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LES RUES DE PARIS
MICHEL-ANGE ET TITIEN
IV

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Après avoir lu ces admirables pages, on s'étonnera davantage sans doute des étrangetés du jugement dernier, mais bien plus encore que Michel-Ange ait pu peindre cette Léda, destinée d'abord au duc de Ferrare, mais qui, donnée par l'artiste à son élève Memmi, passa en France et fut achetée par François Ier. «Elle fut transportée à Fontainebleau sous Louis XIII, dit d'Argenville; M. du Noyer, ministre d'état, fit brûler dans la suite cette peinture à cause de son caractère trop libre. Un cardinal en a fait autant en jetant au feu des peintures un peu lascives: «Pereant tabulæ, dit-il, ne pereant animæ! Périssent les tableaux plutôt que les âmes.» D'une note de Mariette il résulterait que cette œuvre n'avait point été détruite, mais qu'elle subit des retranchements.

Quoique d'ailleurs prétendent messieurs les biographes et les critiques, prompts à railler M. du Noyer de ses scrupules, il est impossible qu'avec un tel sujet Michel-Ange pût faire un tableau exempt de tout blâme au point de vue de la morale, et dont plus tard l'artiste, éclairé par la réflexion, n'ait pas ressenti quelques remords. Quand plusieurs années après l'époque dont nous parlions plus haut (celle des entretiens avec Maître François de Hollande), il fut éprouvé par de si cruelles douleurs, ne dut-il pas voir là une expiation?

Vittoria Colonna, «si belle et honnête dame, dit Brantôme dans la vie du marquis de Pescara, qu'elle fut de son temps estimée une perle en toutes vertus et beautés», n'était pas moins remarquable par la distinction de son esprit dont témoignent ses poésies. Michel-Ange, quoiqu'il l'eût connue tardivement, l'aima d'une affection profonde, qui s'exaltait par le respect même et la vénération.

L'illustre artiste, comme on l'a vu, avait toujours vécu «seul comme le bourreau», disait un peu durement Raphaël. Déjà presque sexagénaire, célèbre entre tous et rassasié de gloire pour ainsi dire, il n'était plus autant tourmenté de cette fièvre de produire qui le dévorait autrefois. Il semble même qu'à cette époque il ait jeté un regard mélancolique sur la carrière parcourue, et que la solitude pour lui perdit de son attrait. Peut-être souffrit-il un peu tardivement de ce regret si fatal de nos jours à l'infortuné Léopold Robert? Peut-être, par cette illusion ordinaire qui abuse les plus expérimentés dans la science de la vie, en leur faisant croire que le bonheur, en ce monde, se trouve précisément dans ce qui leur manque, peut-être Michel-Ange, un beau jour, se dit que l'homme ne vit pas seulement par l'intelligence et qu'à son cœur aussi il faut un aliment? Qui sait si, dupe de ce mirage, il ne rêva pas ou mieux ne regretta pas la douceur du foyer domestique dont il ne voyait que les côtés riants, n'ayant pu connaître ses épreuves ou ses chagrins, et ne sentit pas son âme se remplir d'une morne tristesse et des larmes monter à ses yeux par la pensée qu'il avait sacrifié toutes ces joies à la jalouse Muse qui maintenant, dans sa vieillesse, le délaissait?

C'est alors qu'il se rencontra avec la marquise de Pescara, cette autre Béatrice, qui réalisait merveilleusement son idéal et «dont l'esprit divin l'avait séduit» selon l'expression de Condivi. Michel-Ange eut tout-à-coup, dans sa vie, un intérêt nouveau, puissant, d'autant plus que l'illustre veuve témoignait pour lui de la plus haute estime et d'une amitié sincère. D'après certains sonnets de Michel-Ange (car l'artiste était poète aussi), on peut croire qu'il espéra davantage et que la marquise, libre d'elle-même, ne refuserait pas sa main à celui qui l'aimait d'une affection si sérieuse et dont le front, s'il s'ombrageait de cheveux gris, rayonnait pour tous de cette magnifique auréole du génie et de la gloire.

S'il se berça de cet espoir (chose probable), Michel-Ange se vit cruellement déçu; la marquise voulut rester fidèle à la mémoire de son premier mari, à cette chère ombre qui semblait l'appeler de loin, et qu'elle ne devait pas tarder, malgré les nobles amitiés qui voulaient la retenir sur la terre, à rejoindre dans la tombe. Buonarroti connaissait, admirait, vénérait cette illustre amie depuis quatre années à peine quand il eut la douleur de la perdre.

Vittoria Colonna, dont la santé avait toujours été délicate, au commencement de l'année 1547, tomba malade. Se sentant gravement atteinte, elle se fit transporter dans la maison de sa parente, Guilia Colonna, qui lui était tendrement dévouée et se montra pour elle garde-malade des plus zélées.

Michel-Ange, prévenu, accourut au chevet de la malade qu'il ne quitta pas jusqu'à ce qu'elle eût rendu le dernier soupir. Quand Vittoria Colonna ne fut plus qu'un cadavre, il prit dans ses mains tremblantes sa main déjà glacée qu'il approcha respectueusement de ses lèvres, puis il s'éloigna et «sa douleur fut si violente, Condivi nous l'atteste, qu'elle le rendait comme privé de sens.»

On n'en doute pas quand on lit ces vers où le regret de l'artiste se trahit si poignant: «Ô sort fatal à mes désirs, ô esprit pur, où es-tu maintenant? La terre couvre ton corps et le ciel a reçu ton âme divine.

«… Je reste glacé comme un corps défaillant qu'un reste de vie abandonne.

«Ah! mort cruelle! combien tes coups auraient été doux si, quand tu as frappé l'un de nous deux, l'autre eût été atteint de la même blessure.

«Je ne traînerais point maintenant ma vie dans les larmes et, libre de la douleur qui me tourmente, je ne remplirais pas l'air de tant de soupirs18

On ne peut douter, d'après tous ces témoignages, que Michel-Ange éprouva de cette mort un grand vide et que le travail, pour lequel il n'avait plus d'autre aiguillon que le devoir, ne suffit pas toujours à le combler. Dans les seize années qu'il vécut encore, il eut des jours d'amère tristesse, alors surtout qu'un nouveau deuil fût venu attrister son logis déjà si solitaire. Vers 1556, il perdit Urbino, son fidèle serviteur, qu'après tant d'années de vie commune et de dévouement, il regardait plus comme un ami que comme un domestique, et qui jeune encore semblait, selon le cours de la nature, devoir lui fermer les yeux. Une anecdote racontée par Condivi prouve, avec la générosité de l'artiste, sa vive affection pour Urbino.

«Si je venais à mourir, que ferais-tu? dit un jour Michel-Ange à son serviteur.

– Je serais obligé de servir un autre maître.

– Oh! mon pauvre Urbino, je ne veux pas que tu sois malheureux après moi! et il lui donna à l'instant 2,000 écus.

Durant toute la maladie d'Urbino, il ne le quitta pas, le soigna comme il eût fait d'un parent et le pleura comme un frère. Mais si douloureuse qui lui fût cette mort, on est heureux de voir que, par une grâce spéciale de la Providence, il y vit un motif pour raviver sa foi plutôt que pour se décourager, témoin cette lettre en réponse à Vasari qui lui avait écrit pour le consoler:

«Messer Giorgio, mon cher ami, j'écrirai mal; cependant il faut que je vous dise quelque chose en réponse à votre lettre. Vous savez comment Urbino est mort; ça été pour moi une très-grande faveur de Dieu et un chagrin bien cruel. Je dis que ce fut une faveur de Dieu, parce que Urbino, après avoir été le soutien de ma vie, m'a appris non-seulement à mourir sans regret, mais même à désirer la mort. Je l'ai gardé vingt-six ans avec moi et je l'ai toujours trouvé parfait et fidèle. Je l'avais enrichi, je le regardais comme le bâton et l'appui de ma vieillesse, et il m'échappe en ne me laissant que l'espérance de le revoir en paradis. J'ai un gage de son bonheur dans la manière dont il est mort. Il ne regrettait pas la vie, il s'affligeait seulement en pensant qu'il me laissait accablé de maux, au milieu de ce monde trompeur et méchant. Il est vrai que la majeure partie de moi-même l'a suivi et tout ce qui me reste n'est plus que misères et que peines. Je me recommande à vous.»

Je ne sais rien de plus admirablement touchant que cette lettre qui atteste tout à la fois une sensibilité si vraie et une résignation si courageuse. Michel-Ange survécut six années à Urbino. Pendant l'année 1562, à plusieurs reprises, il souffrit de graves indispositions. Puis, au commencement de l'année 1563, sa santé s'altéra de plus en plus; la fièvre le força de s'aliter et, le 17 février, il expira, à l'âge de 89 ans, après avoir dicté ce testament où l'homme tout entier se retrouve: «Je laisse mon âme à Dieu, mon corps à la terre, et mes biens à mes plus proches parents.»

Le poète, d'ailleurs si vraiment poète d'Il Pianto, a-t-il donc tout à fait raison quand il dit, dans son sonnet sur Michel-Ange?

Hélas! d'un lait trop fort la Muse t'a nourri,

L'art fut ton seul amour et prit ta vie entière;

Soixante ans tu courus une triple carrière,

Sans reposer ton cœur sur un cœur attendri.


Pauvre Buonarroti! ton seul bonheur au monde

Fut d'imprimer au marbre une grandeur profonde,

Et, puissant comme Dieu, d'effrayer comme lui.


Aussi, quand tu parvins à ta saison dernière,

Vieux lion fatigué, sous ta blanche crinière,

Tu mourus longuement plein de gloire et d'ennui.


Dieu ne veut effrayer que les méchants et même pour eux, dès qu'ils se repentent, il a dans sa miséricorde des trésors de bouté. Michel-Ange mourut plein de gloire sans doute, mais non pas plein d'ennui, témoin cet admirable sonnet qu'il écrivait trois ans avant sa mort, et qu'on lit avec plusieurs autres dans une lettre adressée à Vasari:

«Porté sur une barque fragile, au milieu d'une mer orageuse, j'arrive au port commun où tout homme vient rendre compte du bien et du mal qu'il a faits.

«Maintenant je reconnais combien mon âme fut sujette à l'erreur en faisant de l'art son idole et son souverain maître.

«Pensers amoureux, imaginations vaines et douces, que deviendrez-vous maintenant que j'approche de deux morts, l'une certaine, l'autre menaçante?

«Ni la peinture ni la sculpture ne peuvent suffire pour calmer une âme qui s'est tournée vers toi, ô mon Dieu, qui as ouvert pour nous tes bras sur la croix.»

Ne sent-on pas ici le calme d'une grande âme battue naguère par les orages, mais pour laquelle la lumière s'est faite de plus en plus, et qui, dans la sérénité de sa foi, dans la certitude de son espérance, n'aspire qu'à dire à la terre son dernier adieu attirée qu'elle est vers la céleste patrie?

Michel-Ange étant mort à Rome, par l'ordre du pape, son corps fut déposé dans l'église de Santo-Apostolo, en attendant le tombeau qu'on devait lui élever à Saint-Pierre. Mais Léonardo, le neveu de Buonarroti, instruit, par des amis présents à ses derniers moments, que son oncle avait témoigné de son désir d'être enterré à Florence, fit, pendant la nuit, en grand secret, par crainte de la jalousie des Romains, enlever le corps transporté rapidement à Florence. Dans cette ville, dès que la nouvelle s'en répandit, il y eut une émotion profonde mêlée de joie et de tristesse qui mit toute la population en rumeur. Après des funérailles magnifiques, dont les préparatifs avaient duré plusieurs mois, le corps fut déposé dans l'église de Santa-Croce, où se voit encore aujourd'hui le tombeau de Michel-Ange. Il fut exécuté par Lorenzo d'après les dessins de Vasari empressé de donner ce dernier témoignage d'affection à son maître, «le plus grand artiste qui eût jamais été», suivant ses expressions excessives sans doute, mais qui dans sa bouche ne peuvent étonner.

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1 Traduction de M. Lanneau-Rolland.

Les Rues de Paris, tome troisième

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