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LES RUES DE PARIS
VAUCANSON

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Il est des vocations innées, des natures heureuses, privilégiées chez lesquelles les aptitudes se trahissent par une facilité merveilleuse pour le genre de travail qui éveille leur génie. Aussi l'effort ne leur coûte point et l'obstacle est pour eux un aiguillon. Ils produisent des chefs-d'œuvre comme l'arbre tout naturellement porte des fleurs et des fruits, comme l'abeille dans ses courses matinales, fait le miel en pompant le suc des fleurs. Tel un Giotto dessinant sur le sable les chèvres de son troupeau, avant de savoir mème ce que c'est que le dessin; tel Pascal inventant, en quelque sorte, les mathématiques; tel enfin, Vaucanson devinant l'art de la mécanique, témoin ce trait de sa première enfance, qu'à l'envi nous racontent les biographes.

Né à Grenoble, 24 février 1690, d'une famille d'artisans, ou mieux de petits bourgeois, il eut pour père Jacques Vocanson (car, d'après l'acte de baptème relevé sur les registres de la ville par M. Pilot, telle serait la vraie orthographe du nom), pour mère Dorothée Lacroix. Celle-ci, «femme d'une piété sévère, dit la Biographie universelle, ne permettait à l'enfant d'autre distraction que celle de venir avec elle le dimanche chez des dames d'une dévotion égale à la sienne. Pendant leurs pieuses conversations, le jeune Vaucanson s'amusait à examiner, à travers les fentes d'une cloison, une horloge placée dans la chambre voisine. Il en étudiait le mouvement, s'occupait à en dessiner la structure et à découvrir le jeu des pièces dont il ne voyait qu'une partie. Cette idée le poursuivait partout. Enfin, il saisit tout d'un coup le mécanisme de l'échappement qu'il cherchait depuis plusieurs mois. Dès ce moment, toutes ses idées se tournèrent vers la mécanique. Il fit en bois, et avec des instruments grossiers, une horloge qui marquait les heures assez exactement. Il composa pour une chapelle d'enfant des petits anges qui agitaient leurs ailes, des prêtres automates qui imitaient quelques fonctions ecclésiastiques.»

Ces premiers et étonnants résultats étaient faits pour l'encourager; mais il dut, pour un temps, interrompre ses travaux pour d'autres études, placé par ses parents dans le collége des Jésuites, où se fit son éducation. On ne peut douter, d'ailleurs, que, pendant ses heures de loisir, il ne continuât ses travaux de prédilection. Il était au collége encore peut-être, ou l'avait quitté récemment, lorsqu'il entendit parler d'une machine hydraulique projetée par la ville de Lyon. Sa tête aussitôt s'enflamme; pendant plusieurs jours il s'absorbe dans une préoccupation profonde, il réfléchit, il combine et, enfin, il exécute un modèle de machine, qu'il n'osa présenter crainte d'être accusé de présomption et de vanité. Mais venu à Paris quelque temps après, quelle ne fut pas sa joie quand il constata que la fameuse Samaritaine, aujourd'hui détruite et que longtemps les Parisiens virent fonctionner sur le Pont-Neuf, était précisément la machine qu'il avait imaginée et que, dans son mécanisme simple et ingénieux, elle amenait l'eau par les mêmes moyens.

Le jeune homme ne put se défendre d'un mouvement de vive satisfaction, mais exempt d'orgueil; comprenant que ses connaissances en anatomie, en mécanique, etc., ne pouvaient lui suffire et qu'il avait beaucoup à apprendre encore, «car savoir sert beaucoup pour inventer», ainsi que l'a dit Mme Staël; il se mit de nouveau et courageusement aux études spéciales. Il n'eut pas à le regretter; car son horizon s'agrandit et une connaissance plus sérieuse, plus complète de l'organisme humain, comme des diverses sciences se rattachant de près ou de loin à la mécanique, donnèrent une singulière lucidité à son esprit d'investigation comme d'imitation; en voici la preuve!

Un jour qu'il se promenait dans le jardin des Tuileries, s'étant arrêté devant le Flûteur, l'idée lui vint d'exécuter une statue qui jouerait des airs et, à l'aide d'un mécanisme intérieur, ferait ce que fait un musicien vivant. Tout plein de ce projet, en rentrant à la maison, chez un oncle qui lui donnait l'hospitalité, il en parla avec un enthousiasme qui, par malheur, trouva peu d'échos. L'oncle, en homme positif, lui dit:

– Tu es fou, mon neveu, de rêver de telles chimères! Si c'est là tout le fruit de tes lectures et de tes expériences, en vérité, je ne t'en fais point compliment, et je ne puis m'empêcher de dire qu'il est fâcheux de te voir ainsi perdre un temps que tu pourrais mieux employer. En ce qui me concerne, je m'opposerai très-fermement à la mise à exécution de ce projet extravagant, qui ne pourrait qu'entraîner inutilement des sacrifices considérables. Tu n'as donc pas à compter sur moi, au contraire.

Tout confus de ces reproches assez rudement formulés, Vaucanson, quoique à regret, n'insista point; mais, toutefois, il n'abandonna pas son idée, et trois ans après, pendant une maladie qui le retint de longs jours, soit au lit, soit dans sa chambre, il revint à son projet, qu'il réalisa. Telle était la netteté de sa conception et la lucidité de sa pensée, que la machine put être exécutée sur ses dessins par divers ouvriers qui ne se connaissaient point entre eux, et dont chacun exécuta telle ou telle partie du mécanisme. Or, toutes ces parties réunies s'emboîtèrent, se soudèrent si parfaitement, après avoir été mises chacune en sa place, qu'au premier ordre de l'inventeur, elles fonctionnèrent avec une merveilleuse régularité. On vit les mains et les doigts du Flûteur remuer en cadence comme ceux d'un musicien ordinaire et la flûte fit entendre des sons harmonieux et non différents de ceux d'une flûte réelle. Le domestique de Vaucanson, seul présent à cette première expérience, et que la curiosité avait porté à se cacher dans l'appartement derrière un rideau de lit, saisi d'une sorte de terreur semblable à celle qui pétrifia Sganarelle quand il vit la statue du commandeur incliner la tête, ne put retenir un cri et vint éperdu se jeter aux pieds de son maître, qu'il jugeait un vrai sorcier. Vaucanson, tout à la joie de sa découverte, et avec des larmes dans les yeux, l'embrassa en murmurant comme Archimède: Eureka! Eureka! Je l'ai trouvé! je l'ai trouvé!

Après cette machine, l'inventeur fit un automate qui jouait à la fois du tambourin et du galoubet; puis deux canards si parfaitement imités qu'on les voyait agiter les ailes, la queue, les pattes, en un mot barboter dans la mare, prendre ensuite dans l'auge le grain et, en remuant le col, l'avaler. Ce grain subissait dans leur estomac une espèce de trituration et passait ensuite dans les intestins, suivant ainsi tous les degrés de la digestion animale.

Ces curieuses inventions firent connaître au loin le nom de l'habile mécanicien, et le roi de Prusse, Frédéric II, qui cherchait à attirer dans ses états les hommes célèbres en tout genre, lui fit faire, en 1740, des offres magnifiques que Vaucanson, par l'inspiration d'un patriotisme que tous n'imitèrent pas, déclina noblement; il refusa de quitter la France. Il en fut récompensé; car, peu de temps après, le cardinal de Fleury, qui sans doute avait été instruit de ce généreux refus, nomma Vaucanson inspecteur en chef des manufactures de soie. Cette position permit au savant d'appliquer son génie d'invention à des résultats utiles, pratiques. «Il imagina, d'après ce qu'on nous apprend, des machines propres à donner à volonté de l'apprêt aux diverses espèces de soie, à rendre cet apprêt égal pour toutes les bobines ou tous les écheveaux d'un même travail, et pour toute la longueur du fil qui formait chaque bobine ou chaque écheveau. Il imagina de plus les instruments nécessaires pour exécuter avec régularité et d'une manière uniforme les différentes parties de ces machines. Ainsi une chaîne sans fin donnait le mouvement à son moulin à organsiner; il inventa une machine pour fermer la chaîne de mailles toujours égales: elle est regardée comme un chef-d'œuvre.»

Mais des intérêts menacés, ou du moins qui croyaient l'être par ces inventions, s'inquiétèrent, s'irritèrent et peu s'en fallut qu'il n'en coûtât cher à l'inventeur. Vaucanson étant venu à Lyon pour les besoins de son inspection, les ouvriers en soie furent prévenus de son arrivée. Aussitôt la fermentation commence dans les ateliers que bientôt on déserte.

– Cet homme, murmurent les meneurs, ou plutôt ce diable, par ses inventions maudites qui tendent à rendre les métiers inutiles, veut nous ôter notre pain et nous réduire à l'aumône, le souffrirons-nous, le souffrirons-nous?

– Non, non, vengeance, vengeance!

Sur ces entrefaites, Vaucanson arrive au milieu des groupes, soit par un effet du hasard, soit par un dessein prémédité, afin de les éclairer et de démontrer aux ouvriers que leurs alarmes n'étaient nullement fondées et qu'ils se méprenaient sur la nature de ses inventions. Il se voit accueilli par des injures et des huées, puis les pierres commencent à pleuvoir. Contraint à la retraite par cette grêle de projectiles dont plus d'un l'atteint, il lance en fuyant, comme le Parthe, sa flèche, c'est-à-dire cette menace aux assaillants:

– Vous prétendez que vous seuls êtes capables d'exécuter un dessin; eh bien! je prouverai le contraire, car j'en chargerai un âne.

En effet, bientôt après, il fit construire une machine avec laquelle un âne exécutait un dessin à fleurs et par là coupa court aux intrigues dont le gouvernement se voyait assiégé et qui avaient pour but d'obtenir de nouveaux priviléges pour les fabriques, dont les ouvriers, disait-on, pour exécuter leurs travaux, devaient être doués d'une intelligence peu commune.

Vaucanson s'occupa ensuite d'un automate des plus curieux et dans l'intérieur duquel on devait voir s'opérer tous les phénomènes de la circulation du sang, cette récente et admirable découverte d'Harvey. Le roi Louis XV avait fort encouragé l'artiste (on peut certes lui donner ce nom), dans l'exécution de ce travail qui inspirait à Voltaire ces vers qui ne sont point des pires qu'il ait faits:

Le hardi Vaucanson, rival de Prométhée,

Semblait, de la nature imitant les ressorts,

Prendre le feu des cieux pour animer les corps.


Comme poésie c'est pauvre sans doute, mais il y a du vrai dans la pensée. Vaucanson cependant n'acheva pas cette machine, dégoûté, dit-on, par les lenteurs qu'éprouvaient les ordres du roi: c'est-à-dire qu'il ne touchait pas l'argent qui lui avait été promis. Cette bureaucratie est toujours et en tout temps la même.

Attaqué par une cruelle maladie, dont il souffrit pendant plusieurs années, Vaucanson, presque jusqu'au dernier jour, s'occupa de ses travaux et en particulier de l'exécution d'une machine inventée pour composer la chaîne sans fin. De son lit de douleur, où il languit pendant dix-huit mois, il surveillait le travail des ouvriers, répétant incessamment: – Hâtez-vous, hâtez-vous! pas de temps à perdre; je ne vivrai pas assez peut-être pour expliquer toute mon idée.

Enfin son état s'aggravant de plus en plus, il prêta l'oreille aux exhortations de parents chrétiens qui, avec le courage et la sincérité de la vraie affection, lui rappelaient ces croyances et ces devoirs qu'il avait un peu trop négligés, soit par l'entraînement de la science, soit par l'influence de certaines et fatales amitiés. Docile à leurs conseils, il accueillit avec reconnaissance la visite du prêtre auquel il se confessa et mérita que sur sa tombe, placée dans l'église Sainte-Marguerite, on inscrivît cette épitaphe:

Bonis omnibus, pietate, caritate, verecundiâ, flebilis.

Vaucanson, par son testament avait légué son cabinet à la reine Marie-Antoinette. Par suite de regrettables malentendus, le legs n'ayant point été accepté, le cabinet fut dispersé et les merveilles qui le composaient se trouvent aujourd'hui dans les divers musées de l'Europe.

Une jolie anecdote pour terminer. Vaucanson, à la demande de Marmontel, avait fait pour la Cléopâtre de celui-ci, tragédie plus que médiocre, un aspic qui sifflait en mordant le sein de la reine.

– Que pensez-vous de cette pièce? demanda un spectateur à son voisin.

– Moi, je suis de l'avis de l'aspic! fut-il répondu.

Ce mot inspira-t-il à Lebrun son épigramme?

Au beau drame de Cléopâtre

Où fut l'aspic de Vaucanson,

Tant fut sifflé qu'à l'unisson

Sifflaient et parterre et théâtre;

Et le souffleur, oyant cela,

Croyant encor souffler, siffla.


Les Rues de Paris, tome troisième

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