Читать книгу Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 3 - Charles Walckenaer, Charles Athanase Walckenaer - Страница 2

CHAPITRE II.
1666-1667

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Mademoiselle de Sévigné est chantée par les poëtes.—Ménage compose des vers pour elle.—La Fontaine lui dédie une de ses plus jolies fables.—Saint-Pavin lui écrit une lettre.—Il lui adresse des stances au sujet de son goût pour le reversis.—La froideur de mademoiselle de Sévigné empêchait les passions de naître.—Sa mère cherche à la marier.—Correspondance de Bussy et de madame de Sévigné à ce sujet.—Le duc de Caderousse et Desmoutiers, comte de Mérinville, se présentent pour l'épouser.—Ils sont éloignés, et pourquoi.—Madame de Sévigné va passer l'hiver aux Rochers.—Lettre en vers que lui écrit Saint-Pavin pour l'engager à revenir à Paris.—La cour réside, cet hiver, à Saint-Germain en Laye.—On y danse le ballet des Muses.—Molière compose, pour ce ballet, Mélicerte et l'Amour sicilien.—Madame de Sévigné profite de son séjour aux Rochers pour augmenter et embellir sa terre.—Elle revient au printemps à Paris.—Le roi était parti pour l'armée.—Commencement de la guerre avec l'Espagne.—Prétextes allégués.—Administration intérieure bien réglée.—Réformes de la justice.—Lettres et beaux-arts encouragés.—Victoires de Louis XIV.—Changement dans sa conduite à l'égard de ses maîtresses après la mort de la reine mère.—La Vallière est faite duchesse.—Intrigues du roi avec la princesse de Monaco.—Espiègleries de Lauzun.—Madame de Montespan prend la première place dans le cœur du roi.

Trois ans s'étaient écoulés depuis que mademoiselle de Sévigné avait paru pour la première fois dans les ballets du roi. Depuis cette époque, ses attraits plus développés avaient acquis plus d'éclat. Son esprit et ses grâces, perfectionnés par l'éducation, en avaient fait une femme accomplie. L'admiration que partout elle faisait naître entretenait dans le cœur de madame de Sévigné un orgueilleux sentiment de tendresse et d'amour qui absorbait toutes ses pensées. Dans son entière abnégation de toute autre jouissance, elle semblait ne plus considérer toutes les choses de ce monde que dans leurs rapports avec sa fille. Les louanges qu'on avait coutume de lui adresser à elle-même lui paraissaient un larcin fait à cet objet chéri; et dès lors, pour lui plaire, ce fut pour sa fille, et non pour elle, que les poëtes ses amis composèrent des vers. Ménage adressa à mademoiselle de Sévigné un madrigal en italien, langue qu'elle comprenait déjà très-bien61. Le bon la Fontaine lui dédia une de ses plus jolies fables, celle du Lion amoureux.

Sévigné, de qui les attraits

Servent aux Grâces de modèle,

Et qui naquîtes toute belle,

A votre indifférence près,

Pourriez-vous être favorable

Aux jeux innocents d'une fable,

Et voir sans vous épouvanter

Un lion qu'Amour sut dompter.

Amour est un étrange maître:

Heureux qui ne peut le connaître

Que par récit, lui ni ses coups!

Quand on en parle devant vous,

Si la vérité vous offense,

La fable au moins peut se souffrir

Celle-ci prend bien l'assurance

De venir à vos pieds s'offrir

Par zèle et par reconnaissance62.


Saint-Pavin avait écrit une lettre en vers à mademoiselle de Sévigné avant qu'elle eût commencé à prendre son essor dans le monde; et cette petite pièce est empreinte d'une facilité qui nous engage à la transcrire tout entière.

A MADEMOISELLE DE SÉVIGNÉ

L'autre jour, chagrin de mon mal,

Me promenant sur mon cheval

Sur les bords des vertes prairies,

J'entretenais mes rêveries,

Quand j'aperçus votre moineau

Sur le haut d'un jeune arbrisseau.

Beaucoup moins gai que de coutume,

Il avait le bec dans la plume,

Comme un oiseau qui languissait

Loin de celle qu'il chérissait.

Je l'appelai comme on l'appelle:

Il vint à moi battant de l'aile;

Et, sur mon bras s'étant lancé,

Je le pris et le caressai;

Mais après, faisant le colère,

Je lui dis d'un ton bien sévère:

Apprenez-moi, petit fripon,

Ce qui vous fait quitter Manon.

«Ah! me dit-il en son langage,

Ma belle maîtresse, à son âge,

S'offense et ne peut trouver bon

Qu'on l'appelle encor de ce nom.

Je sais que vous l'avez connue;

Mais tout autre elle est devenue:

Son esprit, qui s'est élevé,

Plus que son corps est achevé;

Il est bien juste qu'on la traite

En fille déjà toute faite.

Elle entend tout à demi-mot,

Discerne l'habile du sot;

Et sa maman, seule attrapée,

La croit encor fille à poupée.

Tous les matins dans son miroir

Elle prend plaisir à se voir,

Et n'ignore pas la manière

De rendre une âme prisonnière;

Elle consulte ses attraits,

Sait déjà lancer mille traits

Dont on ne peut plus se défendre

Pour peu qu'on s'en laisse surprendre.

Depuis qu'elle est dans cette humeur,

Elle m'a banni de son cœur,

Et ne m'a pas cru davantage

Un oiseau digne de sa cage.

Désespéré, j'ai pris l'essor,

Résolu plutôt à la mort

Que voir une ingrate maîtresse

N'avoir pour moi soin ni tendresse.

Je sais que vous l'aimez aussi;

Gardez qu'elle vous traite ainsi;

Elle est finette, elle est accorte,

Et n'aime que de bonne sorte.»

Ce fut ainsi qu'il me parla,

Puis aussitôt il s'envola.63


Dans des stances que Saint-Pavin adressa à mademoiselle de Sévigné, qui doivent être postérieures à cette épître, il la raille sur son goût pour le reversis.

La jeune Iris n'a de souci

Que pour le jeu de reversi,

De son cœur il s'est rendu maître:

A voir tout le plaisir qu'elle a

Quand elle tient un quinola,

Heureux celui qui pourrait l'être!


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Son cœur devrait-il t'échapper,

Amour? Fais, pour la détromper,

Qu'elle ait d'autres amants en foule;

La belle au change gagnera64.


Ainsi que je l'ai dit dans une des précédentes parties de ces Mémoires, l'air froid, indifférent, dédaigneux même de mademoiselle de Sévigné, que sa mère, sa grande admiratrice, lui reproche doucement dans une de ses lettres, détruisait en partie l'effet produit par sa beauté. Sa conversation intéressait d'abord, parce qu'elle avait de l'esprit et du savoir; mais, comme rien ne partait du cœur, que rien n'y était suggéré, animé par ses impressions du moment, on s'en lassait bientôt. Il paraît que plus tard, et dans l'âge où l'on fait de sérieuses réflexions sur soi-même, elle reconnut elle-même ce qui lui avait toujours manqué pour faire, comme sa mère, les délices des sociétés où elle se trouvait; car elle écrit à celle-ci: «D'abord on me croit assez aimable, et quand on me connaît davantage on ne m'aime plus.» Sentence qui fait jeter les hauts cris à madame de Sévigné; mais la manière dont elle la combat65 prouve que madame de Grignan continuait à être ce qu'avait été mademoiselle de Sévigné. Par une ferme résolution, nous pouvons perfectionner notre nature, mais nous ne pouvons la changer; elle reste toujours la même malgré le blâme de notre raison; et il est plus facile de reconnaître en nous ce qui fait défaut que d'acquérir ce qui nous manque.

Cependant il était arrivé pour madame de Sévigné ce moment à la fois cruel et doux où une mère doit enfin consentir à confier à un mari les destinées de sa fille chérie, où elle doit se résoudre à n'être plus le seul et principal objet de ses affections, la confidente unique de ses pensées.

A l'époque dont nous parlons, madame de Sévigné était péniblement préoccupée de ce grand devoir de mère. Peu de partis se présentaient, du moins de ceux qui pouvaient être acceptés. Les preuves de cette assertion se trouvent dans les lettres mêmes de madame de Sévigné et dans celles de Bussy, qui, en bon parent, partageait à cet égard les sollicitudes de sa cousine: il l'entretenait souvent de mademoiselle de Sévigné, dont il admirait l'esprit et la beauté, et il la désignait presque toujours par ces mots: «La plus jolie fille de France.»

Lorsque mademoiselle de Brancas, liée avec mademoiselle de Sévigné, venait d'épouser (le 2 février 1667) Charles de Lorraine, prince d'Harcourt, Bussy écrivait à sa cousine: «Mademoiselle de Sévigné a raison de me faire ses amitiés: après vous, je n'estime et n'aime rien autant qu'elle. Je suis assuré qu'elle n'est pas si mal satisfaite de sa mauvaise fortune que moi; et sa vertu lui fera attendre sans impatience un établissement avantageux, que l'estime extraordinaire que j'ai pour elle me persuade être trop lent à venir.—Voilà de grandes paroles, madame; en un mot, je l'aime fort, et je trouve qu'elle devrait être plutôt princesse que mademoiselle de Brancas66

Un an plus tard, l'impatience de madame de Sévigné se trahit vivement par ces paroles contenues dans plusieurs réponses faites à Bussy: «La plus jolie fille de France vous fait ses compliments: ce nom paraît assez agréable; je suis pourtant lasse d'en faire les honneurs67

Bussy répond: «La plus jolie fille de France sait bien ce que je lui suis. Il me tarde autant qu'à vous qu'un autre vous aide à en faire les honneurs; c'est sur son sujet que je reconnais la bizarrerie du destin aussi bien que sur mes affaires68

Un mois après, madame de Sévigné écrit encore à Bussy: «La plus jolie fille de France est plus digne que jamais de votre estime et de votre amitié. Sa destinée est si difficile à comprendre que, pour moi, je m'y perds69

Je pense que le mot de cette énigme était parfaitement connu de madame de Sévigné et de Bussy, mais qu'ils ne voulaient pas se le dire mutuellement, parce qu'ils osaient à peine se l'avouer à eux-mêmes.

La froideur de mademoiselle de Sévigné pouvait bien, ainsi que je l'ai dit, l'empêcher d'inspirer de grandes passions; mais alors, plus qu'à toute autre époque, ce n'était pas l'amour qui faisait contracter les mariages, c'étaient l'ambition et l'intérêt; c'étaient surtout les espérances que l'on pouvait fonder sur la faveur du monarque. Or, mademoiselle de Sévigné appartenait à une famille frondeuse et janséniste, dans laquelle ne se trouvait aucun homme puissant qui fût intéressé à sa grandeur. Le choc des factions avait abattu la haute fortune de Retz; Bussy, que ses talents militaires auraient pu faire parvenir aux plus hautes dignités de l'État, était, par sa faute, depuis longtemps disgracié. Ainsi aucun des chefs de cette famille ne pouvait contribuer à l'élévation de celui qui aurait contracté alliance avec elle; et cependant madame de Sévigné pensait que la beauté et la riche dot de sa fille lui donnaient le droit de n'accueillir pour elle que des propositions où le rang et la naissance se trouvaient en parfaite convenance avec ce qu'elle croyait avoir droit d'exiger; et comme elle portait naturellement ses prétentions au niveau de l'admiration qu'elle avait pour sa fille, peu de partis lui convenaient: ceux qui auraient pu la flatter, par les raisons que je viens d'exposer, ne se présentaient pas.

Il s'en offrit pourtant plusieurs qui semblaient réunir toutes les conditions propres à être agréés, et les lettres de madame de Sévigné nous en font connaître deux: l'un, le duc de Caderousse, dont nous avons parlé, qui épousa mademoiselle de Guénégaud70; l'autre, Charles de Mérinville, fis de François Desmoutiers, comte de Mérinville, chevalier des ordres du roi et alors lieutenant général de Provence. Le comte de Mérinville se trouvait à Paris en 1667, absent de son gouvernement; et il profita de cette occasion pour présenter son fils chez madame de Sévigné et lui demander sa fille en mariage71. Cette proposition parut satisfaire madame de Sévigné, et l'union fut sur le point de se conclure. Le jeune homme était de l'âge de mademoiselle de Sévigné, mais il lui plaisait peu; et madame de Sévigné fit naître tant d'incidents par la crainte qu'elle avait d'arriver à une conclusion que les négociations commencées se rompirent72. Ce ne fut que plus tard, ainsi que nous le dirons, que M. le comte de Grignan, beaucoup plus âgé que Mérinville et deux fois veuf, fut agréé par la mère et par la fille73.

Mais avant et dès le temps où elle s'était résolue à établir sa fille, madame de Sévigné avait songé à faire des économies. C'est pour y parvenir que, dans l'automne de l'année 1666, elle se rendit à sa maison des Rochers, et qu'elle se résolut à y prolonger son séjour pendant tout l'hiver74. Ce fut là un grand sujet de contrariété et d'ennui pour ses amis de Paris et pour toutes les sociétés qu'elle animait par sa gaieté et par son esprit. Saint-Pavin se rendit leur organe, et lui adressa en Bretagne une lettre en vers, pour lui exprimer le désir que l'on avait de la voir revenir dans la capitale.

Paris vous demande justice;

Vous l'avez quitté par caprice.

A quoi bon de tant façonner,

Marquise? il y faut retourner.

L'hiver approche, et la campagne,

Mais surtout celle de Bretagne,

N'est pas un aimable séjour

Pour une dame de la cour.

Qui vous retient? Est-ce paresse?

Est-ce chagrin? est-ce finesse?

Ou plutôt quelque métayer

Devenu trop lent à payer?

De vous revoir on meurt d'envie;

On languit ici, on s'ennuie;

Et les Plaisirs, déconcertés,

Vous y cherchent de tous côtés.

Votre absence les désespère;

Sans vous ils n'oseraient nous plaire.

Si vous étiez ici demain,

La cour quitterait Saint-Germain;

Et les Jeux, les Ris et les Grâces,

Qui marchent toujours sur vos traces,

Y rendraient l'Amour désormais

Plus galant qu'il ne fut jamais.


Après nous avoir appris, par des contre-vérités sur mademoiselle de Sévigné, qu'elle s'appliquait avec succès à l'étude de l'espagnol et de l'italien, Saint-Pavin continue ainsi:

Il faut quitter ce badinage.

Votre fille est le seul ouvrage

Que la nature ait achevé:

Dans les autres elle a rêvé.

Aussi la terre est trop petite

Pour y trouver qui la mérite;

Et la belle, qui le sait bien,

Méprise tout et ne veut rien.

C'est assez pour cet ordinaire,

Et trop peut-être pour vous plaire;

S'il est vrai, gardez le secret,

Et donnez ma lettre à Loret:

Je crois qu'en Bretagne on ignore

S'il est mort ou s'il vit encore75.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . Songez à partir.

La réponse la plus touchante

Ne pourrait payer mon attente;

Tout le plaisir est à se voir.

Les sens se peuvent émouvoir:

Tel est vieux et n'ose paraître

Qui, vous voyant, ne croit plus l'être76.


La cour, ainsi que le dit Saint-Pavin, avait résidé à Saint-Germain durant l'hiver que madame de Sévigné passa en Bretagne; mais quoique les divertissements n'y eussent pas été aussi brillants que ceux des années précédentes, cependant ils ne furent que peu de temps suspendus par la mort de la reine mère. Benserade composa pour l'hiver de 1666 le Ballet des Muses, dans lequel le roi dansa avec MADAME, mademoiselle de la Vallière, madame de Montespan et d'autres beautés. Ce fut à cette occasion que Molière rima son insipide pastorale de Mélicerte, qu'il se repentit d'avoir écrite et qu'il remplaça depuis par la jolie pièce du Sicilien ou l'Amour peintre77.

Madame de Sévigné profita de son séjour aux Rochers pour agrandir et embellir sa demeure sans nuire à ses projets d'économie. «J'ai fait planter, écrivait-elle à Bussy, une infinité de petits arbres et un labyrinthe d'où l'on ne sortira pas sans le fil d'Ariane; j'ai encore acheté plusieurs terres, à qui j'ai dit, selon la manière accoutumée: Je vous fais parc. De sorte que j'ai étendu mes promenoirs sans qu'il m'en ait coûté beaucoup78

Madame de Sévigné ne revint à Paris qu'au printemps suivant, vers la fin du mois de mai79. Louis XIV était alors à Compiègne; mais il partit bientôt pour aller rejoindre son armée, et commencer enfin cette grande lutte contre l'Espagne à laquelle il se préparait depuis longtemps: vaste scène qui s'ouvrait pour l'Europe entière, et qui, après de sanglants combats, se termina par la conquête de la Flandre et celle de la Franche-Comté80. Ainsi fut constitué ce beau royaume de France en une masse compacte et formidable, restée intacte malgré les désastres de la fin de ce glorieux règne, malgré la corruption et la mollesse des deux règnes suivants, malgré les affreuses convulsions de l'anarchie et la délirante ambition du génie des batailles.

Tandis que Louis XIV, à Versailles, à Saint-Germain, aux Tuileries ou dans les camps, ne semblait s'occuper que de plaisirs, de politique et de guerre, toutes les réformes, toutes les institutions, tous les établissements qui devaient accroître les richesses et la prospérité de la France s'exécutaient comme il les avait déterminés dans son conseil. Quand, pour donner plus d'activité au commerce, il créa, en 1665, la compagnie des Indes occidentales, les commerçants qui devaient la composer furent assemblés au Louvre, sous la présidence de Colbert; et le roi parut en personne au milieu d'eux, pour les exhorter à se livrer avec toute sécurité à leurs opérations commerciales et pour leur donner l'assurance que ses vaisseaux les protégeraient jusqu'aux extrémités de l'univers81. C'est dans cette année 1667, si mémorable par tant de succès guerriers82, de traités et de négociations importantes83, que furent promulguées ces belles ordonnances pour l'administration de la justice, admirées des jurisconsultes, et qu'on avait surnommées le Code Louis84; que fut instituée l'Académie des sciences; que fut établie à Rome une Académie des beaux-arts; qu'on jeta les fondements de ce séjour de tant de savantes et impérissables découvertes, l'Observatoire de Paris; que furent commencés les travaux du canal qui devait joindre l'Océan à la Méditerranée; qu'enfin des prix furent distribués aux peintres, aux artistes; des récompenses données aux savants étrangers, afin de rattacher au drapeau de la France les talents les plus éminents, les plus hautes capacités85.

Le roi, en s'exposant plus qu'il n'était nécessaire, donna des preuves de bravoure personnelle86; mais cependant ses ennemis étaient si mal préparés à se défendre, ses succès furent si rapides que, si on excepte le siége de Lille, cette campagne ressembla plus à une marche triomphale qu'à une lutte guerrière87.

Louis XIV conduisait avec lui la jeune reine; il la montrait aux peuples soumis comme leur légitime souveraine; car c'était pour soutenir les droits de sa femme à la souveraineté de ces contrées et à la succession d'Espagne, à laquelle cependant on avait renoncé par le traité des Pyrénées, qu'il entreprenait cette guerre88. Une riante et gracieuse escorte de jeunes et belles femmes accompagnait Louis dans ses conquêtes. Partout, après les combats, des fêtes étaient préparées, spontanément offertes, ou commandées sous la tente et sur les champs de bataille: au milieu des dangers de la mort, incessamment bravés pour la patrie, la volupté semblait acquérir quelque chose de grand et de martial, qui désarmait la censure des esprits sévères.

Le jeune roi donnait, sous ce rapport, à ses peuples, un exemple fatal, dont sa cour était fortement préoccupée. La mort de la reine mère avait achevé d'ôter à Louis XIV le peu de contrainte qu'il s'était imposée par égard pour elle. La femme si douce et si tendre qui ne voyait dans le roi qu'un amant, qui aurait voulu ensevelir dans l'ombre le secret d'une liaison coupable, celle dont le cœur, avant d'être touché par l'amour de Dieu, ne palpita jamais que pour un seul homme, fut condamnée à porter le titre de duchesse, à laisser légitimer par lettres patentes sa honte et ses dignités, à subir l'ennui d'un nombreux cortége, à dévoiler le mystère de ses accouchements, à voir ses deux enfants ravis dès leur naissance à sa tendresse maternelle, et, sous les noms de comte de Vermandois et de mademoiselle de Blois, reconnus, par actes publics, comme les honorés rejetons d'un royal adultère89.

Ce ne furent pas là encore ses plus grandes afflictions. Lorsque Louis XIV augmentait, par des faveurs qu'elle eût voulu repousser, les remords de la Vallière, il froissait son cœur par de fréquentes infidélités, indices certains de l'affaiblissement de son amour. Une de ces liaisons passagères, qui eut lieu avec la princesse de Monaco, fille du duc de Gramont, acquit plus de publicité que toutes les autres, parce qu'elle occasionna la disgrâce du duc de Lauzun, amant favorisé de la princesse avant le roi. Lauzun fut mis à la Bastille, non-seulement pour n'avoir pas voulu un grade supérieur qui l'éloignait de la cour, mais pour avoir forcé sa perfide maîtresse à recevoir un soir les tendres protestations du roi à travers le trou d'une serrure dont Lauzun avait su dérober la clef. Louis XIV pardonna à Lauzun cette audacieuse espièglerie, parce que le goût qu'il avait pour celle qui en avait été l'objet se passa promptement90.

Mais une autre femme, réputée belle entre les belles, d'un caractère haut et fier, mariée à un homme plein d'honneur, respectée par la médisance, même à la cour, toucha vivement le cœur de Louis XIV. C'était madame de Montespan, qui, par son esprit caustique, ses saillies, ses bons mots, son talent de narrer avec gaieté, s'était fait aimer de la reine et de madame de la Vallière. Celle-ci devina avant tout le monde (l'instinct de l'amour est le plus vif de tous) qu'elle était trahie, et que madame de Montespan allait être pour elle la cause du plus grand des malheurs, celui d'être obligée de se séparer d'un amant pour lequel l'ardeur de sa passion n'avait cessé de s'accroître. Ce secret fut divulgué à la cour durant cette campagne, et il ouvrait une nouvelle carrière aux intrigues qui s'agitaient sans cesse autour de ce monarque, dès son début couronné par la victoire, et déjà, si jeune, flatté par la renommée91. La cour se tenait à Compiègne, afin de se trouver plus rapprochée des opérations de la guerre; et lorsqu'elles étaient suspendues, Louis XIV se hâtait de retourner à Compiègne, où l'attiraient les enchantements de sa nouvelle passion.

61

ÆGIDII MENAGII Poemata, octava edit.; Amstel., 1667, in-12, p. 337, ou 5e édit., 1668, p. 279.

62

LA FONTAINE, Fables, liv. IV, fable I, édit. 1668, in-4o, p. 145; t. II, p. 3 de l'édit. 1668, in-12.—Cette fable commence le volume dans cette édition, et ce second volume (dans le seul exemplaire de ce format que j'aie encore rencontré) porte la date de 1668, tandis que le premier volume a celle de 1669: celle-ci est la vraie date, l'édition in-4o ayant précédé l'autre. La date des éditions où parut pour la première fois cette fable n'est pas indifférente à notre objet.

63

SAINT-PAVIN, dans l'édition des Lettres de SÉVIGNÉ, par M. MONMERQUÉ, 1820, in-8o, t. I; Choix de Poésies, p. VII et VIII.

64

Ibid., t. I, p. VIII.

65

Madame DE SÉVIGNÉ, Lettre en date du 22 septembre 1680, t. VI, p. 469, édit. de Monmerqué.

66

BUSSY, Lettre à madame de Sévigné, en date du 23 mai 1667, dans les Lettres de SÉVIGNÉ, édit. de M., t. I, p. 11; t. I, p. 162, édit. de G.

67

SÉVIGNÉ, Lettre en date du 26 juillet 1668, t. I, p. 189, dans l'édition de G. de S.-G.; t. I, p. 133, édit. de Monmerqué.

68

Lettre de BUSSY à madame de Sévigné, en date du 29 juillet 1668, dans les Lettres de SÉVIGNÉ, t. I, p. 141, éd. de M.; t. I, p. 198, éd. de G.

69

SÉVIGNÉ, Lettre en date du 28 août 1668, t. I, p. 148, édit. de Monmerqué; t. I, p. 207, édit. de G. de S.-G.

70

SÉVIGNÉ, Lettre en date des 1er août 1667 et 9 août 1671, t. I, p. 117; et t. II, p. 149, édit. de Monmerqué.—Mémoires de COULANGES, p. 391.

71

PAPON, Histoire générale de Provence, in-4o, t. IV, p. 819. Sur les exploits de Mérinville le père à la guerre, conférez LORET, Gazette, année 1656, liv. VII, p. 36.

72

SÉVIGNÉ, Lettres (9 août 1671), t. II, p. 149, édit. de Monmerqué.—PAPON, Histoire générale de Provence, t. IV, p. 819.

73

SÉVIGNÉ, Lettres, t. I, p. 86 et 106; t. III, p. 418, édit. de Monmerqué.—SAINT-SIMON, Mémoires, t. XII, p. 59.

74

SÉVIGNÉ, Lettres en date du 21 novembre 1666 et du 20 mai 1667, t. I, p. 109 et 111, édit. de M.; t. I, p. 154 et 156, édit. de G.

75

Loret était mort depuis peu de temps. Dans sa dernière gazette, qui est du 28 mars 1665, il expose ses infirmités, et dit presque adieu à ses lecteurs. Voyez la Muse historique, liv. XVI, p. 51 et 52.

76

Recueil des plus belles Poésies des poëtes françois; Paris, chez Claude Barbin, 1692, in-12, p. 325-328.—Poésies de SAINT-PAVIN; chez Leprieur, 1759, in-12, p. 62-71.—SÉVIGNÉ, Lettres, t. I; Choix de Poésies, p. III, édition de Monmerqué.

77

Ballet royal des Muses, dansé par Sa Majesté en 1666, dans les Œuvres de BENSERADE, t. II, p. 357.—Mélicerte, comédie pastorale héroïque, par J.-B. P. DE MOLIÈRE, représentée pour la première fois à Saint-Germain en Laye, pour le Roy, au ballet des Muses, en décembre 1666, par la troupe du Roy; dans les Œuvres posthumes de monsieur DE MOLIÈRE; chez Denis Thierry, 1682, in-12, imprimées pour la première fois, t. VII des Œuvres, p. 229.

78

SÉVIGNÉ, Lettre en date du 20 mai 1667, t. I, p. 113, édit. de Monmerqué, et p. 156 de l'édit. de G. de S.-G.

79

Louis XIV partit de Paris le 16 mai, et alla coucher à Champlâtreux. Conférez DALLICOURT, Campagne royale, p. 4.

80

BUSSY, Lettres, t. III, p. 29 et 30.—Sur les causes ou les prétextes de cette guerre, conférez Dialogues sur les droits de La Reyne très-chrétienne; Paris, de l'imprimerie d'Antoine Vitré, 1667, in-12 (23 pages). Ce fut Louis XIV qui fit composer et répandre ce petit écrit; il est avoué par lui dans l'avertissement. La permission d'imprimer est du 10 mai 1667. Grimoard, dans les Œuvres de LOUIS XIV, t. III, p. 37, parle d'un Traité des droits de la Reyne, dont il y eut trois éditions. Est-ce le même écrit que le Dialogue?—Cf. MIGNET, Négociations relatives à la succession d'Espagne, 1835, in-4o, t. I, p. 177-297, 391-495.

81

LORET, Muse historique, lettre 13, du 28 mars 1665, livre XVI, p. 50.

82

RAMSAY, Hist. du vicomte de Turenne, édit. in-12, t. II, p. 141-144.

83

MONGLAT, Mémoires, t. LI, p. 139-142.

84

Le président HÉNAULT, Abrégé chronologique, année 1667, t. III, p. 864, édit. W.—BUSSY, Hist. de Louis XIV, 159-166.

85

LOUIS XIV, Œuvres, t. II, p. 267-272.—BUSSY, Lettres, t. V, p. 35.—LÉPICIÉ, Vies des peintres du Roi, p. 46.—ECKARD, États au vrai de toutes les sommes employées par Louis XIV, chap. XVI, p. 59.—Recueil de la Société des bibliophiles, 1826, 1 vol. in-8o. Gratifications faites par Louis XIV aux savants et aux hommes de lettres depuis 1664 jusqu'en 1679 (102 pages).

86

MONGLAT, Mémoires, t. LI, p. 141 et 142.

87

LOUIS XIV, Mémoires historiques et Instructions au Dauphin, dans les Œuvres, t. II, p. 328.—P. DALICOURT, la Campagne royale ès années 1667 et 1668; Paris, chez la veuve Gervais, 1668, in-12, p. 77-131.

88

MONGLAT, Mém., p. 51-146.—LOUIS XIV, Mém. historiques, t. II, p. 304, 306, 307.

89

DREUX DU RADIER, Mémoires historiques et critiques des reines et régentes de France, t. VI, p. 416 et 417. Les lettres patentes qui créent la terre de Vaujour et la baronnie de Saint-Christophe en duché-pairie sont du mois de mai 1671, datées de Saint-Germain en Laye.

90

BUSSY, Supplément aux Mémoires, t. I, p. 59.—IDEM, Lettres, t. V, p. 37 (Lettre de BENSERADE à Bussy, en date du 15 septembre 1667).—IDEM, t. III, p. 148 et 149 (Lettre de BUSSY, en date du 10 août 1669, à madame D…) (de Montmorency), (L***, à la fin de la page 148, est Lauzun).—LA FARE, Mémoires, t. LXV, p. 105.—LA BEAUMELLE, dans les Mémoires de Maintenon, t. I, p. 69.

91

LA FARE, Mémoires, t. LXV, p. 165.—MONTPENSIER, Mémoires, t. XLIII, p. 107, 109, 112, 115, 119, 120.—CHOISY, Mémoires, t. LXIII, p. 397-403.

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 3

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