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LES RUES DE PARIS
EUSTACHE LESUEUR
ou Le Sueur
II

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Avec le caractère réservé de Lesueur, avec sa piété sincère, on aurait peine à comprendre qu'il eût accepté de peindre à l'hôtel Lambert, appartenant au président de Thorigny «les sujets les moins graves de la mythologie, les amours, les nymphes et les muses», dit M. de Gence, si l'on ne se rappelait la toute-puissance du préjugé régnant alors en faveur de l'antiquité, qui faisait dire si étrangement à Boileau:

De la foi d'un chrétien les mystères terribles

D'ornements égayés ne sont point susceptibles, etc.


Bien plus, un évêque, l'un des plus illustres comme des plus pieux de l'époque, Fénelon, c'est tout dire, n'écrivait-il pas, à l'usage de son royal élève, le Télémaque, en déguisant, ou parant, comme on disait alors, des riantes fictions de la Fable ses utiles et précieuses leçons, qui auraient gagné beaucoup à être présentées, sans tous ces enjolivements d'emprunt, sous une forme attrayante, sans doute, mais franchement chrétienne. Avec ce préjugé dominant, souverain alors, il est facile de comprendre que Lesueur n'ait pas eu l'ombre d'une hésitation à la lecture de ce programme, quoique assez nouveau pour lui, et qu'il ne se soit pas effarouché du choix de pareils sujets qu'il avait vu traiter maintes fois par ses contemporains, voire par le plus illustre d'entre eux, le Poussin. Mais il est juste de dire qu'aucun d'eux, y compris le dernier même, ne fit preuve de plus de réserve «en peignant avec autant d'amabilité que de décence» ces sujets mythologiques. Il fallait que, chez le noble artiste ce sentiment de l'honnête fût bien profond pour que, dans des peintures où le nu tient une si large place, son pinceau ne se permît aucun écart, et, conduit par une main discrète obéissant au cœur le plus droit, demeurât d'habitude tellement chaste, que ces toiles, dont l'idée est toute païenne, ne choquent pas même vis-à-vis des grandes et saintes pages de la Vie de saint Bruno.

Lesueur d'ailleurs eût préféré traiter toujours des sujets plus en harmonie avec son caractère; mais apprécié surtout, ou plutôt uniquement, par des amateurs d'élite, il n'avait pas, tant s'en faut, le choix des commandes, et ne jouissait pas pour les contemporains de la renommée et de la considération de Ch. Lebrun, quoique la postérité ait élevé sur un bien autre piédestal celui qu'elle a surnommé le Raphaël français. Ainsi, dans cet hôtel Lambert même, Lebrun avait obtenu la commande des travaux les plus importants en laissant à son émule la décoration des pièces moindres, cabinets, salle de bains etc. Pourtant, même alors, les connaisseurs ne se trompaient pas sur leur mérite relatif. On raconte que, certain jour, le Nonce vint à l'hôtel Lambert pour visiter les peintures nouvelles dont il était fort parlé dans le monde, celles de Lebrun bien entendu, et en particulier la galerie de l'Apothéose d'Hercule. Après une longue station devant ce tableau, on passa dans le salon voisin, où se trouvaient, peints au plafond, l'Apollon et le Phaëton de Lesueur. Comme Lebrun doublait le pas, le prélat moins pressé le retint en disant: «Doucement, arrêtons-nous, monsieur! car voilà de bien belles peintures!»

Suivant des auteurs mêmes, le Nonce aurait exprimé son admiration en termes bien autrement énergiques, mais très-peu flatteurs pour Lebrun: «À la bonne heure, voici des tableaux dignes d'un maître italien, le reste est una coglioneria (sottise, niaiserie).»

Cette seconde version n'est peut-être pas très-vraisemblable; mais la première, qui paraît plus fondée, suffit pour expliquer ces sentiments de rivalité, d'ardente émulation, sinon de jalousie, qu'on attribue à Lebrun, artiste trop éminent lui-même pour ne pas reconnaître, dans son for intérieur, la supériorité de son ancien camarade et peut-être s'en inquiéter. «Ne se croyait-il pas, sans ce rival, assuré de la faveur du public comme de celle du roi prodigue pour lui de ses récompenses, dont pas une, on a regret à le dire, n'alla chercher Lesueur?» Ainsi s'expriment à tour de rôle et assez étourdiment les biographes qui oublient que Louis XIV avait dix-sept ans à peine quand mourut Lesueur. La Biographie universelle, après d'autres, n'en fait pas moins d'un air contrit écho à ces doléances: «Lebrun cherchait à s'attirer exclusivement par l'allégorie de ses louanges les bienfaits de Louis XIV, auxquels on sait qu'en effet Lesueur comme le bon la Fontaine n'eut point de part.»

D'ailleurs, il faut reconnaître que notre artiste ignorait l'art de se produire «modeste, inoffensif, incapable d'adulation», il disait en parlant de ses rivaux: «J'ai toujours tout fait et toujours je ferai tout pour être aimé d'eux.» Il ajoutait: «Est-ce donc un crime d'être studieux, de chérir son art et de faire tous ses efforts pour y réussir?» Ce langage, conforme à son caractère comme à ses principes, nous ferait un peu douter de l'idée que lui ont prêtée sans doute certains biographes. D'après eux, il se serait peint, dans une allégorie, pas précisément modeste, triomphant comme le Poussin de tous ses rivaux.

Nous avons dit plus haut ce qu'il fallait penser de la retraite de Lesueur chez les Chartreux et de la sotte invention du duel dont le sieur Miel est seul coupable. Les biographes, presque jusqu'à ces derniers temps, ne semblent pas avoir été mieux renseignés sur d'autres circonstances et des plus importantes de la vie du Maître. M. Ch. Blanc, d'ordinaire plus exact, nous dit rondement: «Il ne fut point marié et n'a laissé que des neveux.» Or, on a la date non-seulement de son mariage, mais celle aussi de la naissance de ses six enfants dont quatre lui survécurent: Eustache Lesueur, 11 juillet 1645 – Geneviève Marguerite, 9 novembre 1648 – Louise, 23 février 1651 – Michelle 1655 – et deux autres dont A. Jal donne les noms. Voilà qui est décisif.

L'Encyclopédie des gens du monde n'est pas mieux informée quand elle écrit: «La perte de sa femme qu'il aimait tendrement l'ayant plongé dans un chagrin profond, il tomba dans une maladie de langueur et se retira chez les Chartreux, dont le prieur reçut son dernier soupir.» La nouvelle édition de la Biographie de Michaud, dit également: «Persécuté, resté veuf et seul, une maladie de langueur détermina sa retraite chez les Chartreux, où la reconnaissance l'avait souvent accueilli.» «Plus tard, répète la Nouvelle Biographie de Didot qui fait si volontiers écho à l'autre, lorsque Lesueur eut perdu sa femme et que, découragé, il lui sembla que sa vie était accomplie, il vint mourir aux Chartreux!»

Autant d'erreurs que de mots, si incroyable que cela paraisse! Autant d'erreurs grossières et que n'autorise aucunement le langage des premiers biographes quoique «d'un laconisme extrême, ainsi que le fait observer M. Vitet, en ce qui concerne la personne et la vie de l'artiste et ne s'occupant que de ses tableaux.» Guillet, l'académicien, qui parlait devant des confrères dont plusieurs avaient connu Lesueur, se borne à dire: «Il était naturellement officieux, sociable, d'une humeur gaie et d'une sage conduite. Il se maria et laissa deux enfants6 qui sont pourvus à leur avantage.»

Donc, malgré le côté poétique de cette légende établie, qui sait comment? et passée si généralement à l'état de tradition historique, il ne faut pas hésiter à reconnaître, à déclarer que ce n'était qu'une légende (qu'on le regrette on non). Cela résulte jusqu'à l'évidence de l'examen des documents et en particulier des pièces publiées dans les tomes III et V des Archives de l'Art Français.

Lesueur, dont la femme relevait de couches depuis quelques semaines seulement, étant tombée malade, sans doute par suite d'un excès de travail, fut forcé de s'aliter, et au bout de quelques jours, il expirait dans les bras de Geneviève Goussé. Hélas! le grand artiste, peu de temps avant, à ce qu'on raconte, ne se croyant pas si gravement atteint: «se flattait encore de vivre de longs jours dans l'espoir d'exécuter plus de vingt tableaux déjà conçus, qui effaceraient ce qu'il avait déjà fait et lui procureraient peut-être la réputation à laquelle il aspirait.» Tant, dans sa modeste opinion de lui-même, il se croyait encore loin du but que pour la postérité il a, non pas atteint, mais presque dépassé.

Lebrun lui-même en jugeait ainsi, s'il est vrai qu'étant venu voir son confrère mourant, après lui avoir fermé les yeux, il n'ait pu s'empêcher de murmurer en sortant: «que la mort lui tirait une grosse épine du pied»7. Le mot a été rapporté par un chartreux même, Bonaventure d'Argonne, qu'on en peut croire, malgré la contradiction d'A. Jal qui s'appuie, pour innocenter Lebrun, «cet ennemi prétendu de Lesueur» de cette circonstance qu'en 1649, celui-ci «fut choisi par Mme Lebrun, pour être son compère au baptême de Suzanne Lebrun, fille de Nicolas Lebrun, le paysagiste.» Il ne semble pas qu'il y ait là un motif suffisant pour invalider le témoignage du bon chartreux, alors qu'au contraire la visite de Lebrun au malade prouve ces relations d'intimité et de camaraderie qui n'avaient cessé d'exister entre eux et n'empêchaient pas, fût-ce à son insu et comme malgré lui, chez Lebrun, les appréhensions que l'on sait.

Landon8, avant Jal, avait contesté l'exactitude de l'assertion de Bonaventure d'Argonne, mais par un autre motif et en s'appuyant aussi de faits qui tendraient plutôt à la confirmer: «De pareils sentiments et un pareil langage ne s'accorderaient point avec le caractère bien connu d'un homme tel que Lebrun, et sont encore démentis par le témoignage d'un artiste digne du foi. Simonneau, graveur, raconte que, se trouvant un jour dans le cloître des Chartreux, il vit arriver Lebrun; et que s'étant mis à l'écart pour entendre ce que dirait ce rival de Lesueur, Lebrun, qui se croyait seul, s'écriait à chaque tableau:

«Que cela est beau! que cela est bien peint! que cela est admirable!»

Il n'en faut pas savoir moins gré à feu A. Jal des renseignements précieux et précis qu'il nous a donnés d'après examen des pièces officielles (actes de naissance, de décès, etc.), et desquels il résulte que Geneviève Goussé survécut de longues années encore à son mari puisqu'elle mourut seulement «le 24 décembre 1669, place Maubert, au coin de la rue de Bièvre, au logis même où elle était née… Par prudence, par amour pour le métier de son père, peut-être par respect pour la mémoire de son mari, au lieu d'élever Eustache II, son fils, pour la peinture, où il aurait pu compromettre un beau nom, elle lui fit prendre le tablier de l'épicier. Ainsi, le grand Lesueur, allié à l'épicerie par sa femme, eut un fils épicier; et comme si ce n'était point assez, il eut une fille épicière… car sa veuve avait marié, treize mois avant sa mort (9 octobre 1668), Marie-Geneviève, sa fille, à François Violaine, épicier-cirier qui demeurait aussi sur la place Maubert9

Ces détails, tels étranges qu'ils nous paraissent, ne permettent pas le doute; ils tendent à confirmer ce qu'on soupçonnait par la tradition, à savoir la position modeste et peut-être même gênée dans laquelle a vécu trop longtemps l'illustre artiste, aussi bien que l'injustice ou plutôt l'incroyable indifférence de ses contemporains qui semblent avoir eu si peu conscience de la sublimité de son génie. «Il mourut honoré, regretté, comme homme de bien, dit avec trop de vérité M. Vitet, estimé comme artiste, mais à peu près au même titre que ses onze confrères de l'Académie et le jour où son génie fut enlevé aux arts personne, dans tout le royaume, ne mesura la perte que venait de faire la France.»

Aussi combien douloureuse, combien désolante, cette mort prématurée pour le grand artiste si, comme tant d'autres, il n'eût travaillé que dans un but humain et en vue de ce qu'on appelle la gloire! Quoi! au moment peut-être d'atteindre au but rêvé, quand tout lui souriait dans la vie, entouré des chers objets de ces affections qui la rendent plus douce et plus aimable, une tendre épouse, des enfants adorés, des frères, des parents, des amis dévoués, jouissant enfin de l'aisance acquise au prix de tant d'efforts, voilà qu'il faut entendre prononcer l'arrêt de la suprême séparation, dire à tout ce qu'on aimait l'éternel adieu! Avec quelles angoisses, avec quel déchirement! si Lesueur n'avait pas été fortement chrétien, s'il n'eût pas trouvé le courage de la résignation dans la pensée que la providence de Dieu le voulait ainsi pour le plus grand bien de tous et qu'il était sûr de trouver ailleurs la récompense de ses vertus comme celle de ses talents dont il avait su faire un si noble usage.

Disons, pour terminer, que Lesueur, habitant, lors de sa mort, sur la paroisse Saint-Louis en l'Île, fut porté cependant, pour y être inhumé, à l'église Saint-Étienne du Mont ainsi que le constate le registre de cette paroisse: «Le samedi, 1er mai 1655, fut inhumé dans l'église défunt M. Lesueur, vivant peintre sculpteur (sic) ordinaire du Roy, apporté dans un carrosse de la paroisse Saint-Louis en l'Île.»

«Mais pourquoi, dit A. Jal, Lesueur désira-t-il être enterré dans cette église? Maintenant que vous savez que c'est là qu'il se maria ne devinez-vous pas que ce fut un dernier témoignage de tendresse qu'il voulut donner à sa chère et bien-aimée Geneviève?»

L'épitaphe de Lesueur gravée sur la pierre tumulaire à Saint-Étienne du Mont s'est effacée par le laps de temps ou par d'autres causes. On se demande comment elle n'a pas été rétablie ainsi qu'on a fait pour celles de Racine et Pascal.

6

Erreur, comme on l'a vu.

7

Mélanges de littérature et d'histoire, publiés sous le pseudonyme de Vigneul de Marville, t. 1er, p. 184.

8

Galerie des artistes célèbres, in-4, 1807-1809.

9

A. Jal, Notice sur Lesueur. —Archives de l'Art français.

Les Rues de Paris, tome troisième

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