Читать книгу Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 3 - Charles Walckenaer, Charles Athanase Walckenaer - Страница 1

CHAPITRE I.
1664-1666

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Occupation de Bussy dans son exil.—Inconvénients qu'eurent pour lui les diverses éditions de l'Histoire amoureuse des Gaules et du cantique obscène et supposé qu'on y intercala.—Jouissances maternelles de madame de Sévigné—Louis XIV; sa cour.—Ses maximes de gouvernement.—Boileau, Racine, la Rochefoucauld font paraître leurs premiers ouvrages.—Tous ces écrivains sont les censeurs de leur époque.—La satire est personnelle.—Répulsion que madame de Sévigné devait éprouver pour le caractère des nouveaux littérateurs.—Si elle goûtait peu leur personne, il n'en était pas de même de leurs écrits.—Elle assiste chez madame de Guénégaud à une lecture faite par Racine et par Boileau.—Pomponne, revenu de son exil, assiste aussi à cette lecture.—Détails sur les personnages qui s'y trouvaient, sur madame de Feuquières, madame de la Fayette, la Rochefoucauld, Gondrin, Louis de Bassompierre, l'abbé de Montigny, d'Avaux, Châtillon, Barillon, Caumartin.—Détails sur madame de Guénégaud.—Portrait de cette dame par Arnauld d'Andilly.—Ses liaisons avec d'Andilly et avec son fils de Pomponne.—Elle marie sa fille au duc de Caderousse.—Mademoiselle de Sévigné liée avec mademoiselle de Montmort, qui épouse M. de Bertillac.—M. de Guénégaud sort de la Bastille.—Description du château de Fresnes.—Plaisirs qu'on y goûtait.—Mascarade à l'hôtel de Guénégaud.—Vers adressés à madame de Guénégaud.—Pomponne est nommé ambassadeur en Suède.—Mort d'Anne d'Autriche et du prince de Conti.—Le roi passe l'été à Fontainebleau, et madame de Sévigné à Fresnes.—Correspondance entre Pomponne et la société du château de Fresnes.—Lettres de madame de la Fayette et de madame de Sévigné à Pomponne.—Détails sur l'évêque de Munster.—Détails sur madame et M. de Coulanges.—Lettres de Pomponne à la société réunie à Fresnes.—Réflexions.

Nous avons terminé la seconde partie de ces Mémoires à l'exil du comte de Bussy: ce courtisan disgracié s'occupait à embellir sa demeure, cherchant vainement, dans ses goûts pour les arts et la poésie, une distraction aux tourments de l'ambition déçue et aux angoisses de l'amour trompé. La vanité qui le dominait ne lui permettait pas de croire qu'il fallût renoncer à aucune de ses espérances, et il ne pouvait calmer les agitations d'un cœur en proie aux regrets, à la haine, à l'envie et à tous les sentiments les plus contraires au repos de l'âme. Il avait rangé dans la superbe galerie de son château les portraits des plus illustres personnages de l'histoire de France et, avec ses portraits de famille, ceux des hommes les plus célèbres et des femmes les plus belles et les plus spirituelles de son temps. Pour ces derniers portraits il avait composé des emblèmes et des inscriptions plus propres à faire briller la malice que la finesse de son esprit; et, par ses vaniteuses rancunes, il entretenait imprudemment l'animosité de ses ennemis1.

Leur haine l'avait cependant aidé à obtenir plus promptement sa liberté. Le désir qu'ils avaient de se venger de lui leur fit outre-passer, dans leurs calomnies, la mesure de la vraisemblance. Nous avons dit, et avec juste raison, dans la seconde partie de ces Mémoires2, que le fameux libelle de Bussy, intitulé Histoire amoureuse des Gaules, ne contenait pas les couplets infâmes qu'on y a insérés depuis; et nous avions pensé, d'après les éditions de cet ouvrage que nous avions réunies, qu'on ne les avait intercalés que longtemps après: en cela nous nous trompions3. Les ennemis de Bussy, aussitôt qu'il eut été mis à la Bastille, s'occupèrent de faire imprimer en Hollande l'ouvrage inculpé, et ils en firent faire une édition avec le nom de l'auteur4. Celui qui prépara la copie de cette édition, au titre un peu déguisé d'Histoire amoureuse des Gaules, substitua celui d'Histoire amoureuse de France; et, au lieu de laisser subsister les noms supposés, il mit en toutes lettres les véritables noms des personnages, d'une manière beaucoup plus complète et plus exacte que dans la clef des deux éditions anonymes et subreptices qui avaient paru. Restait le cantique chanté durant la semaine sainte au château de Roissy, mais qui n'était pas dans les deux premières éditions, parce que la copie livrée à l'imprimeur par la marquise de la Baume ne le contenait pas. On avait fait d'assez nombreuses copies des couplets et vaudevilles composés à l'époque de la Fronde et du ministère du cardinal Mazarin, qui presque tous étaient dirigés contre ce ministre, le roi, la reine mère, ses filles d'honneur: plusieurs de nos bibliothèques conservent encore ces recueils, en écriture du temps, annotés et contenant des détails souvent vrais, souvent faux, sur les personnes chansonnées; ce qui faisait dire à Ménage qu'il était impossible d'écrire sincèrement l'histoire de son temps sans un recueil de vaudevilles5. L'éditeur de l'Histoire amoureuse de France imagina d'aller chercher dans un de ces recueils tout ce qu'il y avait de plus immonde, de plus ordurier, de plus plat, dans les nombreux couplets dits Alleluia, parce qu'ils étaient sur l'air des noëls parodiés, composés contre le roi, MONSIEUR, Mazarin, la reine mère et ses filles d'honneur. Ce fut un libraire du Palais, nommé François Maugé, avec lequel Bussy avait été en relation, qui, de concert avec les puissants ennemis de ce dernier et entraîné par la cupidité, s'entendit avec un autre libraire de Bruxelles (Foppens)6, pour faire paraître cette édition interpolée et scandaleuse de l'Histoire amoureuse des Gaules, la seule peut-être qui du vivant de l'auteur ait été publiée avec son nom; du moins plusieurs de ceux qui réimprimèrent ensuite l'Histoire amoureuse de France d'après cette édition eurent-ils la pudeur de supprimer le nom de Bussy sur le titre7.

Deux syndics de la corporation des libraires de Paris, avertis par Foppens qu'il allait faire paraître cette édition, en instruisirent Bussy dans sa prison. Bussy se hâta d'écrire à Colbert à ce sujet, et il employa en même temps un habile commissaire de police pour découvrir ceux qui vendaient sous son nom l'Histoire amoureuse de France.

Deux libraires surpris en flagrant délit furent saisis et mis à la Bastille. Bussy apprit, par l'interrogatoire qu'on fit subir à Maugé, que cet homme l'avait déjà dénoncé en 1663, comme lui ayant troqué deux exemplaires du Testament du cardinal Mazarin. Ce fait fut trouvé faux d'après les propres déclarations de Maugé, qui fut mis au cachot pour sa calomnie. Il en sortit deux jours après, ce qui parut suspect à Bussy; car il sut en même temps alors, d'après cette dénonciation, qu'on avait été sur le point de l'arrêter, lui Bussy, quand la cour allait à Vincennes en 1664, et qu'on en fut empêché par l'entretien qu'il avait eu à Fontainebleau avec le roi. Bussy, dans cet entretien, se justifia non pas de ce qui concernait la dénonciation faite contre lui, puisqu'il l'ignorait alors, mais d'être l'auteur des couplets ou des plaisanteries qu'on lui attribuait faussement. Le roi déclara au duc de Saint-Aignan qu'il était désabusé et satisfait des explications qui lui avaient été données par Bussy8.

Quand parut l'édition de l'Histoire amoureuse de France avec l'ignoble cantique et le nom de Bussy, Louis XIV n'eut pas besoin d'une nouvelle explication pour ajouter foi aux protestations de Bussy. Il ne douta pas un instant qu'il ne pouvait avoir part à cette édition ni au cantique. Par le manuscrit que lui avait remis Bussy, Louis XIV connaissait le cantique chanté à Roissy, et il savait que ni Bussy ni aucun de ceux qui, dans leur débauche, avaient pendant la semaine sainte fait parade d'impiété n'avaient pu proférer les paroles qu'on leur prêtait. Les disciples des Petit9, des Théophile, des auteurs du Parnasse satirique, d'où partaient de telles attaques, se cachaient dans de honteux galetas, et ne hantaient pas les palais. L'homme de cour ne se croyait pas moins un honnête homme en affichant l'incrédulité en religion et le libertinage des mœurs; mais il aurait cru renoncer à jamais à ce titre s'il avait employé, en vers ou en prose, l'argot crapuleux de la débauche et le langage de la canaille. Bussy, qui passait pour un des plus beaux esprits de la cour et un des plus délicats, quoiqu'un des plus mordants, pouvait, moins qu'un autre, être soupçonné d'un si honteux travers. S'il inséra dans son roman historique le malin cantique chanté à Roissy, il ne le laissa certainement pas tel qu'il avait été improvisé, et il le supprima dans la copie qui fut communiquée à madame de la Baume. Les plaintes qu'il forma sur le tort que lui faisaient ses ennemis par l'édition de Bruxelles furent entendues et accueillies. Sa femme ayant alors demandé qu'il fût relâché pour se faire traiter d'une maladie dont il était atteint, Louis XIV envoya aussitôt Vallot, son premier médecin, et Félix, son premier chirurgien, pour visiter le prisonnier10, et donna ordre de l'élargir. Bussy sortit enfin de la Bastille, pour n'y plus rentrer. Il avait écrit le 10 mars (1665) pour prier Colbert de faire arrêter les libraires qui débitaient l'édition de Bruxelles. Le 22 avril, la comtesse de Bussy avait adressé sa demande au roi, et le 17 mai Bussy était libre. Ces dates en disent plus que tous les arguments sur les couplets intercalés. Dans sa retraite, le duc de Saint-Aignan, le duc de Noailles et un grand nombre de personnages comblés des faveurs de Louis XIV continuèrent à correspondre avec Bussy, et s'honoraient d'être de ses amis. Mais ils ne purent jamais le faire rentrer au service, quoique la reine mère elle-même eût souvent intercédé pour lui lorsqu'il était en prison11.

Nous savons que, lors de l'accusation intentée à Bussy pour avoir composé des écrits offensants contre le roi et la reine mère, le vendredi 17 avril 1665 au matin, le chevalier du guet Testu se transporta chez Bussy, et, d'après les ordres qu'il avait reçus, s'empara de tous ses papiers,

et même le fouilla. Au nombre des manuscrits que Testu saisit était celui de l'Histoire amoureuse des Gaules, le même que Bussy avait prêté au roi. Après que le lieutenant de justice criminel eut pris connaissance de ce manuscrit et de tous les papiers de Bussy, qu'il l'eut interrogé juridiquement et qu'on eut fait un rapport au roi sur le résultat de cette enquête, le roi déclara que Bussy n'avait rien écrit contre sa personne ni contre celle de la reine, et permit à ceux qui s'intéressaient à lui de parler en sa faveur. Mais cependant le roi dit en même temps qu'il retiendrait encore Bussy en prison, pour le dérober à la fureur des ennemis qu'il s'était faits par son libelle, parce que, sans cette précaution, ils le feraient assassiner; ce que Bussy confirme lui-même, puisqu'il avoue que, sur les avis qui lui furent donnés, il ne sortait plus qu'avec deux pistolets dans sa voiture, et qu'il se faisait suivre de quatre hommes à cheval, également armés12. On sut bientôt que c'était sur la dénonciation du prince de Condé, et non par suite d'aucun ressentiment du roi, que Bussy avait été arrêté13. Par les lettres du duc de Saint-Aignan, nous apprenons que ce fut le même motif qui força Louis XIV à exiler Bussy dans ses terres et qui l'empêchait de lui permettre de revenir à Paris et d'employer ses talents pour la guerre.

Malgré la protection de la reine mère, de MADAME, de MADEMOISELLE; malgré les vives sollicitations du duc de Saint-Aignan, du duc de Noailles, du comte de Gramont et de beaucoup d'autres14, Bussy ne put être rappelé de son exil que dans l'âge où il n'était plus propre à faire le métier de courtisan et à recommencer celui de guerrier. Ces mêmes lettres du duc de Saint-Aignan nous disent que dans le cantique qui se trouvait dans le manuscrit remis au roi, d'après lequel Bussy avait fait ses lectures confidentielles, deux femmes d'un haut rang étaient diffamées, et que Turenne et Condé, qui prenaient à elles un vif intérêt, fortement courroucés contre l'auteur, s'opposaient toujours à ce qu'il reprît du service. Eux et leurs adhérents continuaient à attribuer à Bussy les nouveaux couplets et les épigrammes qui circulaient de temps à autre contre les généraux, le roi et sa cour. Le mécontentement de Bussy ne pouvait que donner crédit à cette accusation. L'édition de son libelle, réimprimé avec un titre plus clair, avec tous les noms et avec l'intercalation des Alleluia, en accrut encore le succès, et redonna à cette œuvre malheureuse le piquant de la nouveauté. Dans tous les temps, le public oiseux a aimé le scandale. Jamais la calomnie n'abandonne entièrement celui qui, par ses vices et ses travers, a prêté le flanc à ses coups: les blessures qu'elle lui fait sont incurables, et semblent être la juste punition de ses méfaits ignorés. Bussy remarque lui-même que les premières copies de l'Histoire amoureuse des Gaules, qui n'étaient pas falsifiées, furent mises de côté quand celles qui l'étaient parurent, parce que, dit-il, chacun court à la satire la plus forte, et trouve fade la véritable15. Chaque fois qu'on réimprimait ce livre16, comme on fit en 1671 et en 1677, il renouvelait les ressentiments qu'il avait excités lors de sa première apparition; et peut-être est-ce à cette cause que nous devons attribuer ces retours d'aigreur que madame de Sévigné manifeste quelquefois envers son cousin, après avoir déclaré qu'elle lui avait pardonné. Tandis que, dans son exil, Bussy était au milieu des ouvriers et des décorateurs de son château, madame de Sévigné, dans les fêtes et les cercles où elle conduisait sa fille, s'enivrait des jouissances de l'orgueil maternel, et augmentait le nombre de ses amis et de ses admirateurs.

Cette cour, ce monde, où brillaient madame de Sévigné et sa fille, acquéraient chaque jour plus d'éclat par l'influence du jeune roi qui présidait aux destinées de la France. Ce n'est pas que nous soyons encore à l'époque la plus remarquable de son règne, mais nous sommes arrivés à celle qui est la plus utile à étudier pour l'historien et pour l'homme d'État. C'est pendant les années 1665 et 1666 que Louis XIV a consolidé les bases de son gouvernement, préparé les combinaisons de sa politique, arrêté pour lui-même les règles de conduite qui ont fait sa grandeur17. Tant qu'il les a suivies, ses succès furent constants; il n'éprouva de revers que lorsque ses fortes facultés eurent ployé sous le poids des années, et quand, fasciné par ses victoires et par le long exercice du pouvoir, il eut perdu cette volonté ferme qui l'astreignait aux maximes que lui-même s'était prescrites. Jusque-là il a pu dire avec vérité: «L'État, c'est moi;» car il était la pensée vivifiante de la monarchie, celui dont la main puissante comprimait toutes les ambitions coupables, dont les regards encourageaient tous les talents, dont les paroles dispensaient la fortune, les honneurs et la gloire.

C'est en effet au temps dont nous traitons qu'on vit apparaître, comme par enchantement, plusieurs des grands écrivains qui devaient illustrer ce siècle. C'est dans les années 1665 à 1666 que la Fontaine, le conteur, fit paraître son premier volume18, la Rochefoucauld ses Maximes19, Boileau son Discours au roi et sept de ses satires20, Racine sa tragédie d'Alexandre21; que Molière mit le sceau à sa réputation par le Tartuffe et le Misanthrope22.

Il est une chose digne de remarque relativement aux brillants athlètes qui s'élançaient simultanément dans l'arène littéraire: c'était leur audace; c'était leur dessein avoué de censurer en tout la société de cette époque; c'étaient leurs vives agressions contre les célébrités qui y primaient, contre les ridicules les plus en crédit, contre les ouvrages les plus prônés, les illusions les plus douces, les réputations les mieux établies, les doctrines les plus respectées. Le livre des Maximes tendait à faire disparaître ces idées chevaleresques, cette croyance à la sympathie des âmes et à l'amour platonique qui jusqu'alors avait souvent paré d'un semblant de vertu les vices d'une société dont ce livre était une amère satire. Molière et Boileau osaient, par de piquantes personnalités, donner plus de sel et de saveur à leurs redoutables sarcasmes. Racine, dédiant au roi sa tragédie d'Alexandre, dans une préface qu'il supprima depuis, s'attaque à Corneille, et lance des traits malins contre les admirateurs de ce grand homme. La comédie des Plaideurs parut la même année que la grande ordonnance sur la procédure civile (1667); et les maîtres, les protecteurs de la jeunesse du poëte irritable ayant osé blâmer ceux qui travaillaient pour le théâtre, il reversa23 sur eux les traits acérés du ridicule, dont Pascal s'était servi pour les défendre. Lorsque ces pieux solitaires, par leurs nombreux prosélytes, avaient mis en crédit la réforme qu'ils projetaient dans la religion et dans les mœurs, les licencieux récits de l'auteur de Joconde paraissent avec privilége, et sont lus sans scrupule.

Madame de Sévigné avait, plus qu'aucune femme de son temps, l'instruction et le genre d'esprit nécessaires pour apprécier des génies de la trempe des Molière, des Boileau, des Racine et des la Fontaine; mais lorsque leurs premiers écrits parurent, elle était entièrement adonnée à l'éducation de ses enfants, et, sincèrement pieuse, elle faisait ses délices et son profit des traités de Nicole sur la morale. Quoiqu'elle ne se fût point interdit les fêtes, les spectacles et les plaisirs du monde, elle ne pouvait donner son approbation à des productions où Chapelain, Ménage, Saint-Pavin, Montreuil24 et tant d'autres de ses amis étaient personnellement offensés. L'odieux libelle de Bussy, où madame de Sévigné était outragée, avait fait explosion en même temps que les vers du satirique; et ce fut encore alors que, dans le Voyage de MM. Chapelle et de Bachaumont, qu'on venait de publier, la raillerie avait été poussée, à l'égard de «ce pauvre d'Assoucy25,» à un degré de cynisme que Voltaire seul, à sa honte, a depuis surpassé26.

Nous en avons assez dit pour faire comprendre pourquoi madame de Sévigné éprouvait de la répulsion pour les jeunes poëtes dont la réputation commençait à s'établir. Mais elle avait un sentiment trop vif des beautés littéraires pour ne pas goûter leurs vers: comme elle ne voulait pas les admettre dans son intimité, elle aimait à se rendre dans les assemblées où ils les lisaient. Ainsi nous la trouvons avec sa fille chez son amie madame Duplessis de Guénégaud, écoutant Boileau réciter plusieurs de ses satires et Racine trois actes et demi de sa tragédie d'Alexandre, le 3 février 1665. Ce jour-là même arrive aussi chez madame de Guénégaud, après un long exil, M. de Pomponne, cet ami intime de madame de Sévigné, celui auquel elle avait assidûment écrit pour le mettre au courant de toutes les vicissitudes de crainte et d'espérance que lui avaient fait éprouver les interrogatoires du procès de Fouquet. On conçoit la joie de cette assemblée à l'aspect inattendu d'un tel hôte. Mais laissons de Pomponne s'expliquer lui-même. Il écrit le lendemain à son père, Arnauld d'Andilly, auprès duquel il s'était rendu et qu'il venait de quitter; il lui annonce son arrivée à Paris; il dit qu'il a d'abord été voir madame Ladvocat, sa belle-mère; ensuite M. de Bertillac, trésorier général de la reine, qui avait beaucoup contribué à son retour; qu'il avait reçu la visite de Hacqueville; et ensuite il continue ainsi27:

«Monsieur de Ladvocat me descendit à l'hôtel de Nevers (l'hôtel Guénégaud)28, où le grand monde que j'appris qui était en haut ne m'empêcha point de paraître en habit gris. J'y trouvai seulement madame et mademoiselle de Sévigné, madame de Feuquières et madame de la Fayette, M. de la Rochefoucauld, MM. de Sens, de Saintes, de Léon, MM. d'Avaux, de Barillon, de Châtillon, de Caumartin et quelques autres; et sur le tout Boileau, que vous connaissez, qui y était venu réciter de ses satires, qui me parurent admirables; et Racine, qui y récita aussi trois actes et demi d'une comédie de Porus, si célèbre contre Alexandre, qui est assurément d'une fort grande beauté. De vous dire quelle fut ma réception par tout ce monde, il me serait difficile; car elle fut agréable et pleine d'amitié et de plaisir de mon retour. Il parut d'un si bon augure de me revoir après trois ans de malheur, dans un moment si agréable, que M. de la Rochefoucauld ne m'en augura pas moins que d'être chancelier.»

Remarquons que, parmi toutes les notabilités qui se trouvaient dans cette assemblée, de Pomponne nomme d'abord madame de Sévigné et sa fille, et qu'il ne sépare pas madame de la Fayette du duc de la Rochefoucauld. La longue intimité de ces deux personnes, que la mort seule put dissoudre, avait commencé depuis longtemps, et le nom de l'une rappelait aussitôt celui de l'autre. Tous deux, ainsi que madame de Feuquières, sont nommés avant les évêques. La marquise de Feuquières, mariée seulement depuis deux ans, était sœur d'Antoine, duc de Gramont, et son mari était cousin d'Andilly et parent de M. de Pomponne29. M. de Sens30 était Henri de Gondrin, oncle du marquis de Montespan. Gondrin fut nommé évêque en 1646, et mourut en 167431. Il s'acquit une malheureuse célébrité par ses rigueurs contre les jésuites et les capucins. M. de Saintes était Louis de Bassompierre, fils naturel du maréchal de Bassompierre et de la marquise d'Entragues; il eut son évêché en 1648, et madame de Sévigné en parle comme d'un des plus aimables hommes de son temps. Le comte d'Avaux, qui avait travaillé avec Servien au traité de Munster, était déjà devenu un personnage important. De Châtillon, Barillon et Caumartin étaient tous les trois de la société intime de madame de Sévigné. C'est le chevalier de Châtillon qui lui demanda plaisamment huit jours pour faire un impromptu. Il devint par la suite capitaine des gardes de MONSIEUR32. Quant à Barillon et à Caumartin, tous deux dans la robe, nous aurons occasion d'en parler plus d'une fois. Le premier fut ambassadeur en Angleterre; le second, qui n'était encore que maître des requêtes, parvint à être conseiller d'État et intendant de Champagne.

Les personnes les plus notables de cette assemblée avaient passé leur jeunesse à l'hôtel de Rambouillet33. Madame de Rambouillet venait de mourir; mais la réputation de ceux qu'elle avait admis à ses réunions lui survivait. C'était encore à eux que les jeunes poëtes de la nouvelle école aimaient à soumettre leurs productions avant de les produire au grand jour. Madame Duplessis-Guénégaud, sœur du maréchal de Praslin et de la maréchale d'Étampes34, réunissait, avec les beaux esprits du temps, ceux qui avaient fait partie de cette société célèbre, pendant l'hiver, dans son hôtel à Paris; durant l'été, dans son beau château de Fresnes. On jouissait chez elle de cette franchise, de cette sûreté de commerce, de cet abandon auxquels étaient accoutumés les amis de madame de Rambouillet et qu'on ne retrouvait pas à la cour toute splendide, toute galante de Louis XIV, où les soucis de l'ambition et les exigences de l'étiquette mettaient obstacle aux jouissances sociales.

Celles dont madame Duplessis-Guénégaud avait contracté l'habitude étaient, à cette époque, troublées par la captivité de son mari, qui se trouvait enveloppé dans la persécution dirigée contre les collaborateurs de Fouquet. Ce fut un motif pour les amis de madame de Guénégaud de se montrer plus assidus auprès d'elle; et il était juste que cette femme d'un si rare mérite trouvât de nombreux amis dans sa disgrâce, puisque elle-même, dans le temps de sa haute fortune, s'était montrée fidèle et courageuse en amitié. A cet égard il est d'autant plus opportun de citer ici un passage des Mémoires d'Arnauld d'Andilly que nous savons par lui-même qu'il fut écrit à l'époque dont nous traitons. Il raconte comment, sous Mazarin, il fut une première fois, pour l'affaire du jansénisme, exilé à Pomponne35.

«A peine étais-je arrivé à Pomponne que madame Duplessis vint m'y prendre, et me mena dans sa maison de Fresnes, qui en est proche, sans que monsieur son mari ni elle aient jamais voulu m'en laisser partir tant que cet exil dura… Notre amitié d'elle et de moi commença lors des guerres de Paris, où, nous trouvant ensemble à Port-Royal aux sermons de M. Singlin, nous parlions aussi hautement pour le service du roi qu'on pourrait le faire aujourd'hui… J'ai trouvé en madame du Plessis tout ce que l'on peut souhaiter pour rendre une amitié parfaite. Son esprit, son cœur, sa vertu semblent disputer à qui doit avoir l'avantage. Son esprit est capable de tout, sans que son application aux plus grandes choses l'empêche d'en avoir en même temps pour les moindres. Son cœur lui aurait, dans un autre sexe, fait faire des actions de courage tout héroïques; et sa vertu est si élevée au-dessus de la bonne et de la mauvaise fortune que ce ne serait pas la connaître que de la croire capable de se laisser éblouir par l'une et abattre par l'autre; enfin, pour le dire en un mot, c'est l'une de ces grandes âmes dont j'ai parlé dans un autre endroit de ces Mémoires36

L'amitié qui existait entre Arnauld d'Andilly et madame de Guénégaud était entretenue par la proximité de leurs habitations et rendue plus chère et plus précieuse à tous deux par les revers et les retours de fortune que tous deux éprouvèrent en même temps. La terre de Pomponne, terre noble de toute antiquité et depuis longtemps érigée en marquisat37, située sur les bords de la Marne, près de Lagny, n'était qu'à une lieue et demie du château de Fresnes. Arnauld d'Andilly, au mois d'août 1664, par suite des persécutions suscitées contre les religieuses de Port-Royal, avait été exilé à cette terre de Pomponne. Mais on eut honte des rigueurs exercées envers un vieillard qui avait rendu tant de services à l'État. Comme on l'avait privé de trois de ses filles, qui furent expulsées de Port-Royal et transportées dans un autre couvent, on permit à son fils, que son attachement à Fouquet avait fait reléguer à Verdun en mars 166238, de revenir et d'aller rejoindre son père à sa terre de Pomponne39. La lettre de cachet qui lui accordait encore la faculté de rentrer dans Paris est datée du 2 février 166540: l'on peut, d'après cette date, juger de l'empressement qu'il mit à se rendre chez madame de Guénégaud, puisqu'il se trouvait chez elle le lendemain au soir, assez à temps pour entendre les lectures qu'y firent Boileau et Racine. M. de Guénégaud recouvra peu de temps après sa liberté, et la joie se répandit de nouveau à l'hôtel de Nevers et au château de Fresnes: joie de temps en temps un peu troublée par les exigences de la chambre de justice, auxquelles M. de Guénégaud espérait se soustraire. La somme considérable à laquelle il fut taxé ne l'empêcha pas de donner deux cent mille livres (400,000 livres, monnaie actuelle) en dot à sa fille, lorsqu'il la maria au duc de Caderousse.

Ce duc (car, quoique de Pomponne ne lui donne que le titre de marquis, en sa qualité d'Avignonais il était, depuis quelque temps, duc de la façon du pape Alexandre VII41); ce duc, dis-je, avant d'épouser mademoiselle de Guénégaud, avait recherché en mariage mademoiselle de Sévigné. Nous ignorons les causes qui ont empêché la conclusion de cet hymen, mais nous verrons par la suite que madame de Sévigné dut se féliciter d'avoir échappé au malheur d'une telle union42. Celle qui devait être la victime de cet homme immoral fut, par une bizarrerie du sort, mariée en même temps que lui. La jeune de Montmort, alors amie de mademoiselle de Sévigné, épousa le fils de ce M. de Bertillac qui s'était montré si dévoué aux intérêts de M. de Pomponne43.

Madame de Guénégaud avait plusieurs motifs pour rappeler autour d'elle les plaisirs trop longtemps bannis de son séjour par le malheur qui avait frappé son mari. Enfin ce mari lui était rendu; et son gendre, âgé de vingt ans, beau, aimable, dont rien n'indiquait les inclinations vicieuses, devait, d'après les conventions de son contrat, être pendant deux ans, avec sa femme, l'hôte et le commensal de son beau-père et de sa belle-mère. Aussi, cette année, les divertissements furent fréquents à Fresnes, et la société y fut très-animée. Ce château de Fresnes, situé un peu au delà de Claye, près du confluent que forme la Beuvronne en se jetant dans la Marne, avait été, d'après les ordres de M. de Guénégaud, presque entièrement reconstruit par François Mansard. Les environs de Paris, si riches en magnifiques demeures, n'en offraient aucune qui surpassât Fresnes par la beauté des points de vue, la facilité qu'il présentait aux promeneurs de jouir sans fatigue de tous les agréments d'une belle nature, enfin par la commodité et la splendeur des appartements. Fresnes, par la grandeur et la magnificence du parc et des jardins, rappelait Vaux, cette splendide création de Fouquet. Par l'amabilité, l'esprit cultivé de madame de Guénégaud, on pouvait à Fresnes se croire encore à l'hôtel de Rambouillet, mais avec cette gaieté, ce sans-gêne que permettent les résidences à la campagne et que n'admettent point les salons de la ville. Madame de Sévigné, quand elle n'allait point à Livry, cédait volontiers aux invitations de madame de Guénégaud, et passait avec sa fille une partie de l'été à Fresnes. Les hôtes habitués de ce charmant séjour avaient gardé la coutume de l'hôtel de Rambouillet, de se désigner mutuellement par des noms empruntés aux romans ou à la mythologie, ou par des sobriquets baroques. Madame de Guénégaud était connue sous le nom d'Amalthée44, sans doute à cause de l'abondance qu'elle faisait régner autour d'elle; M. de Pomponne portait le nom de Clidamant et M. Duplessis-Guénégaud celui d'Alcandre45; Timanes est certainement M. de la Rochefoucauld; et quant aux autres personnages, Aniandre, Méliande, Cléodon, il est difficile de déterminer avec certitude ceux que ces noms servaient à désigner. Cet usage est cause que plusieurs des allusions qu'on trouve dans les lettres qui nous restent de M. de Pomponne sont aujourd'hui inexplicables. Il fait mention, dans une de ces lettres, des espiègleries que mademoiselle de Sévigné46 s'était permises envers quelques-uns des Quiquoix: c'était le nom jovial par lequel on désignait ceux qui fréquentaient habituellement le château de Fresnes et l'hôtel de Nevers. Enfin, tous les Quiquoix, lorsqu'ils étaient à Fresnes, femmes et hommes, se considéraient comme les nymphes et les tritons de la Beuvronne47.

Ces Quiquoix étaient des hôtes fort gais, très-aimables et très-spirituels, si nous en jugeons par les pièces de vers qu'adressèrent quatre d'entre eux à madame de Guénégaud, chez laquelle, pendant le carnaval, ils avaient, déguisés en muets du Grand Seigneur et masqués, dansé un ballet, sans avoir été reconnus. Ils supposent qu'ils en étaient morts de douleur et qu'ils lui écrivent des enfers:

Du noir cabinet de Pluton,

Et d'un des fuseaux de Clothon,

Nous vous écrivons cette lettre,

Qu'un Songe vient de nous promettre

De vous porter dès cette nuit

Sans vous faire ni peur ni bruit.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sous mille formes différentes,

Nos ombres, vos humbles servantes,

D'un vol prompt quittant les enfers,

Vont droit à l'hôtel de Nevers;

Les beautés des champs Élysées

Pour ce beau lieu sont méprisées:

Mânes, fantômes et lutins,

Esprits plus follets que malins,

Un caprice nous y transporte

Par la fenêtre et par la porte.

Là, comme de notre vivant,

Tantôt, derrière un paravent,

Nous prenons grand plaisir d'entendre

Un entretien galant et tendre;

Tantôt, du coin du cabinet,

Nous observons ce qui se fait;

Tantôt, sous le tapis de table,

Nous jugeons d'un conte agréable;

Tantôt, sous les rideaux du lit,

Nous rions lorsque quelqu'un rit.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quoique nos ombres amoureuses

Aiment les heures ténébreuses,

Et qu'elles vous fassent leur cour

La nuit plus souvent que le jour,

Pour n'être pas toutes contentes,

Elles ne sont pas déplaisantes.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le mal, à ne rien celer,

Est que nous ne saurions parler.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quiconque en l'empire nocturne

Descend muet et taciturne

N'y devient pas fort éloquent,

Ou ce miracle est peu fréquent;

La mort prend tout, et la friponne

Ne rend la parole à personne:

Ainsi notre unique recours

Est de vous écrire toujours.

Lisez donc, charmante Amalthée,

Une lettre qui fut dictée

Du pays d'où nul ne revint,

L'an mil six cent soixante-cinq48.


Peut-être ces vers étaient-ils de M. de Pomponne: il en avait fait beaucoup dans sa jeunesse. Deux des madrigaux de la fameuse Guirlande de Julie d'Angennes sont signés DE BRIOTE, qui était son premier nom, et on a imprimé de lui une ode qui prouve un vrai talent pour la poésie49.

Mais il était occupé, au temps dont nous traitons, d'affaires plus sérieuses. La cessation des rigueurs du pouvoir fut pour de Pomponne le commencement d'une haute faveur. Le maréchal de Gramont et de Lionne, tous deux ses amis, parvinrent à le faire rentrer dans les emplois publics. Louis XIV le nomma ambassadeur extraordinaire en Suède à la fin de cette même année 166550. Le jeune roi était attentif à s'entourer de tous les hommes capables, et il ne se laissait dominer par aucune prévention quand il s'agissait de l'intérêt de l'État. Non-seulement il avait permis au cardinal de Retz de rentrer, mais il traitait avec égard cet ancien chef de la Fronde, parce qu'il prévoyait en avoir besoin51. Le même motif l'avait déterminé à faire d'un exilé un ambassadeur. L'emploi de toutes ses heures était réglé d'une manière invariable52. Il ne s'en fiait point à ses généraux et à ses ministres pour les détails qui concernaient la guerre; il les faisait surveiller par des hommes habiles et sûrs, et entretenait pour cet effet une vaste correspondance. Il passait lui-même en revue l'armée avec une scrupuleuse attention53. Par sa vigilance toujours active, son autorité était partout présente; elle agissait sur tous comme une divinité à la fois bienfaisante et redoutable. Il ne se contentait pas d'augmenter ses forces de terre et de mer; par ses négociateurs, il travaillait à faire concourir toutes les puissances aux desseins de sa politique. Il opposait secrètement le Portugal à l'Espagne, et ouvertement la Hollande à l'Angleterre. La marine, qu'il avait créée et organisée, réprimait la piraterie; il imposait ainsi aux nations qui jusque-là avaient eu la prétention de dominer sur les mers54.

La mort d'Anne d'Autriche, arrivée au commencement de l'année 1666, et ensuite celle du prince de Conti attristèrent la cour, et firent suspendre les fêtes. LOUIS XIV avait passé l'hiver à Saint-Germain en Laye, et résida la plus grande partie de l'été à Fontainebleau, fortement occupé de ses préparatifs de guerre, de ses négociations et de l'administration de son royaume. Madame de Sévigné ne faisait donc aucun sacrifice à madame de Guénégaud en consentant à aller passer à Fresnes la belle saison. Elle n'y put jouir de la société de M. de Pomponne, qui s'était rendu à Stockholm. Au sein des grandeurs et des affaires, sous le climat glacé de la Baltique, l'ambassadeur regrettait vivement le ciel de la patrie, son vieux père, les délices de son domaine, tous ses amis, les femmes aimables qui composaient la société de Fresnes et surtout madame de Sévigné et madame de la Fayette. Pour tromper un peu son ennui, il entretenait avec M. et madame de Guénégaud une correspondance sur ce ton badin qui, passé en habitude dans cette société de vrais amis, était comme l'indice de l'intimité de leur liaison. Une de ses lettres, qui est une réponse à celle qu'il avait reçue de M. de Guénégaud, est datée de Stockholm le 17 avril 1666, et se termine ainsi: «De toutes les langues, je ne parle qu'un latin de négociations et d'affaires, qui n'est pas tout à fait aussi poli que celui de la cour d'Auguste. Je ne vois, pour tous livres, que des traités de guerre, de commerce et de pacification; et les intérêts du Nord, de l'Angleterre et de la Hollande sont les plus galantes choses dont je m'entretienne. Peut-être serai-je assez heureux pour reprendre bientôt le langage d'Amalthée; et c'est en celui de l'amitié, que l'on y parle mieux qu'en lieu du monde, ou plutôt que l'on ne parle que là, que je vous assure que nul triton n'est si inviolablement acquis que moi à toutes les nymphes et tous les tritons de la Brévone.» Puis il signe CLIDAMANT55.

Toute la société de Fresnes se réunit pour répondre à cet aimable ambassadeur. Nous n'avons plus la portion de la lettre écrite par M. et madame de Guénégaud et par M. de la Rochefoucauld; mais il nous reste celle qui fut tracée par madame de la Fayette et madame de Sévigné; et si nous négligions de la citer, on ne pourrait bien apprécier ni l'amitié qui unissait toute la société de Fresnes ni les succès qu'obtenait déjà dans le monde mademoiselle de Sévigné56.

DE MADAME DE LA FAYETTE A M. DE POMPONNE

«A Fresnes, ce 1er mai 1666.

«Je suis si honteuse de ne vous avoir point écrit depuis que vous êtes parti que je crois que je n'aurais jamais osé m'y hasarder sans une occasion comme celle-ci. A l'abri des noms qui sont de l'autre côté de cette lettre (le nom de M. de Guénégaud et celui de M. de la Rochefoucauld), j'espère que vous vous apercevrez du mien. Aussi bien il y en a un qui le suit assez souvent. Mais apparemment, puisqu'il est question de mademoiselle de Sévigné, vous jugez bien que l'on ne parlera plus de moi, au moins sur ce propos; car ne plus parler de moi, ce n'est pas chose possible à Fresnes et à l'hôtel de Nevers. J'y suis le souffre-douleur; on s'y moque de moi incessamment. Si la douceur de madame de Coulanges et de madame de Sévigné ne me consolait un peu, je crois que je m'enfuirais dans le Nord.»

DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU MÊME

«Pour moi, je suis comme madame de la Fayette: si j'avais encore été longtemps sans vous écrire, je crois que je vous aurais souhaité mort, pour être défaite de vous; chi offende non perdona, comme vous savez. Cependant c'eût été grand dommage, car j'apprends que Votre Excellence fait autant de merveilles qu'elle se fait aimer quand elle est à Fresnes. Je suis donc fort aise de vous écrire, afin de ne vous plus souhaiter tant de mal. Nous sommes tous ici dans une compagnie choisie; si vous y étiez, il n'y aurait rien à désirer. J'ai causé ce matin deux heures avec monsieur votre père: si vous saviez comme nous nous aimons, vous en seriez jaloux. Adieu, monsieur l'ambassadeur; si l'évêque de Munster voit cette lettre, je serai bien aise qu'il sache que je vous aime de tout mon cœur.»

Christophe-Bernard Van Galen, prince-évêque de Munster, soudoyé par l'Angleterre, avait attaqué les Hollandais. Louis XIV envoya à leur secours six mille hommes57, qui firent les troupes de l'évêque prisonnières dans Oudenbosch. Van Galen cherchait alors à négocier avec la France; mais son caractère violent donnait lieu de craindre qu'il n'arrêtât les courriers qui passaient pour se rendre en France; et c'est à cette circonstance que madame de Sévigné fait allusion dans sa lettre.

Madame de Coulanges, qui se trouvait alors à Fresnes, avait épousé en 1659 le joyeux cousin de madame de Sévigné58. Le nom de madame de Coulanges était Marie-Angélique Dugué de Bagnols; elle s'était fait remarquer de bonne heure par son esprit vif, brillant, mais caustique; et ce fut peut-être ce défaut qui l'empêcha d'acquérir l'influence et le crédit que paraissaient lui promettre sa parenté et ses succès dans le monde. Nièce du chancelier le Tellier, cousine germaine du ministre Louvois, accueillie, recherchée avec empressement dans tous les cercles d'élite, invitée dans toutes les fêtes de la cour et de tous les voyages, elle ne put jamais obtenir une intendance pour son mari. L'incapacité de celui-ci pour les affaires en fut la cause. Il avait été nommé conseiller au parlement de Metz en 1657; et son inaptitude à remplir ses fonctions est restée célèbre, parce qu'elle a introduit dans la langue une phrase proverbiale souvent employée. Deux paysans, dont l'un se nommait Grappin, se disputaient une mare d'eau: Coulanges, ayant à faire le résumé de cette affaire, avant de lire les conclusions de l'arrêt, s'embrouilla tellement dans les détails qu'il ne put s'en tirer; il resta court et quitta subitement son tribunal en disant: «Pardon, messieurs, je me noie dans la mare à Grappin. Je suis votre serviteur.» Madame de Coulanges, à l'époque où elle se trouvait à Fresnes, en 1666, avait environ vingt-sept ans. Elle fut plus coquette que madame de Sévigné, et eut une vertu moins ferme et plus contestée. Ceux qui s'empressaient alors autour d'elle étaient le galant abbé Testu, Brancas le distrait, le séduisant la Fare, mais plus particulièrement et plus assidûment le marquis de la Trousse, son parent et parent aussi de madame de Sévigné.

La réponse que fit M. de Pomponne à la lettre collective démontre que mademoiselle de Sévigné avait déjà passé l'âge de la timidité virginale et qu'elle commençait à prendre part à tout ce qui se passait dans la société.

«J'ai bien envie, dit de Pomponne, de murmurer contre l'ambassade; j'ai manqué le salement de mademoiselle de Sévigné. De tout ce que j'ai vu et entendu au pays de Brévone59, rien ne m'a paru si digne de curiosité. Mais n'êtes-vous pas cruels, tous tant que vous êtes, de ne point m'expliquer de tels mots? Quelle honte qu'il ne se trouve personne parmi vous qui ait cette charité pour un pauvre Quiquoix dépaysé! Et cette madame de la Fayette, à qui l'on me renvoie, n'aurait-elle pas mieux fait de me le dire que de m'apprendre que l'on se moque d'elle depuis le matin jusqu'au soir, comme si ce m'était une chose fort nouvelle? Elle a été moquée et le sera; je l'ai été avant elle et le serai; enfin, c'est un honneur que nous partagerons longtemps ensemble. Pour madame de Sévigné, je comprends qu'elle avait assez d'affaires à voir saler sa pauvre fille pour ne lui pas reprocher de m'en avoir caché le mystère et pour n'avoir qu'à la remercier très-humblement des marques de son amitié, qu'elle a bien voulu hasarder à la discrétion de M. de Munster60

Heureux temps, où le sérieux des plus grandes affaires n'excluait pas la gaieté et les plus grotesques fantaisies; où l'urbanité, la décence et la grâce dominaient jusque dans l'abandon des plus folâtres jeux et du commerce le plus familier!

1

BUSSY Lettres, t. III, p. 65; t. V, p. 41.—MILLIN, Voyage dans les départements du midi de la France, t. I, p. 208-219, chap. XIV, pl. XII de l'atlas.—CORRARD DE BREBAN, Souvenirs d'un voyage aux ruines d'Alise et au château de Bussy-Rabutin; Troyes, 1833, in-8o, p. 16-29.

2

Mémoires sur madame de Sévigné, 2e partie, p. 138-142, 150, 350 et 351.

3

Conférez p. 351, ligne 16, et la note p. 510 de la 1re édition.

4

Histoire amoureuse de France, par BUSSY-RABUTIN, avec ses Maximes d'amour, 1666, petit in-12 de 237 pages, sans les Maximes, qui commencent le volume et ne sont pas paginées.

5

Ménagiana, t. III, p. 355.

6

BUSSY-RABUTIN, Mémoires; Amsterdam, 1721, in-12, t. II, p. 373 et 377.

7

Histoire amoureuse de France, par BUSSY-RABUTIN, avec ses Maximes d'amour, MDCLXVI, petit in-12 (sans nom de lieu ni d'imprimeur). Le récit de la débauche pendant la semaine sainte est à la page 190; le Cantique, p. 195 et 197; l'Histoire de madame de Sévigné, à la page 200. Autre édition, sans nom d'auteur, intitulée Histoire amoureuse des Gaules, édition nouvelle; à Liége, 1666 (avec la sphère), 260 pages. L'Histoire de madame de Chanville (Sévigné) est à la page 216. Autre édition, et sans nom d'auteur, intitulée Histoire amoureuse de France; Amsterdam, chez Isaac Van-Dyck, 1 vol. in-12, MDCLXXVII. Le Cantique est aux pages 198 à 200; l'Histoire de madame de Sévigné, à la page 202. Il y a de plus, dans cette édition, la Lettre au duc de Saint-Aignan, en date du 12 novembre 1665, qui est dans le Discours de Bussy à ses enfants, page 382.

8

Sur cette entrevue du roi, conférez BUSSY, Mémoires, Amsterdam, 1721, t. II, p. 283, et Discours du comte DE BUSSY-RABUTIN à ses enfants; Paris, chez Anisson, directeur de l'Imprimerie royale, 1694, p. 365-367.

9

Conférez les Œuvres diverses du sieur D***; Amsterdam, 1714, t. II, p. 229.

10

BUSSY, Mémoires; Amsterdam, 1721, t. II, p. 301. Discours du comte DE BUSSY-RABUTIN à ses enfants, 1694, in-12, p. 404.

11

BUSSY, Mémoires, t. II, p. 337.

12

BUSSY, Discours à ses enfants, p. 375.—BARRIÈRE, la Cour et la Ville, p. 46.—Ménagiana, t. IV. p. 216.—MENAGII Poemata, octava editio; Amstelodami, Ep. p. 147, epigram. CXXXVIII.

13

Lettres, GUI-PATIN (18 août 1665), t. III, p. 153; lettre 354.—Ibid., BUSSY, Mémoires; Amsterdam, 1721, t. II, p. 300.

14

BUSSY, Lettres, t. III et V, passim.

15

BUSSY, De l'usage des adversités, t. III, p. 269; des Mémoires.—BAYLE, Dictionnaire, p. 2957.

16

Histoire amoureuse de France; Amsterdam, Van-Dyck, 1671,—Ibid., 1677.—Une 3e édition, Bruxelles, chez Pierre Dobeleer, 1708, petit in-12; une 4e édition, par M***, chez Adrian Moetjens, 1710, in-12. Cette dernière est celle que j'ai citée et que je croyais la première avec ce titre. La Lettre de Bussy au duc de Saint-Aignan est à la fin, après le Cantique.—J'ai tenu l'édition de 1666, avec le nom de Bussy; mais je ne connais que par la mention qu'en fait Barbier (t. II, p. 60, Dictionnaire des Anonymes) l'édition de Van-Dyck, 1677, et l'édition de Bruxelles, 1708.—Je possède l'Histoire amoureuse des Gaules, édition nouvelle; Liége, 1666, avec la sphère, sans nom d'auteur; et les deux éditions de Liége, sans date ni nom d'auteur ni d'imprimeur; une, avec une croix de Saint-André (Elzevier): ces deux éditions ont précédé toutes les autres.

17

LOUIS XIV, Instructions pour le Dauphin, dans ses Œuvres, t. III, p. 189.

18

Contes et nouvelles en vers de M. DE LA FONTAINE; Paris, 1665, in-12, chez Claude Barbin.

19

Réflexions ou Sentences et Maximes morales; Paris, 1665, in-12, chez Claude Barbin.

20

Satires du sieur D***; Paris, 1666, in-12, chez Claude Barbin.

21

Alexandre le Grand, tragédie; Paris, 1666, in-12, chez Pierre Trabouillet.

22

MADEMOISELLE, Mémoires, t. XLIII, p. 127, de la collection de Petitot.—Les frères PARFAICT, Histoire du théâtre françois.

23

Conférez les Œuvres de RACINE et les frères PARFAICT, Histoire du théâtre françois, t. X, p. 226.

24

Las «de grossir impunément les feuillets d'un recueil,» Montreuil venait de publier ses Œuvres; Paris, 1666, in-12, chez Billaine. Conférez p. 5, 107 et 472 de cette édition, pour les lettres et les vers relatifs à madame de Sévigné.

25

Voyez la Lettre de D'ASSOUCY à Chapelle, datée de Rome le 25 juillet 1665.—Dans les Aventures de M. D'ASSOUCY; Paris, 1677, in-12, chez Claude Audinet, t. II, p. 254 et 260-264; et le chapitre X, p. 283, intitulé Ample Réponse de D'ASSOUCY au Voyage de M. Chapelle.

26

Voyages de Messieurs BACHAUMONT et CHAPELLE, dans le Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes, 1663 ou 1667, p. 64-75; Voyage de Messieurs LE COIGNEU DE BACHAUMONT et CL. EMMAN, LUILLIER CHAPELLE; 1732, la Haye, in-12, p. 81 à 82. C'est la meilleure édition de toutes celles qu'on a publiées avant et après.

27

Lettres de M. DE POMPONNE, à la suite des Mémoires de COULANGES, 1820, in-8o, p. 383.

28

Voyez notre Seconde partie des Mém. de madame DE SÉVIGNÉ, p. 497; les Mémoires de COULANGES, p. 383, note 2 de M. MONMERQUÉ.

29

Mémoires de COULANGES, p. 383.

30

Gallia christiana, t. XII, p. 103 à 104.

31

Gallia christiana, t. II, p. 1085, 1086.—MOTTEVILLE, Mém., t. XXXIX, p. 302.—SÉVIGNÉ, Lettres en date du 1er juillet 1679, t. V, p. 8, édit. de G. de S.-G.; ou t. IV, p. 361 de l'édit. de Monmerqué.

32

En 1674. Voyez SÉVIGNÉ, Lettres en date du 23 décembre 1671 et du 5 janvier 1674, t. II, p. 322, et t. III, p. 295 de l'édit. de G. de S.-G.; ou p. 199 de l'édit de M.—Conférez aussi LOUIS XIV, Œuvres, t. V, p. 362.

33

ARNAULD D'ANDILLY, Mém., t. XXXIV.

34

MOTTEVILLE, Mémoires, t. XXXIX, p. 298 et 393.—Voyez ci-dessus, 2e partie, p. 271, chap. XIX.

35

Il faudrait écrire Pompone et non Pomponne (voyez LE BOEF, Hist. du Diocèse de Paris, t. VI, p. 66 et suiv.); mais l'usage de la double n a prévalu.

36

ARNAULD D'ANDILLY, Mémoires, t. XXXIV, p. 92.

37

LE BEUF, Hist. du Diocèse de Paris, t. VI, p. 66 à 77.

38

MONMERQUÉ, Biographie universelle, art. POMPONNE, t. XXXV, p. 321.

39

Lettre de POMPONNE, du 22 mai 1666.—Mémoires de COULANGES, p. 406. Cette lettre prouve que la terre de Pomponne alors appartenait au fils, probablement par cession du père; car le fils porta d'abord le nom de Briote, qui était celui d'une terre de sa mère.

40

MONMERQUÉ, Mém. de COULANGES, p. 384, note 3; et la Lettre de POMPONNE, en date du 4 février 1665, p. 382; et du 12 mars 1666, p. 397.

41

Une des trois parties de la seigneurie de Caderousse fut érigée en duché par bulle du pape du 18 septembre 1663. Voyez le Dictionnaire de la France, par D'EXPILLY, in-folio, t. II, p. 4, article CADEROUSSE.

42

SÉVIGNÉ, Lettres en date du 1er août 1667, t. I, p. 117; du 9 août 1671, t. II, p. 149; t. III, p. 73, et t. VI, p. 123 et 153, éd. de Monmerqué.

43

Voyez ci-dessus, p. 14; et SÉVIGNÉ, Lettres du 7 août 1675 et du 24 janvier 1680, t. III, p. 367, édit. M.; t. VI, p. 321 de l'édit. de G. de S.-G,; ou t. VI, p. 124 et 153 de l'édit de Monmerqué.—Mémoires de COULANGES, p. 383 et 395. Ce mariage eut lieu le 17 décembre 1665.

44

Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes; Cologne, Pierre Marteau, t. II, p. 79.

45

Lettres de M. DUPLESSIS-GUÉNÉGAUD et Lettres de POMPONNE, dans les Mémoires de COULANGES, p. 396-398, 402-404.

46

POMPONNE, Lettre en date du 5 juin 1667.—Mém. de COULANGES, p. 405.

47

POMPONNE, Lettre en date du 17 avril 1666, p. 402. Pomponne écrit toujours Brévone, et peut-être est-ce le véritable nom de cette petite rivière, nommée Beuvronne sur nos cartes modernes.

48

Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes; Cologne, chez Pierre Marteau, 1667, in-18, 2e partie, p. 80-83.

49

Recueil de poésies diverses, par M. DE LA FONTAINE, 1671, in-12, t. II, p. 113 et 114.—Guirlande de Julie, à la suite des Mémoires de M. le duc DE MONTAUSIER, p. 193 et 199.

50

L'abbé ARNAULD, Mém., t. XXXIV, p. 18.—MONMERQUÉ, Biographie universelle, t. XXXIV, p. 318.

51

LOUIS XIV, Lettres, t. V, p. 395.

52

SAINT-SIMON, Mémoires authentiques, t. XII, p. 369.

53

LOUIS XIV, Instructions au Dauphin, t. II, p. 78-82, 141, 180, 205, 230, 250 des Œuvres.

54

LOUIS XIV, Instructions au Dauphin, Œuvres, t. I, p. 141.

55

Lettre de M. DE POMPONNE à M. Duplessis-Guénégaud, datée de Stockholm le 17 avril 1666, dans les Mémoires de COULANGES, p. 398-402.

56

Mémoires de COULANGES, p. 402.

57

LOUIS XIV, Instructions au Dauphin, dans ses Œuvres, t. II, p. 39.

58

Cf. 1re partie de ces Mémoires, p. 8; et les Mémoires de COULANGES, p. 53.

59

A Fresnes. Voyez ci-dessus, p. 22, la note 2.

60

Lettre de M. DE POMPONNE, en date du 5 juin 1666. Dans les Mémoires de COULANGES, p. 405, 406.

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 3

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