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Table des matières

Poussin arriva à Rome au commencement de l’année 1624. Il y fut reçu par le cavalier Marin, qui, avant son départ pour Naples, où il devait mourir, lui ouvrit les trésors du palais Barberini: mais il parait que cette protection ne lui fut d’aucune utilité pécuniaire. Il resta pendant longtemps très-pauvre. «se passant.» dit Félibien. «de peu de chose pour sa nourriture et pour son entretien.» Sa peinture trouva si peu d’accueil parmi les amateurs de Rome éblouis par la manière lâchée et le pinceau brillant du Guide, qu’il fut réduit à donner pour 8 livres un tableau représentant un prophète. et pour 60 écus la Peste des Philistins, qui, plus tard, fut vendue 1.000 écus au cardinal de Richelieu. Il était logé avec le sculpteur Duquesnoi, aussi pauvre que lui pour le moins. Il l’aidait à modeler des figurines d’après l’antique . et c’est avec lui qu’il mesura quelques-unes des plus célèbres statues de Rome, et, en particulier, l’Antinoüs. Bellori assure avoir vu le travail original de Poussin, et nous en a conservé un trait, Il n’est pas douteux que ces travaux de sculpture eurent une grande influence sur sa manière, et contribuèrent à donner à ses figures cette sécheresse de contours et ce caractère abstrait des formes que ses détracteurs lui ont reprochés. Il faut observer encore que Poussin, frappé de l’admirable perfection de l’antique et ne remarquant pas assez que les conditions de la sculpture ne sont pas celles de la peinture, n’a presque jamais peint d’après le nu. En se promenant dans les vignes voisines de Rome et dans les campagnes, il dessinait les statues qui s’y trouvaient en grand nombre et jusqu’aux moindres fragments antiques; d’une autre part, il notait avec le plus grand soin les gestes et les attitudes des gens qu’il rencontrait. Quoique nous n’en ayons aucune preuve positive, il nous paraît probable que Poussin travaillait surtout de pratique, qu’il appliquait, pour ainsi dire, les gestes et les poses des personnages qu’il avait remarqués au souvenir des statues pris comme fond de son travail. Il est résulté de cette habitude que plusieurs de ses tableaux ont quelque chose de mal accordé, comme si les gestes et les expressions avaient été ajoutés après coup aux personnages. Il faut attribuer à la même cause l’absence fréquente de la partie agréable, de cette fleur de la beauté, à laquelle on ne doit pas donner trop d’importance, mais qu’il ne faut pas négliger outre mesure et sans nécessité. Hâtons-nous d’ajouter que Poussin était bien loin de se borner à étudier l’antique et à collectionner des traits, des attitudes, des gestes. Il avait fait copier par son beau-frère Jean Dughet une partie du Traité de perspective du Père Matteo Zoccolini, maître du Dominiquin, et de celui de Vittellione. Il s’était approprié ces deux ouvrages en y ajoutant sans doute de son propre fonds; il discourait même de la perspective scientifique avec une si grande supériorité, que ses amis crurent pendant longtemps qu’il avait écrit un ouvrage sur cette matière, et qu’il fallut une lettre très-positive de Dughet pour les dissuader Il avait étudié l’anatomie avec Nicolas Larche et sur les figures de Vésale; la peinture théorique dans les livres d’Albert Dürer, d’Alberti et de Léonard de Vinci. Enfin, ses tableaux montrent quelle étude profonde et suivie il dut faire des poëtes et de la Bible.

C’était à cette époque un esprit mûri et développé par des travaux de toute sorte, profond, clair et sensé, un véritable esprit français, dans la bonne acception du mot, comme on le dirait de Descartes ou de Corneille, moins analyste que le premier, moins tendu et outré que le second, qui garda pendant soixante-douze ans l’enthousiasme de l’art, ce qui lui permettait de dire tout à la fin de sa vie: «En vieillissant, je me sens toujours plus enflammé du désir de me surpasser et d’atteindre la plus haute perfection.»

Au commencement du séjour de Poussin à Rome, deux peintres agirent particulièrement sur lui: Titien et le Dominiquin. Il allait souvent voir à la villa Ludovisi un tableau du premier de ces maîtres, représentant des jeux d’enfants. Ses ouvrages de cette époque témoignent très-vivement de l’influence du coloriste vénitien. Nous ne ferons que rappeler deux admirables Bacchanales de la galerie nationale de Londres, qui peuvent compter parmi les plus parfaits ouvrages de Poussin. Ces tableaux datent certainement du premier séjour que Poussin fit à Rome, où peut-être même de son voyage à Florence. Ils portent, dans tous les cas, la trace bien évidente de l’influence que les Vénitiens exercèrent sur lui. Cette influence est bien plus manifeste encore dans un tableau conservé à la galerie Colonna, représentant une scène du Décameron, et que l’on prendrait pour un Tintoret, si l’on ne considérait que la transparence brillante de la couleur, la richesse de la pâte, la vigueur et la solidité du clair-obscur. Craignant, toutefois, que cette préoccupation trop exclusive de la couleur ne nuisît à la sévérité de son dessin, le peintre français se mit bientôt à étudier le Dominiquin. La force des expressions, la vérité du dessin, le mérite de composition, qui distinguent plusieurs des ouvrages du Dominiquin, l’avaient vivement frappé, et il alla jusqu’à proclamer la Communion de saint Jérôme, non pas le chef-d’œuvre de la peinture, comme on l’a avancé, mais l’un des trois plus beaux tableaux qui fussent à Rome à cette époque. Les deux autres étaient la Transfiguration de Raphaël et la Descente de Croix de Daniel de Volterre.

Il y avait dans l’église de Saint-Grégoire deux tableaux, représentant la Marche au supplice et la Flagellation de saint André. Le premier était du Guide, l’autre du Dominiquin. La foule des jeunes peintres étudiait ou copiait le premier. Poussin, presque seul, était au second. Le Dominiquin, méconnu, pauvre et mourant, ayant appris qu’un jeune homme copiait son tableau et déclarait nettement qu’il le préférait à celui de son rival, se fit transporter dans l’église. Poussin le croyait mort, et, le prenant pour un étranger, se mit à lui détailler avec feu les beautés de sa propre œuvre. Le Dominiquin embrassa cet ami inconnu qui venait de le venger de l’injustice de ses contemporains.

Une lettre sans date, adressée au chevalier del Pozzo, se rattache à ces premières années du séjour de Poussin à Rome; elle nous le montre encore pauvre et déjà attaqué de la maladie cruelle qui ne le quitta plus, «Je m’enhardis à vous écrire la présente, ne pouvant point venir vous saluer à cause d’une infirmité qui m’est survenue, pour vous supplier humblement de m’aider en quelque chose. Je suis malade la plupart du temps, et n’ai aucun autre revenu pour vivre que le travail de mes mains..... J’ai dessiné l’éléphant dont il m’a paru que votre seigneurie avoit envie, et je lui en fais présent. Il est monté par Annibal et armé à l’antique. Je pense tous les jours à vos dessins, et j’en aurai bientôt fini quelqu’un.»

Cette lettre doit être de 1628 ou de 1629 au plus tard, car Poussin demeura, depuis cette époque, chez son compatriote Dughet, et il était, par conséquent, à l’abri des plus dures atteintes de la misère. Il avait épousé, en 1629, une des filles de son hôte, nommée Anna-Maria, qui l’avait soigné avec dévouement pendant une maladie. Il avait employé sa dot à acheter une maison sur le mont Pincio, à côté de celle de Salvator Rosa, vis-à-vis de celle du Lorrain. C’est sans doute à cette époque qu’il faut placer le terme de sa longue et laborieuse jeunesse. Des travaux importants l’occuperont seuls désormais; mais il se passera bien des années avant qu’il ait forcé l’attention des Romains, blasés par leurs écoles bâtardes, et conquis l’universalité des suffrages qui devaient plus tard accueillir chacun de ses chefs-d’œuvre.

Il ne faudrait pas croire cependant que tous les tableaux qu’il fit de 1630 à 1642, époque de son voyage en France, soient de la même valeur et aient la même perfection. Ses compositions gracieuses de cette première période, malgré des qualités éminentes, sont loin, à bien des égards, de ses autres productions. Poussin n’a jamais connu cette beauté du visage qui coule du pinceau de Raphaël comme d’une source divine. Il est vrai qu’il rachetait ce défaut par tant de force, d’ampleur, de distinction dans les formes générales, de goût dans les attitudes et dans l’arrangement des draperies, qu’on oublie de remarquer cette absence fréquente de la grâce dans la beauté ; mais le défaut existe, et le temps qui a noirci ses tableaux plus que beaucoup d’autres, ne suffit pas à le laver de tout reproche à cet égard.

La Mort de Germanicus est le premier grand tableau qui fut commandé à Poussin. C’est aussi la première de ces compositions pathétiques dans lesquelles il excelle et que nous verrons reparaître sous une forme plus admirable encore dans l’Extrême-Onction et dans le Testament d’Eudamidas. La Prise de Jérusalem, le Frappement du Rocher, la première suite des Sacrements, peinte pour le chevalier del Pozzo, datent du premier séjour à Rome. Il faut y joindre deux œuvres de pleine maturité, la Manne et l’Enlèvement des Sabines. Poussin a surpassé ces deux tableaux, mais il n’a mis au même degré dans aucun autre des qualités de premier ordre et les défauts qu’on a coutume de lui reprocher.

Le tableau de la Manne ne présente pas une action principale qui attire vivement l’attention et à laquelle les épisodes soient franchement subordonnés. Ces épisodes forment le tableau véritable, c’est d’eux que ressort la pensée claire que le peintre a voulu exprimer. C’est ainsi que Poussin l’explique lui-même dans une lettre adressée à son ami Stella, et citée par Félibien: «J’ai trouvé, dit-il, une certaine distribution pour le tableau de M. de Chantelou, et certaines attitudes naturelles qui font voir dans le peuple juif la misère et la faim où il étoit réduit, et aussi la joie et l’allégresse où il se trouve, l’admiration dont il est touché, le respect et la révérence qu’il a pour son législateur, avec un mélange de femmes, d’enfants et d’hommes d’âges et de tempéraments différents, choses qui, comme je le crois, ne déplairont pas à ceux qui les sauront bien lire .» C’est bien cela. On voit clairement dans le tableau de la Manne, la misère de tout ce peuple, et aussi sa joie, sa reconnaissance, à la vue du miracle qui le sauve; mais pourquoi Moïse et Aaron sont-ils au second ou au troisième plan? pourquoi surtout des épisodes, admirablement traités d’ailleurs, forment-ils chacun un tableau complet, tellement qu’on pourrait les détacher sans en affaiblir la valeur propre et sans anéantir l’ouvrage lui-même? Si l’on considère avec quel soin les figures de Moïse et d’Aaron sont traitées, l’importance des personnages qui les entourent, on se convaincra facilement que c’est bien là, autour de Moïse, qu’est le tableau, et que la pensée du miracle est bien la grande pensée, la pensée poétique qui devait le dominer. Ce n’est que plus tard que l’analyse, le raisonnement, le travail de la réflexion ont refroidi le premier jet, interverti les rôles et fait une œuvre descriptive, et pour ainsi dire littéraire, d’une composition où devait dominer l’imagination. Une seule figure a échappé à cette transformation fâcheuse: c’est celle d’une jeune fille, à la droite du tableau, tendant sa robe à la manne qui tombedu ciel, dans un mouvement sublime de confiance et d’abandon. Il faut remarquer encore qu’une autre préoccupation inverse de la première se fait clairement apercevoir dans cette œuvre considérable. Malgré le soin que l’auteur a pris de diversifier les attitudes, les gestes, les expressions de ses personnages, on pourrait nommer les statues qui lui ont servi de modèles. Poussin est évidemment, dans ce beau tableau, hors, jusqu’à un certain point, de la voie véritable et naturelle de la peinture. L’Enlèvement des Sabines prêterait à des remarques semblables. Cependant cette scène tumultueuse est traitée avec une telle supériorité, que l’émotion domine tout autre sentiment. L’audace des attitudes, le mélange de férocité et d’amour qui éclate dans les traits de ces futurs maîtres du monde, font comprendre ce que Marini disait de Poussin au cardinal Barberini: Vedrete un giovane che a una furia di diavolo.

Un tableau dont aucun document n’atteste la date précise se rattache évidemment à cette époque de la vie du peintre. C’est l’Image de la Vie humaine, qui se trouvait dans la galerie Fesch, et qui est, grâce à la belle gravure de Morghen, présente à tous les souvenirs . Le Temps, sous les traits d’un vieillard assis et jouant de la lyre, fait danser quatre femmes qui représentent les quatre âges de la vie, ou, suivant d’autres, les quatre saisons de l’année: un enfant tenant un sablier est à ses pieds. Dans le ciel, sortant des nuages de l’horizon, paraît le Soleil, précédé de l’Aurore, suivi des Heures, qui semblent danser en volant. Nous ne voulons relever ni l’aplomb, la justesse de l’allégorie, ni la beauté et la distinction des figures, ni l’excellence du coloris, mais seulement ce personnage du Temps; qui découvre aux yeux tout un monde mystérieux et inconnu. Il rappelle certaines figures de Léonard de Vinci, que l’on trouve bizarres d’abord, ensuite sublimes. Il y a dans tout ce corps chétif et amaigri, dans ce visage à la fois débonnaire et railleur, sardonique et souriant, quelque chose qui laisse sous une angoisse singulière. C’est dans cette puissance de transporter la pensée bien au delà de l’image qu’il faut chercher le caractère poétique de Poussin. Cette puissance est d’ailleurs le trait fondamental, essentiel, pour ainsi dire unique, du peintre. Poussin est idéaliste toujours et dans tout, non pas qu’il se soit jamais imaginé de changer, de corriger, d’embellir la nature: l’idéal n’est point la réalité remaniée, transformée, arrangée au gré de l’imagination, mais la réalité vue jusqu’aux entrailles dans le moment sublime du génie. L’art fixe irrévocablement cette image qui, même pour l’artiste, ne brille que le temps d’un éclair. Grâce à lui, nous pouvons avoir ainsi continuellement sous les yeux ou dans la mémoire cette nature sans voiles que nos préoccupations, nos passions ou notre médiocrité nous empêchent souvent d’apercevoir.

Le tableau du Temps ne justifie guère les reproches qu’on a adressés à la couleur de Poussin. Cependant ces reproches existent; ils sont au moins en partie, mérités; mais nous voudrions limiter. distinguer, séparer le vrai du faux. Il est impossible d’admettre le blâme sous la forme absolue que quelques personnes lui donnent et qu’une étude superficielle légitime au premier abord. Ce mot de couleur est employé par les peintres pour exprimer tout ce qui n’est ni le dessin, ni la disposition, ni l’expression. Il est certain qu’adopté dans ce sens beaucoup trop large, ce mot prête à une foule d’équivoques, Il est vrai que Nicolas Poussin ne possède ni cet éclat dans les draperies, ni cette vérité, ni cette transparence des chairs, ces admirables qualités du clair-obscur et de la pâte qui donnent aux tableaux de Corrége, de Rubens ou de Paul Véronèse, tant de charme et de réalité ; mais il est faux qu’il n’eût pas, et à un haut degré, la plupart des qualités du coloriste. Ces qualités, dont le nombre est considérable, peuvent se ranger sous deux chefs qu’il suffira de nommer pour éclaircir la question:

1° La perspective, aérienne, qui s’exprime parle clair-obscur ou par la valeur relative des ombres. sans égard à la couleur elle-même;

2° La couleur proprement dite, qui consiste dans la valeur du ton jugé indépendamment de ce qui l’entoure.

La perspective aérienne, l’harmonie des tons entre eux, la dégradation et la subordination des ombres et des lumières, font si bien partie des qualités du coloriste, que nous disons tous les jours qu’une sépia, un dessin au bistre et même un dessin au crayon noir ont de la couleur, quoiqu’il n’y ait aucune nuance dans un dessin et qu’il ne se trouve dans la sépia ou dans le bistre qu’une gamme de valeurs relatives. Ces remarques n’atténuent pas les reproches légitimes que l’on fait à la couleur de Poussin; elles les renferment, nous le répétons, dans de justes limites, et, quant à la vivacité que quelques personnes mettent à discuter cette question, nous sommes bien loin de nous en plaindre. La couleur est l’organe propre de la peinture, et les autres arts, sculpture, poésie, musique, sont inhabiles à exprimer comme elle fait les plus intimes et les plus légères émanations de la vie. Le peintre a le pouvoir de saisir et de fixer, à l’aide de la couleur, ces altérations subites, témoins plus vrais de nos passions que l’expression des gestes ou de la physionomie, que nous changeons et faisons mentir à notre volonté. N’est-ce pas par son moyen qu’il donne aux yeux le feu de la colère, l’ardeur du désir, qu’il charge les paupières de langueur et de volupté, et qu’il trace autour des orbites ce cercle nuageux et bleuâtre, signe de la fatigue ou de la douleur? On ne peut assez remarquer son importance, et, bien loin de la ravaler, nous reprochons aux naturalistes de la compromettre en la réduisant à la ressemblance vulgaire et brutale. La couleur aussi, comme la composition, est idéalisée par le génie, et c’est cette idéalisation qui fait que nous nous souvenons des yeux, du front, des cheveux d’une femme de Corrége, de l’épaule d’une courtisane de Rubens, plus que de tous les dessins des Carrache ou de Jules Romain.

La réputation de Poussin fut lente à s’établir: On le regarda longtemps moins comme un peintre que comme un penseur. Il vivait très-retiré, et employait le temps que lui laissait la peinture à faire, dans les environs de Rome, de longues et solitaires promenades, pendant lesquelles il méditait ses tableaux. Ses biographes racontent qu’il allait souvent s’asseoir, le matin, avec Claude Lorrain, sur la terrasse de la Trinité-des-Monts, et qu’il passait des heures entières à discourir sur la peinture ou sur les antiquités. Il n’avait point d’élèves, il avait peu d’amis. Sans être misanthrope, il aimait la solitude, et s’était fait à cette vie de Rome, dont la monotonie et le calme convenaient à son caractère et à la nature de son génie. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il ait reçu avec une sorte d’effroi les premières offres qui lui furent faites d’aller à Paris. Il écrivait, le 15 janvier 1638, à M. de Chantelou, qui avait été chargé de faire les premières ouvertures:

«Pour la résolution que monseigneur de Noyers désire savoir de moi, il ne faut pas s’imaginer que je n’aie été en grandissime doute de ce que je dois répondre; car, après avoir demeuré l’espace de quinze ans entiers dans ce pays-ci, assez heureusement, mêmement m’y étant marié et étant dans l’espérance d’y mourir, j’avois conclu en moi-même de suivre le dire italien: Chi sta bene non si muove!»

Il ajoutait:

«J’ai été fortement ébranlé par une note de M. de Chantelou, mêmement je me suis résolu de suivre le parti que l’on m’offre, principalement parce que j’aurai par-delà meilleure commodité de vous servir, monsieur, vous à qui je serai toute ma vie étroitement obligé. Je vous supplie, s’il se présentoit la moindre difficulté à l’accomplissement de notre affaire, de la laisser à qui la désire plus que moi... Ce qui me fait promettre est en grande partie pour montrer que je suis obéissant; mais cependant, je mettrai ma vie et ma santé en compromis par la grande difficulté qu’il y a à voyager maintenant... Mais enfin je remettrai tout entre les mains de Dieu et entre les vôtres .»

On voit avec quelle peine Poussin se décida à venir en France. Il n’avait sans doute pas oublié les douze pénibles années qu’il avait passées à Paris, et il prévoyait probablement qu’on ne pouvait s’y soutenir et y garder son rang que par mille intrigues et la perte de tout repos; mais le roi était décidément las de Vouet: il nomma Poussin l’un de ses peintres ordinaires, et le pressa lui-même de venir occuper son poste dans une lettre que Félibien nous a conservée . Il était d’ailleurs difficile de résister aux instances de M. de Noyers et aux propositions précises et honorables qu’il faisait à Poussin. «Je vous fais écrire et je vous confirme par celle-ci, qui vous servira de première assurance de la promesse que l’on vous a faite, jusqu’à ce qu’à votre arrivée je vous mette en mains les brevets et les expéditions du roi. Je vous enverrai 1,000 écus pour les frais de votre voyage; je vous ferai donner 1,000 écus de gages pour chacun an, un logement commode dans la maison du roi, soit au Louvre, à Paris, soit à Fontainebleau, à votre choix; je vous le ferai meubler honnêtement pour la première fois que vous y logerez, si vous voulez, cela étant à votre choix. Je vous confirme que vous ne peindrez point en plafond ni en voûte, et que vous ne serez engagé que cinq années, ainsi que vous le désirez, bien que j’espère que, lorsque vous aurez respiré l’air de la patrie, difficilement la quitterez-vous.»

Poussin écrivit à M. Lemoine qu’il acceptait toutes ces conditions; mais on voit percer dans cette réponse de la tristesse et comme un pressentiment des ennuis qui l’attendaient à Paris. «Quand j’ai eu pensé au choix que me donne ledit M. de Noyers d’habiter à Fontainebleau ou à Paris, j’ai choisi la demeure de la ville et non pas celle des champs, où je vivrois déconsolé. C’est pourquoi vous prierez de ma part notre dit seigneur qu’il lui plaise de me faire ordonner quelque pauvre trou, pourvu que je sois auprès de vous.» Malgré ces détails, qui marquent une intention bien arrêtée de se rendre à Paris, Poussin semble hésiter encore. Tantôt c’est le tableau de la Manne qui n’est pas achevé, tantôt d’autres ouvrages commencés pour «des personnes de considération avec qui il veut en sortir honnêtement, » tantôt «son misérable mal qui n’est pas guéri, et qui le forcera de retomber entre les mains des bourreaux de chirurgiens.» Il craint d’avoir fait «une grande folie en abandonnant la paix et la douceur de sa petite maison pour des choses imaginaires.» Enfin, il semble renoncer tout à fait à son projet, et il écrit à MM. de Noyers et de Chantelou pour se dégager; mais M. de Chantelou s’était trop avancé pour ne pas aller jusqu’ au bout: il vint à Rome dans le courant de l’année 1640, et en ramena Poussin presque de force. Poussin laissa sa femme à Rome; il prétexta le désir qu’il avait de lui éviter les fatigues d’un emménagement. Il est possible qu’il prévît que son séjour ne serait pas long. Il ne put cependant se décider à partir seul, et emmena son beau-frère Dughet.

Études sur les beaux-arts en France

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