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LES RUES DE PARIS
VILLE-HARDOUIN

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La famille de Ville-Hardouin, une des plus illustres de la Champagne, habitait le château de ce nom, à une demi-lieue de l'Aube, entre Arcis et Bar. C'est là que naquit Geoffroy vers 1164, d'autres disent 1167. Lorsque Foulques, curé de Neuilly, prêcha la quatrième croisade, Geoffroy, chef de la famille, remplissait les fonctions de maréchal de Champagne et son noble caractère lui avait conquis l'estime universelle. L'un des premiers, il prit la croix à l'exemple du jeune et brillant Thibaut, comte de Champagne, son suzerain et chef désigné de la croisade. Mais Thibaut ne devait pas voir la Terre Sainte. Pendant qu'il faisait ses préparatifs de départ, tombé malade, il se mit au lit et, peu de temps après, il serrait pour la dernière fois la main au maréchal de Champagne qui nous a raconté cette mort prématurée en quelques lignes émues.

La croisade perdait ainsi son chef et plusieurs semblaient découragés; mais Ville-Hardouin, non moins éloquent et insinuant que brave, diplomate autant que guerrier, sut réunir en faisceau toutes les volontés déjà détournées de leur but. Envoyé en ambassade à Venise, il se concilia la sympathie du doge et des sénateurs, et obtint, avec les navires de transport nécessaires aux croisés, des secours considérables en hommes et chevaux. Le doge Dandolo lui-même, vieillard presque octogénaire, voulut commander les troupes de la République, et prit en grande affection le maréchal ce qui aplanit bien des difficultés. On sait que, par un concours inattendu de circonstances et certaines ambitions aidant, la croisade, détournée de son premier but, aboutit à la prise de Constantinople et à la fondation d'un empire latin dans cette ville en faveur de Baudouin, comte de Flandre. Après un règne fort court, celui-ci eut pour successeur son frère Henri, gendre du marquis de Montferrat, Boniface, qui avait été le chef de la croisade en remplacement de Thibaut, et au lendemain de la victoire, avait obtenu pour sa part la royauté ou principauté de Thessalonique. Il tenait Ville-Hardouin en très haute estime, et l'appelant dans son royaume, il lui fit don de plusieurs cités formant ensemble un domaine considérable où le maréchal de Champagne mourut en 1213.

«Ce serait ici le lieu, dit excellemment Du Cange dans son Éloge de Ville-Hardouin21, d'étaler les belles qualités qui le firent admirer et le rendirent recommandable même parmi les étrangers: sa piété envers Dieu, sa prudence et sa dextérité dans les affaires qui le firent réputer, en plusieurs occasions où il porta la parole, comme le mieux disant, le plus éloquent et le plus judicieux de son temps, son courage et son adresse dans la conduite des armées, sa fidélité inviolable envers ses princes, et tant d'autres vertus qui éclatent dans toute la suite de l'Histoire qu'il a dressée non tant de cette fameuse conquête, comme de ses belles actions, lesquelles toutefois il a décrites avec tant de retenue et de candeur qu'il est aisé de juger qu'il en a plus passé sous silence qu'il n'en a mis au jour. Mais il suffit que lui-même ait dressé matière à ses louanges et qu'à l'exemple de ces grands capitaines des siècles passés qui ont mieux aimé rédiger eux-mêmes les principales actions de leur vie que d'en laisser la charge à des écrivains ignorants, il ait laissé à la postérité de quoi relever sa mémoire par ce monument qui durera plus que le marbre et le bronze.»

Citons, comme un spécimen du langage de Ville-Hardouin, ce passage relatif à la prise de Constantinople. Il suffira de modifier non le style, mais l'orthographe, pour qu'il soit intelligible à la plupart des lecteurs. «… Et les autres gens, qui furent espandus parmi la ville, gagnèrent. Et fut si grand le gain fait que nul ne vous en saurait dire la fin, et d'or et d'argent, et vaisselemente, et de pierres précieuses, et de corps saints (reliques), et de draps de soie, et de robes vaires (multicolores), grises et hermines, et tous les chers avoirs qui oncques furent trouvés en terre. Et bien témoigne Geoffroy de Ville-Hardouin, le maréchal de Champagne, à son escient et pour vérité, que, puis que le monde fut estoré (créé), ne fut tant gagné en une ville. Chacun prit hôtel tant comme lui plut, car il y en avait assez.

«Ainsi se hébergèrent les pèlerins (croisés) et les Vénitiens. Et fut grande la joie de l'honneur et de la victoire que Dieu leur avait donnée. Et bien en durent Notre-Seigneur louer, car ils n'avaient pas plus de vingt mille hommes d'armes, et par l'aide de Dieu, en avaient pris plus de trois cent mille, et en la plus forte ville du monde qui grande ville fut et la mieux fermée.

«Lors fut crié par tout l'ost, de par le marquis de Montferrat, qui sire (chef) était de l'armée et des autres barons: que tous les avoirs qu'ils avaient gagnés fussent apportés ensemble, si comme ils l'avaient assuré et juré et fait sous peine d'escommuniement. Et furent nommés le lieu en trois églises; et le mit-on en la garde des Français et des Vénitiens et des plus loyaux qu'on put trouver. Lors commencèrent à apporter le gain et mettre ensemble. Les uns apportèrent bien, les autres mauvaisement; car convoitise, qui est racine de tous maux, ne leur laissa (permit). Ainsi commencèrent d'ici en avant les convoiteux à retenir des choses et Notre Sire les commença moins à aimer qu'il n'avait devant fait. Ha! comme ils s'étaient loyalement maintenus jusqu'à ce point! Et Notre Sire leur avait bien montré, car de toutes leurs affaires les avait Dieu exaucés et honorés sur toutes les autres gens. Et maintes fois ont mal les bons pour les mauvais.»

Au fond, ce qui ressort le plus clairement de ce récit, c'est que la grande cité prise par les croisés fut entièrement pillée. C'était le droit de la guerre à cette époque. Il faut se féliciter que le progrès des mœurs condamne de plus en plus aujourd'hui ces façons d'agir, et que les nations civilisées soient unanimes à considérer le pillage d'une ville, d'une capitale en particulier, comme un procédé sauvage, un abus odieux de la victoire qui ferait honte à Attila lui-même. Revenons au Chroniqueur.

Voici, pour terminer, le dramatique récit de la mort du marquis du Montferrat, tué malheureusement dans une rencontre: «Et quand le marquis fut à Messinople (Mosynopolis) ne tarda plus que six jours qu'il fit une chevauchée par le conseil des Grecs de la terre, en la montagne de Messinople, plus d'une grande journée loin. Et comme il eut été en la terre et vint au partir, les Bougres (Bulgares) se furent assemblés de la terre; et virent que le marquis était avec peu de gens; et vinrent de toutes parts et l'assaillirent à l'arrière-garde. Et quand le marquis ouït le cri, si sali (sauta) en un cheval tout désarmé une glave22 en sa main. Et quand il vint là où ils étaient assemblés, à l'arrière-garde, si leur courut sus et les cacha (rejeta) une grande pièce arrière. Là fut féru d'une sagette (flèche) parmi le gros du bras et sous l'épaule mortellement, si qu'il commença moult à répandre de sang. Et quand sa gent virent ce si se commencèrent fort à esmayer (effrayer) et à déconfire et mauvaisement maintenir. Et cil (ceux) qui furent entour le marquis le soutinrent. Et il perdit moult de sang. Si commença à pâmer. Et quand ses gens virent qu'ils n'avaient nulle aide de lui si se commencèrent à déconfire (débander) et à lui laisser. Ainsi furent déconfits par cette mésaventure et cils qui restèrent avec lui furent morts. Et le marquis eut la tête coupée; et la gent du pays envoyèrent à Johannis (roi des Bulgares) la tête et ce fut une des plus grandes joies qu'il eut oncques. Hélas! quel dommage en eut l'Empereur et tous les latins de la terre de Roumanie, de tel homme perdre par telle mésaventure, un des meilleurs chevaliers et des plus vaillants et des plus larges (généreux) qui fut au remanant (reste) du monde. Et cette mésaventure si advint en l'an de l'Incarnation mil deux cent sept.»

Ce récit termine l'Histoire de la Conquête de Constantinople, par Ville-Hardouin. La première édition imprimée parut à Venise en 1573; la seconde, faite d'après celle-ci sans doute, fut publiée à Paris en 1585.

21

En tête de son édition de la Chronique de Ville-Hardouin.

22

Espèce d'épieu à bout ferré.

Les Rues de Paris, tome troisième

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