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IV
ОглавлениеLa valeur de Poussin comme paysagiste n’a jamais été contestée. Nous n’avons donc pas à l’établir, mais à la définir et à l’expliquer. On dit assez généralement que le sentiment de la nature est né au XVIIIe siècle, avec Rousseau; mais on oublie que la littérature n’est pas l’organe unique de ce sentiment, qu’elle n’en est même pas l’organe naturel et principal, et qu’elle ne l’exprime qu’à l’aide de figures très-hardies, qui ne lui appartiennent pas en propre, et qu’elle emprunte aux souvenirs de la peinture. Ce qui est vrai, c’est que ce sentiment profond de la nature, qui la tient pour une réalité ne tirant sa signification que d’elle-même, est tout moderne. La peinture le doit à Poussin, la littérature à Rousseau.
Les Grecs mêmes, qui, en fait de beauté, ont tout connu, sont restés presque étrangers à ce sentiment, et, si on voulait en trouver l’origine antique, il faudrait la chercher dans l’Inde plutôt que dans la Grèce Le panthéisme revêt la nature de toute la valeur qu’elle ôte aux individus; l’homme se dépouille volontiers pour enrichir cette mère qu’il adore; il s’abîme dans la contemplation en attendant qu’il s’anéantisse dans la substance de cette divinité superbe et terrible. L’anthropomorphisme grec, au contraire, appauvrit plutôt la nature pour en enrichir l’homme. La Grèce, idolâtre de la beauté, ne prend qu’une chose dans la nature, la plus belle, la forme humaine; elle la divinise et laisse tomber le reste. comme un lange désormais inutile à son enfant devenu dieu. Il faut ajouter cependant que, si cet amour passionné de la nature qui caractérise les siècles modernes ne se retrouve pas chez les Grecs anciens, il n’est pas non plus absolument étranger à ces admirables organisations. Platon et les poëtes en fourniraient de nombreux exemples, et il est impossible de lire le chœur d Œdipe à Colone: «Étranger, te voici dans le séjour le plus délicieux de l’Attique, etc.,» ou le commencement de Phèdre. sans se sentir transporté dans la sphère poétique et désintéressée dont nous parlons.
Il est une autre manière d’admirer ou d’aimer la nature, beaucoup plus commune, beaucoup plus accessible au grand nombre, dont nous ne nions nullement la légitimité, mais que nous séparerons nettement de la première. A côté, au-dessous de ce sentiment profond, passionné, peu soucieux de conduire au plaisir, religieux puisqu’il n’a rien d’égoïste, s’en trouve un autre préoccupé avant tout de volupté ou d’agrément. La nature sert à l’amour; là est son prix: Galathée s’enfuit sous les saules, et leur léger ombrage n’est qu’un voile irritant pour sa beauté. Cette muse facile qui s’endort au murmure des fontaines et couronne de roses brillantes sa coupe pleine de toutes les ivresses, cette muse inspire souvent Théocrite, Horace, Virgile. Elle a exercé un empire aussi puissant sur les peintres que sur les poëtes, et l’on pourrait suivre dans toutes les écoles cette trace voluptueuse qui a peut-être trouvé dans notre Watteau son représentant le plus distingué.
L’amour de la nature, tel que Poussin l’a connu et traduit, se distingue du panthéisme de l’Inde, aussi bien que du poétique matérialisme de la Grèce et de Rome. Son œuvre est sévère d’un bout à l’autre, et, quoiqu’il ait souvent représenté dans ses tableaux les scènes les plus libres de la mythologie et des poëtes anciens, la hauteur du style l’a toujours sauvé de la licence. Les personnages de ses paysages augmentent ordinairement le sentiment mélancolique que nous fait éprouver la nature. Cette nature, qui nous jette dans une douloureuse rêverie, est pleine de beauté, toujours jeune, toujours bienfaisante; mais elle est silencieuse, et la contemplation de ses merveilles, nous arrachant à notre vie fiévreuse et hâtée, au tourbillon qui nous aveugle et nous entraîne, remplit nos cœurs d’un sentiment mêlé d’angoisse et d’un bonheur délicieux. Il est possible que la vue de l’immortelle jeunesse de la nature, que nous comparons, sans en avoir conscience, à la durée fugitive de notre propre existence, soit l’une des causes de l’émotion qu’elle nous fait éprouver; il se peut aussi qu’elle possède des forces mal définies qui correspondent à des organes mystérieux de notre être; mais il est impossible d’expliquer par une cause uniquement physique, matérielle, brutale, l’impression poignante que font sur notre esprit certains paysages. N’est-ce pas ce sentiment qu’éprouvait Télémaque, et que Fénelon exprime dans de si éloquentes paroles? «Il se sentait ému et embrasé ; je ne sais quoi de divin semblait tondre son cœur au dedans de lui. Ce qu’il portait dans la partie la plus intime de lui-même le consumait secrètement; il ne pouvait ni le contenir. ni le supporter, ni résister à une si violente impression: c’était un sentiment vif et délicieux qui était mêlé d’un tourment capable d’arracher la vie.»
Les préoccupations graves de l’esprit de Poussin paraissent dans ses paroles comme dans ses tableaux. «Un jour, dit Félibien, qu’il se promenait dans la campagne de Rome avec un étranger, celui-ci lui demanda quelque antiquité pour garder en souvenir, Poussin se baissa, ramassa dans l’herbe une poignée de terre mêlée de morceaux de porphyre et de marbre, et, la lui donnant: Emportez cela, seigneur, pour votre cabinet, et dites: Voilà Rome ancienne.» C’est bien le même homme que nous avons vu s’écrier: «Nous n’avons rien à propre, mais tout à louage!» Il n’est pas sans intérêt de remarquer que chez Poussin, comme chez Rousseau, le sentiment de la nature se développe avec l’âge. La politique, l’histoire. les mœurs remplissent les premiers ouvrages de Rousseau. La nature ne parait pas. si nous ne nous trompons, avant la Nouvelle Héloïse. et elle y est subordonnée à la passion; mais on voit bientôt ce sentiment se développer et devenir le texte d’ouvrages admirables, les Confessions, les Lettres à M. de Malesherbes, les Rêveries d’un promeneur solitaire. Chez Poussin, la gradation est moins régulière. mais le chemin que fait son esprit est le même. D’abord la nature ne parait qu’au même titre que l’architecture: elle sert de fond, elle est le lieu de la scène, lieu quelquefois très-important, comme dans la Manne, les Jeunes Filles à la fontaine, le Baptême au désert, ou les Aveugles de Jéricho, mais toujours subordonnée. Plus tard, elle grandit jusqu’à balancer en importance les person nages. et enfin jusqu’à servir de thème propre à d’incomparables ouvrages.
Les principaux peintres italiens, qui furent presque tous, à des degrés divers, de grands paysagistes, ne se sont cependant servi de la nature que pour les fonds de leurs tableaux. Les quelques paysages qu’ils nous ont laissés peuvent passer pour des jeux de leurs pinceaux ou tout au moins pour des exceptions. Poussin, bien au contraire, est aussi grand paysagiste que grand peintre d’histoire. Il a même dans le paysage une supériorité plus éclatante, et il domine d’une telle hauteur tous ses rivaux, qu’il est impossible de les lui comparer.
Nous devons cependant remarquer qu’il tomba plus d’une fois dans une erreur de système et de raisonnement qui aurait pu être fatale a un autre que lui. Nous voulons parler de ces tableaux dans lesquels le paysage balance tellement l’action historique qu’il est difficile de démêler le sujet véritable. Il faut absolument que l’action domine d’une manière assez évidente pour que l’attention n’en soit pas distraite par le paysage, et que celui-ci ne serve que de lieu, de cadre, de théâtre à la scène; ou bien que le paysage l emporte tellement sur les personnages, que ceux-ci ne servent qu’à l’animer. Il est vrai qu’il peut se rencontrer qu’un fait propre à être représenté par la peinture se passe dans le plus beau lieu de la terre; il se peut encore que les personnages soient placés de telle manière qu’il faille pour ne pas fausser l’action, les repousser à une distance telle du spectateur, que celui-ci ait devant les yeux, un paysage dont l’importances balance celle du sujet. Mais alors, l’artiste doit se décider et sacrifier résolument le paysage à l’histoire, ou l’histoire au paysage. de manière à concentrer l’attention tout entière du spectateur sur son sujet véritable: l’art est le verre qui rassemble les rayons épars sur une partie précise de la beauté. Il éclaire un point particulier qui paraît alors dans tout son éclat.
Poussin fit après son retour de Home plusieurs de ces tableaux dans lesquels le paysage et l’histoire ont une importance à peu près égale. Quelques-uns de ses plus beaux ouvrages se trouvent même dans cette catégorie, et si les exceptions ne fortifiaient pas les règles au lieu de les compromettre. nous aurions tort de nous élever contre ce genre, car Poussin n’a probablement jamais surpassé le Moïse sauvé et les Bergers d’Arcaclie. Mais nous le demandons, est-ce sur le paysage ou sur l’action que doit se porter l’attention du spectateur dans les deux ouvrages dont nous parlons et surtout dans le beau tableau d’Euridice piquée par un serpent. Ici ce n’est plus une question d’importance, car les personnages sont traités avec un soin qui ne laisse aucun doute à cet égard, mais une question de grandeur. Orpthée, Eurydice, ses compagnes, sont écrasés par la dimension de la toile. Nous savons bien que cela ne fait rien perdre de sa valeur au paysage; que si l’on voulait considérer les personnages comme secondaires, on n’aurait plus qu’un chef-d’œuvre devant les yeux; mais une pareille abstraction est impossible, et, l’esprit ne sachant à quoi se fixer, éprouve une hésitation désagréable qui nuit a l’impression simple et forte que doit produire un ouvrage d’art.
Deux paysages également célèbres, que la littérature a loués d’autant plus qu’ils le méritent moins — Pyrame et Thysbé et l’Écho — nous paraissent aussi s’éloigner considérablement de la notion naturelle de la peinture. Le premier de ces tableaux représente un orage dont Poussin nous donne lui-même la description. «J’ai fait pour le chevalier del Pozzo, dit-il, un grand paysage dans lequel j’ai essayé de représenter une tempête sur terre, imitant le mieux que j’ai pu l’effet d’un vent impétueux, d’un air rempli d’obscurité, de pluie, d’éclairs, de foudres qui tombent en plusieurs endroits, non sans y faire du désordre. Toutes les figures qu’on y voit, jouent leurs personnages selon le temps qu’il fait: les uns fuient au travers de la poussière, et suivent le vent qui les emporte; d’autres, au contraire, vont contre le vent et marchent avec peine, mettant leurs mains devant leurs yeux. D’un côté un berger court et abandonne son troupeau, voyant un lion qui, après avoir mis à terre certains bouviers, en attaque d’autres dont les uns se défendent et les autres piquent leurs bœufs et tâchent de se sauver. Dans ce désordre la poussière s’élève en gros tourbillons; un chien assez éloigné aboie et se hérisse le poil sans oser approcher: sur le devant du tableau on voit Pyrame mort et étendu par terre, et auprès de lui Thysbé qui s’abandonne à sa douleur.»
Nous demandons maintenant: Qu’est-ce qui distingue un paysage vu par un temps d’orage du même paysage vu par un temps tranquille? deux choses: le mouvement et le bruit. Quant au mouvement, la peinture ne l’exprime que lorsqu’il satisfait à des conditions d’ampleur et de simplicité, produisant des effets jusqu’à un certain point durables, qui ne se rencontrent pas ici. Elle peut représenter les flots de la mer, dont l’agitation est nettement indiquée par la couleur de l’eau, par la forme et l’élévation des vagues, par des lignes simples qui dépendent absolument des arts du dessin; mais comment parviendra-t-elle à imiter la poussière, le tournoiement des feuilles arrachées, le mouvement irrégulier et continuel de celles qui sont sur les arbres? Quant au bruit, le trait caractéristique de l’orage, elle y doit complétement renoncer. Ce sujet appartient à la poésie, il fallait le lui laisser. L’onomatopée est à peine tolérable dans les vers; elle ne l’est pas dans les tableaux.
Dans l’Écho, ou Des effets de la peur, l’action, très-étendue et compliquée, n’a pour cause à la fois et pour lien qu’un son, c’est-à-dire de tous les phénomènes celui qui échappe le plus absolument à la peinture. Sur le premier plan, au bord d’une mare, dans l’ombre, on aperçoit le corps d’un homme qu’un serpent entoure de ses replis; son compagnon s’enfuit à toutes jambes, par le milieu des champs, en criant; ses cheveux sont hérissés, ses traits bouleversés, sa bouche ouverte. Une femme entend ses cris; elle se lève à demi, frappée d’une épouvante dont elle ne voit pas la cause; plus loin quelques personnages assis prennent leur repas et écoutent avec anxiété, mais dans une direction fausse, ces cris que l’écho leur renvoie. Des bateliers qui traversent le fleuve semblent encore sous l’empire d’une inexplicable émotion. De l’autre côté de l’eau, dans le fond du tableau, règne une paix profonde. La rive est dominée par des collines et des ruines. Des arbres élégants et tranquilles se réfléchissent dans le fleuve, quelques personnages se détachent dans leurs ombres foncées.
Nous n’irons certes pas jusqu’à contester l’inappréciable mérite de ce paysage. A force de génie et d’esprit, Poussin a su donner de l’évidence à son action; mais il n’en est pas moins vrai que cette voie est fausse; que la peinture n’est pas une science, mais un art; qu’elle est poétique et non dogmatique, et que si elle commence par donner des leçons de physique, elle pourra finir par en donner de philosophie et de théologie, comme l’école de Munich en présente dans ce moment un bien déplorable exemple.
Les paysages de Poussin sont très-nombreux. Cependant il faut regarder comme apocryphes un grand nombre de tableaux que l’on voit sous son nom dans les musées et dans les collections particulières. Les plus célèbres sont les Quatre Saisons, que le Louvre a le bonheur de posséder, et les huit grands paysages gravés en collection, parmi lesquels on trouve le Diogène, la Mort de Phocion, le Polyphème et l’admirable Campagne d’Athènes de la galerie nationale de Londres.
Les Saisons, dans les quatre tableaux qui portent ce nom, sont indiquées par des épisodes tirés de l’Ancien Testament: le Printemps par Adam et Ève dans le jardin d’Éden, l’Été par Ruth et Booz, l’Automne par les deux Hébreux emportant la grappe de raisin de la terre promise, enfin l’Hiver par le déluge. Ce tableau est une des conceptions les plus dramatiques que nous connaissions. Ce ciel obscur, ces rochers humides et verdâtres, ces eaux lourdes et troublées; les expressions de ces deux hommes sur le premier plan, qui se cramponnent l’un à une planche, l’autre à la tête d’un cheval; la désolation de cette mère qui tente un effort suprême pour sauver son enfant; les cris, les supplications de deux personnages dont le bateau chavire et qui vont périr, tous ces épisodes mettent devant les yeux des spectateurs cette scène terrible avec une effroyable réalité. L’Été est une charmante idylle. L’action n’est presque rien: quelques moissonneurs dans les blés; sur le premier plan, Booz permet à Ruth de glaner dans son champ; plus loin, quelques jeunes filles, aussi blondes que les épis qu’elles coupent; la vie et la gaîté d’un beau jour de moisson! Ce tableau a noirci, et il faut consulter, pour le bien juger, la belle gravure de Pesne. L’Automne est un des ouvrages les plus parfaits et les plus admirés de Poussin pour la grande ordonnance des plans, la simplicité des lignes. l’excellente qualité de la couleur. Nous lui préférons peut-être le paysage paisible et superbe du Printemps, à l’exception toutefois des personnages, qui ne nous paraissent pas très-heureux. Cette grande nature respire une paix, une fraîcheur, une innocence inexprimables .
Le Diogène du musée du Louvre ne le cède aux précédents ni par l’ampleur du dessin, ni par le choix des formes et le charme de l’arrangement; il les surpasse par une perspective, toujours admirable chez Poussin, mais véritablement merveilleuse dans ce dernier ouvrage. On peut voir aussi dans ce tableau avec quel soin Poussin traitait ses premiers plans et quelle consciencieuse attention il apportait jusque dans les moindres détails. Il répondit un jour à une personne qui lui demandait comment il était parvenu à cet étonnant degré de perfection: «Je n’ai rien négligé. » — «J’ai souvent admiré, dit Buonaventure d’Argonne, le soin qu’il prenait pour la perfection de son art. A l’âge où il était, je l’ai rencontré parmi les débris de l’ancienne Rome et quelquefois dans la campagne et sur les bords du Tibre, dessinant ce qu’il remarquait le plus à son goût. Je l’ai vu aussi qui ramassait des cailloux, de là mousse, des fleurs et d’autres objets semblables, qu’il voulait peindre exactement d’après nature.»
Si le fait de n’avoir point d’égal était le signe de la plus haute supériorité, le paysagiste dominerait, chez Poussin, le peintre d’histoire; car ni Titien (qui est si grand paysagiste quelquefois), ni les Hollandais, ni même Claude Lorrain, ne peuvent lui être sérieusement comparés; mais la question ne doit pas se poser ainsi. Le génie de Poussin peintre d’histoire a été traversé par des circonstances contraires que nous avons expliquées, et qui l’ont fait plus d’une fois dévier de la route véritable, qui était aussi sa pente naturelle. Le paysagiste n’a rien eu à combattre. Il avait sous les yeux une nature superbe, et il n’a rien reçu de son temps que les excellents exemples des grands maîtres du XVIe siècle italien. Quoi qu’il en soit, et comme paysagiste seulement, Poussin est encore, et nous craignons qu’il ne soit toujours, sans rivaux.