles instruisaient les orphelines et les autres enfants de leur sexe, on remarquait le changement le plus consolant dans cette jeunesse qui donnait auparavant de justes craintes pour l'avenir.»

L'abbé de la Salle, avec un grand zèle, s'employa pour les sœurs et, grâce à ses efforts, la communauté fut approuvée définitivement par l'ordinaire et confirmée par lettres patentes du roi. Il s'applaudissait de cet heureux résultat lorsque, par une suite de circonstances dans lesquelles pour lui se montrait le doigt de la Providence, il fut amené à s'occuper d'une œuvre bien autrement importante, la fondation de l'Institut, dit des Frères de la Doctrine chrétienne. Un certain Adrien Niel, natif de Laon, était venu à Reims pour y fonder une école dont une pieuse dame, du nom de Maillefer, s'offrait à faire les frais. L'école s'ouvrit en effet sur la paroisse Saint-Maurice et le résultat fut tel qu'une autre dame, appelée de Croyères, «veuve sans enfants et fort riche» piquée d'une sainte émulation, voulut qu'une école semblable fût établie sur la paroisse Saint-Jacques. Dans ce but, elle donna une première somme de 500 livres, et, tombée gravement malade, elle légua par son testament, à la même intention, une somme de 10,000 livres. L'abbé de la Salle, ayant servi d'intermédiaire pour ces diverses bonnes œuvres, devint tout naturellement le protecteur des nouvelles écoles et dut s'occuper aussi de la direction et surveillance des maîtres; car M. Niel «plein de piété dans le fond, dit le P. Garreau, ne savait ce que c'était que se tenir dans les bornes d'une juste modération; il roulait dans sa tête mille projets d'établissements. Il ne vit pas plutôt l'école Saint-Jacques ouverte qu'il pensa aux moyens d'en faire ouvrir plusieurs autres, et pour cela il se donna des mouvements infinis. Ce n'était que visites continuelles qu'il se croyait obligé de rendre; par conséquent point d'assiduité à ses devoirs; nulle attention à veiller sur la conduite des maîtres à l'égard de leurs écoliers; chacun faisait à sa guise… Non-seulement il n'y avait point d'ordre dans les classes, mais les maîtres n'étaient encore assujettis à aucune discipline extérieure.»

L'abbé de la Salle tâcha de remédier à ce désordre en les réunissant dans le même local et les soumettant de leur propre consentement à un règlement dont profitèrent les élèves comme les maîtres. L'épreuve ayant paru suffisante au bout de quelques mois, M. de la Salle loua pour la petite communauté une maison plus grande qu'il vint lui-même habiter accompagné d'un de ses frères. Mais dès lors pour lui commencèrent les tribulations par lesquelles Dieu a coutume d'éprouver les siens. D'abord la famille de l'abbé de la Salle blâma vivement ce genre de vie qu'on trouvait, pour un homme de sa condition, extraordinaire et sauvage. Puis M. Niel, avec l'inconstance de son caractère, voulut se rendre à Rouen pour y fonder de nouvelles écoles. L'abbé de la Salle, ayant vainement insisté pour le retenir à Reims, se vit dans le plus grand embarras; «car n'ayant jamais prétendu que favoriser de son pouvoir l'établissement des écoles, il se trouvait réduit à en soutenir tout le poids s'il ne voulait pas les voir tomber entièrement… Après bien des réflexions, sans se proposer de devenir fondateur d'ordre, il se détermina à ajouter les soins fatigants de la conduite des écoles aux peines incroyables qu'il prenait à former des maîtres.»

La tâche en effet était laborieuse «et dit son historien, on ne peut exprimer les dégoûts qu'il eut d'abord à essuyer en vivant avec des hommes si peu disposés par l'éducation qu'ils avaient reçue pour la plupart à la perfection du christianisme. Des inquiétudes sur l'avenir agitèrent ces hommes attachés encore à la terre. «À quoi nous servira la vie dure que nous menons, se dirent-ils, les uns aux autres? Il n'y a rien de solide dans l'état que nous avons pris. Nous perdons notre jeunesse dans cette maison. Ne ferions-nous pas mieux d'apprendre des métiers qui fourniraient sûrement à notre subsistance? Que deviendrons-nous si notre père nous abandonne ou si la mort nous l'enlève?»

Ces réflexions, on les faisait même devant M. de la Salle qui reprit vivement ses disciples en leur reprochant leur manque de confiance en la Providence. «Il vous est bien facile de parler ainsi, lui fut-il répondu, vous qui, en outre de votre canonicat, possédez un riche patrimoine dont les revenus, quoi qu'il arrive, vous mettent à l'abri du besoin.» M. de la Salle ne put se défendre de quelque sensibilité en entendant cette objection plus spécieuse cependant que réelle, car tous ses revenus passaient en bonnes œuvres. Toutefois, il comprenait que, pour parler à ses disciples avec toute l'autorité nécessaire, il devait prêcher d'exemple et, après avoir pris conseil d'hommes éclairés et pieux, il se démit de son canonicat en faveur d'un autre ecclésiastique. Il fit plus, il se dépouilla de tous ses biens et par une conduite qui semble extraordinaire selon la prudence humaine, mais qui lui était dictée par une inspiration supérieure, «il se sentit invinciblement porté à ne rien donner même à ses disciples et à ne rien réserver pour lui-même. Il trouva un goût infini à penser au bonheur de ceux qui se confient uniquement dans les soins de la Providence. L'idée de tout tenir chaque jour de sa pure libéralité le ravit et il se détermina à faire aux pauvres la distribution de tout ce qu'il possédait.»

On était alors dans l'année 1684, où sévissait, en Champagne comme par toute la France, une cruelle disette. M. de la Salle par son généreux abandon put venir en aide à un grand nombre de malheureux et donner du pain à beaucoup de ceux qui en manquaient. Aussi sa famille qu'avait vivement mécontentée la cession du canonicat en faveur d'un étranger, n'osa blâmer l'emploi qu'il faisait de ses biens. Il n'en fut pas de même de ses disciples qui murmurèrent vivement de n'avoir point été compris dans la répartition et disaient bien haut qu'une partie de ces richesses aurait pu être utilisée pour la fondation des écoles. Mais par réflexion ils se calmèrent et le sentiment égoïste fit place à l'admiration, à la vénération pour celui que dès lors ils se plurent à nommer leur père et qui devint tout naturellement leur supérieur quand la communauté, sous son influence, avisa à se constituer en congrégation.

Les Rues de Paris, tome troisième

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